31. Evrard
Evrard revint courbaturé des champs. Il avait passé l'après-midi à labourer, semer et arracher des mauvaises herbes. Blaise, qui ne lui faisait pas vraiment confiance, n'avait cessé de le surveiller et de lui donner des ordres. Mais en l'observant manier le râteau ou la houe, il fut forcé de reconnaître que son nouvel assistant n'avait pas besoin d'être chaperonné.
— Fatigué, mon garçon ? lui demanda-t-il sur le chemin de la ferme.
— Fourbu.
— Ça veut dire que tu as bien travaillé. Tu mérites ton pain de ce soir !
Blaise lui donna une tape dans le dos qui se voulait affectueuse, mais qui manqua de le faire hurler de douleur.
Dans le champ, et à plusieurs reprises, Evrard avait dû s'arrêter en plein geste. Ses blessures n'étaient pas encore guéries et le meurtrissaient dans ses mouvements. Se baisser ou se relever devenait alors une véritable séance de torture.
Sentant le regard du paysan sur lui, le Chevalier se redressa et poursuivit son chemin d'une démarche assurée.
— Tu n'es pas un fermier, constata Blaise après quelques instants de silence. Pourtant, tu sais travailler la terre. T'as l'air d'être le genre d'homme à avoir fait tous les métiers du monde, ajouta-t-il en détaillant sa stature.
— Je m'adapte vite, grommela Evrard.
— D'où viens-tu ?
— De loin.
Il comptait rester évasif et Blaise s'accommoda de la réponse. Il devait avoir l'habitude de ne pas poser trop de questions à ceux qu'il hébergeait. Les deux hommes déposèrent leurs outils dans la grange avant d'entrer dans la maison.
— Nous sommes de retour ! annonça le fermier d'une voix forte.
— Le repas est bientôt prêt, lui répondit son épouse.
Cette dernière s'agitait dans une minuscule cuisine et avait mis Catriona à contribution dans les préparatifs. En l'apercevant, Evrard s'immobilisa. C'était étrange de voir la jeune noble dans une robe aussi ingrate et évoluer dans un espace tout aussi misérable. Mais cela ne semblait pas la déranger outre mesure. Elle s'appliquait à suivre les consignes d'Anne du mieux qu'elle pouvait, bien qu'elle n'ait sûrement jamais rien cuisiné de sa vie.
Catriona semblait de meilleure humeur. Elle avait même l'air de s'amuser à participer ainsi aux tâches quotidiennes d'une famille de paysans. Après avoir consciencieusement ajouté des morceaux de carotte dans une soupe fumante, elle se tourna vers lui.
— Pas trop pénible, ce travail dans les champs ? lui lança-t-elle avec un sourire un peu moqueur.
Evrard ne répondit pas. Lentement, il s'approcha d'elle, bien plus près qu'à l'accoutumée. Catriona ne recula pas, mais de petites rougeurs apparurent sur ses joues. Sans geste brusque, il lui prit sa main bandée.
— Moins rude que pour vous, soupira-t-il. Qu'est-ce que vous vous êtes encore fait ?
— Je me suis coupé, avoua-t-elle.
— Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? Vous ne pouvez pas vous trouver des occupations moins dangereuses ?
— Je ne faisais rien de dangereux, j'épluchais des légumes ! protesta-t-elle en retirant brutalement sa main de la sienne.
Evrard secoua la tête et tourna les talons.
— Essayez de ne pas vous couper le bras, lui lança-t-il par-dessus son épaule.
— Allez plutôt vous laver, vous empestez !
— Contrairement à vous, j'ai travaillé.
— Vous croyez que je me suis tourné les pouces en vous attendant ?
— C'est un exploit que vous les ayez encore !
Elle ne lui répondit pas. Un rapide coup d'œil lui permis tout juste d'apercevoir la grimace qu'elle lui adressa dans son dos.
Suivant son conseil, il accompagna Blaise vers le fond de la pièce et passa de l'eau sur sa nuque.
— Enlève ta chemise, mon garçon, invita le paysan. Anne va la nettoyer un peu.
— Inutile, rétorqua Evrard. Un peu d'eau sur le visage suffit.
Il ne voulait pas retirer son habit et dévoiler ses cicatrices. Si Blaise voyait le V infamant marqué au fer rouge sur son torse, il le jetterait dehors. Ou l'embrocherait avec une fourche.
Le fermier le contempla d'un air interloqué. Il ouvrit la bouche pour insister mais renonça lorsque le Chevalier lui lança un regard sans équivoque.
Quelques minutes plus tard, tous les quatre se retrouvèrent attablés autour d'un bol de soupe fumant et d'une large tranche de pain. Blaise leur servi un peu de vin et entama la discussion sur la vie rurale.
— Ça m'a fait plaisir d'avoir un coup de main aujourd'hui, expliqua-t-il en gratifiant Evrard d'un sourire. Sans main d'œuvre, il devient de plus en plus difficile de gérer les terres et les bêtes.
— Les autres fermiers ne peuvent pas vous aider ? demanda Catriona, intriguée.
— Ils ont leurs propres problèmes, répliqua-t-il en mâchant ses légumes. Les taxes ont encore augmenté depuis l'année dernière, les moissons ne sont plus aussi bonnes, mais on doit quand même livrer la même récolte. Au village, ils sont de plus en plus nombreux à se plaindre.
— N'avez-vous pas demandé à votre seigneur d'alléger vos charges ?
Le fermier haussa les épaules d'un air dédaigneux.
— Il s'en moque. Qu'on meurt de faim ne l'intéresse pas. Tout ce qu'il veut, c'est remplir ses caisses et se bâfrer de perdrix. Alors que moi, si je décidais d'attraper un lapin pour nourrir ma famille, je devrais céder un de mes agneaux pour rembourser.
— Un agneau contre un lapin ? Ce n'est pas équitable !
— Ça ne l'a jamais été.
Catriona semblait révoltée. Depuis sa prison dorée, elle ne s'était jamais rendue compte des épreuves auxquelles les paysans devaient faire face au quotidien.
— Faut pas vous tracasser pour ça, ma petite demoiselle, commenta Blaise en lui tapotant la main. On en a vu d'autres !
Il leur resservit un verre de vin.
— Dites-moi plutôt quelle date vous avez choisi pour votre mariage, les invita-t-il.
Evrard avala sa soupe de travers et se mit à tousser violemment.
— Je...vous demande...pardon ? hoqueta-t-il, les larmes aux yeux.
A côté de lui, les joues de Catriona avaient pris une couleur rouge vif.
— Blaise ! réprimanda Anna. Ne pose pas de telles questions, tu gênes nos invités !
— Ben quoi ? protesta-t-il. Ça se voit pas qu'ils sont entichés l'un de l'autre ?
Evrard sentit ses joues devenir aussi écarlates que celle de la jeune noble qui détournait les yeux, mal à l'aise.
— Ils ne sont pas ensemble, c'est son guide ! s'écria Anne en levant les yeux au ciel d'un air exaspéré. Décidemment, tu dis n'importe quoi après deux verres !
Tandis que le couple se disputait, le Chevalier risqua un coup d'œil en direction de Catriona. Elle le regarda à son tour et lui adressa un petit sourire crispé, qu'il lui rendit avant de replonger dans son bol.
Quelle curieuse idée qu'avait eu Blaise de suggérer une idylle entre les deux. Certes, la jeune femme était d'une beauté indiscutable. Et il lui arrivait même de l'impressionner. Evrard adorait leurs joutes verbales et la tourner en ridicule, mais son caractère buté ne lui facilitait pas la vie. Tous les opposaient et le seul point commun qu'ils partageaient était de fuir leur passé.
L'ambiance redevint plus festive, les paysans ayant cessé de se quereller. Tandis qu'Anne retournait dans la cuisine pour laver la vaisselle, Blaise alla chercher sa flûte.
— Ça vous plairait d'entendre quelques airs ? leur proposa-t-il.
— Je serai ravie de vous écouter, affirma Catriona, soulagée qu'il change de sujet.
Le fermier entama alors une mélodie joyeuse et entraînante. La jeune femme l'écouta d'abord avec un intérêt poli. Peu à peu, elle commença à battre la mesure avec son pied et dodeliner de la tête au rythme de la musique.
— Cette chanson me donne envie de danser, chuchota-t-elle à Evrard.
— Ne vous gênez pas pour moi.
Catriona se leva et se plaça au centre de la pièce. Elle leva un bras vers le ciel et tourna sur elle-même, la tête inclinée en arrière et les yeux clos. Encouragée par les applaudissements d'Anne et le rythme soutenu de Blaise, la jeune femme se mit à danser, d'abord avec lenteur, puis de plus en plus vite.
Assis dans son coin, Evrard ne détourna pas son regard de la jeune femme. Ses pieds sautillaient avec légèreté, ses bras s'élevaient et s'écartaient comme si elle voulait s'envoler. Son dos et sa nuque se courbaient avec la souplesse d'un saule. Ses cheveux détachés virevoltaient autour de son visage, si vite qu'on distinguait à peine les marques que les mains de Rodolphe ont laissé sur sa gorge.
Evrard la regarda se mouvoir avec une pointe d'envie dans le cœur. Il aurait adoré se lever et lui proposer d'être son cavalier. Son précepteur ne lui avait jamais appris à danser, et son père n'aurait jamais permis qu'un de ses fils devienne ce qu'il appelait - avec un reniflement dédaigneux - un « chien de salon enfariné ». Les arts subtils de la musique, du chant et de la danse n'avaient jamais eu leur place dans le domaine de son enfance. Les vers courtois, le Chevalier les avaient appris en secret, caché derrière la vieille chapelle.
Soudain, Evrard croisa le regard d'Anne de l'autre côté de la pièce. Elle détourna précipitamment les yeux et continua d'applaudir Catriona comme si de rien n'était. Lui, en revanche, ne s'intéressa plus à la jeune noble et observait la paysanne en fronçant les sourcils.
Ce n'était pas la première fois qu'il constatait ses œillades insistantes sur eux. Et ce n'était certainement pas pour déceler une quelconque passion entre les deux. Il y percevait plutôt un mélange de crainte et d'excitation à la fois, comme si elle manigançait un mauvais plan. Cela ne lui plaisait pas. Et il ne comprenait pas son changement d'attitude à leur égard. Avait-elle des soupçons sur leur identité ? Il avait été très discret et Catriona ne lui aurait révélé aucune information à leur sujet. D'ailleurs, cette dernière ne lui avait rien dit de particulier la concernant.
Ne pouvant confronter Anne devant son mari, le Chevalier décida de garder ses doutes pour lui. Il ne souhaitait pas gâcher la bonne humeur générale qui régnait dans la maison.
Bien plus tard, Blaise acheva une dernière balade sur une note vibrante et aigüe, et Catriona se joignit aux applaudissements d'Anne.
— Il est temps d'aller se coucher, annonça Evrard en se levant.
— Oh, encore une ! protesta-t-elle.
— Une longue route vous attend demain, intervint Anne. Il faut vous reposer.
Un fourmillement désagréable couru sur la nuque du Chevalier. Elle avait à nouveau ce regard étrange et avide qui lui déplaisait.
Catriona poussa un soupir contrarié mais accepta de le suivre. Ils remercièrent chaleureusement leurs hôtes pour la soirée et se rendirent dans la grange où Blaise leur avait installé des couchettes rudimentaires, non loin de l'enclos des chèvres.
— On est loin du luxe de votre lit à baldaquin, mais c'est plus confortable que le sol de la forêt, commenta Evrard en lui lançant un coup d'œil.
— J'espère que les rats ne viendront pas me mordre les orteils, plaisanta-t-elle.
— Les serpents s'en occuperont.
— Des serpents ? glapit-elle en reculant d'un bond.
— Je plaisante. J'ai vu deux chats cet après-midi, ce seront eux qui chasseront les rongeurs.
Malgré ses paroles réconfortantes, Catriona ne parut pas rassurée lorsqu'elle se coucha sur la paille. Evrard s'allongea non loin d'elle et s'enroula dans sa couverture. Les chèvres se bousculaient dans leur enclos, la grange était grande et mal isolée. Le vent soufflait entre les planches, faisant craquer le bois et virevolter la poussière. Le Chevalier sentit son nez le gratter et il éternua.
— A vos souhaits, émit la voix de la jeune femme dans son dos.
— Merci.
Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les dents de Catriona qui claquaient et ses frissons l'empêchaient de s'endormir.
— Venez, soupira-t-il.
— Pardon ?
— Venez contre moi, je vais vous réchauffer.
— N'y pensez même pas ! s'exclama-t-elle, outrée. Pour qui me prenez-vous ?
— Vous claquez des dents si fort qu'on vous entend jusqu'au village. Et vous m'empêchez de dormir.
— Si cela vous gêne, bouchez-vous les oreilles !
— Et me réveiller à côté de votre cadavre gelé ? Vous ne pensez pas que je suis accusé d'assez de malheurs comme cela ?
Catriona ne répondit pas. L'oreille aux aguets, il pouvait presque l'entendre réfléchir.
Doucement, la jeune femme s'approcha en rampant. Evrard souleva sa couverture et l'accueilli contre son torse. Il passa un bras autour de sa taille pour la serrer contre lui.
— Que je ne sente pas vos mains se balader, menaça-t-elle.
— Je ne me le permettrai pas.
« Parce que c'est elle. Avec une autre, je ne me serai pas gêné. » regretta-t-il intérieurement.
Le souffle de Catriona lui brûlait la poitrine, son cœur s'accélérait contre le sien. Le parfum de sa peau caressait son nez et ses cheveux lui chatouillait le menton. Pendant de longues minutes, la jeune femme demeura aussi tendue qu'un arc, vigilante à chaque geste du Chevalier qui la maintenait contre lui. Puis, progressivement, le sommeil l'emporta. Son corps se relâcha dans ses bras et sa respiration devint lente et régulière. Evrard, lui, était bien trop préoccupé à ce que son bassin ne se colle pas au sien pour laisser la fatigue le gagner.
— Finalement, la nuit sera longue...soupira-t-il.
Kratzouille29 & Nikkih
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