25. Evrard
Cette idiote avait besoin d'une leçon d'humilité. Il ne comptait pas l'abandonner, il lui avait donné sa parole d'honneur et il ne reviendrait pas dessus. Il allait simplement s'éloigner et la suivre à distance. Avec un peu de chance, il se trompait sur son compte, et elle possédait bien plus de ressources qu'elle ne laissait le supposer. Mais au vu de son comportement, il ne donnait pas cher de sa peau.
La voir essayer le fit sourire d'avance. Il pressentait qu'il allait rire.
C'était du moins ce qu'Evrard s'était dit en laissant la jeune femme derrière lui. L'observer batailler contre les ronces et son cheval manqua de le faire hurler aux éclats à plusieurs reprises. Mais lorsqu'elle pesta contre elle-même, fondit en larmes en le maudissant, son sérieux revint.
Catriona Loveday. Enfin, il pouvait mettre un nom sur sa demoiselle en détresse. Il ne lui évoquait rien de particulier, si ce n'est qu'il sonnait étranger. Fille de Seumas Loveday...Lui non plus il ne le connaissait pas. En revanche, Evrard se rappelait de beaucoup de choses concernant le roi Jacques V, lors des leçons politiques que lui avait enseigné son précepteur alors qu'il était enfant. Il avait régné durant près de trente ans sur l'Écosse, avait longtemps bataillé contre l'Angleterre, s'était opposé à l'introduction du protestantisme, avait perdu ses deux héritiers mâles et était allié à la France. Cela faisait bien des années que le souverain était décédé et sa fille, Marie Stuart, était l'héritière du trône d'Écosse, malgré qu'elle ait grandit en France.
Quant au rôle qu'aurait pu jouer Seumas Loveday durant son règne, il n'en avait aucune idée. Avait-il été un bon conseiller ? Était-il puissant ? Continuait-il à exercer ses fonctions pour Marie de Guise ? Était-ce pour lui que sa fille souhaitait retourner en Écosse ?
Plus il se posait de questions sur Catriona Loveday, plus le sentiment de malaise s'insinua en lui. La situation prenait une tournure qui lui déplaisait. Si elle n'affabulait pas concernant son identité, ils allaient devoir redoubler de prudence au cours du voyage. Lui qui croyait conduire une noble quelconque et capricieuse jusqu'en Écosse, voilà qu'il se retrouvait à escorter la fille d'un des conseillers du roi Jacques V !
Dans sa tête, la liste de leurs ennemis s'allongeait dangereusement. À présent, ils avaient des soldats à leurs trousses, des familles normandes hostiles à l'autorité royale à éviter, et des espions anglais à ne pas alerter.
Plus Catriona et Evrard remontaient vers le nord, plus ils étaient nombreux. Ils pouvaient être n'importe qui ; mendiants, marchands, pèlerins ou barons, et pouvaient être partout ; dans la rue, une auberge, un salon, une église. S'ils venaient à apprendre que la fille d'un des conseillers du roi d'Écosse était en fugue dans la région, leurs ennuis ne feraient que de commencer.
Depuis qu'il était enfant, Evrard avait toujours connu ces deux royaumes en guerre. Les quelques trêves signées ne duraient jamais très longtemps et aucun des deux ne se privait d'un coup bas de temps en temps. Et si le rôle de Seumas Loveday était important, sa fille ferait un otage de choix.
Toute cette histoire s'annonçait périlleuse.
Evrard s'extirpa de ses pensées et observa plus attentivement la jeune noble. Elle semblait s'être calmée. Il la vit essuyer les larmes sur ses joues et se redresser lentement. Le geste ne manqua pas de grâce, malgré la situation inconfortable dans laquelle elle se trouvait. Elle reprit sa route en boitillant légèrement, son cheval sur les talons.
— Elle est décidemment bien têtue, murmura-t-il en secouant la tête.
Catriona était peut-être une écervelée, mais elle ne manquait pas de ténacité.
Le Chevalier se releva et donna un petit coup sur les rênes de sa propre monture pour qu'elle le suive. Il marchait à bonne distance de la jeune noble pour qu'elle ne le voit pas. Ses pas étaient aussi feutrés que ceux d'un chat. Même les sabots de son cheval étaient étouffés grâce aux tissus qu'il avait enroulé autour des fers. C'était l'une de ces ruses que lui et ses hommes utilisaient pour les missions de reconnaissance.
La guerre laissait parfois en mémoire de curieux réflexes.
Après de longues minutes à avancer au hasard entre les arbres et les ronces, Catriona arriva à la lisière de la forêt. Même de loin, Evrard vit ses épaules se détendre. Elle devait être soulagée d'avoir atteint la vaste prairie qui s'étendait désormais devant ses pieds. Elle continua d'avancer, mais le Chevalier resta caché derrière l'ombre protectrice des feuillages.
D'un coup d'œil circulaire, il scruta les alentours. La délimitation entre le pâturage et la forêt était nette, emprunte de l'homme sur le terrain. De l'autre côté se dressait une maison. En plissant des yeux, il constata qu'elle était grande et qu'elle jouxtait avec une écurie. Il n'y avait pourtant aucune activité qui laissait croire qu'il s'agissait d'une ferme. L'ensemble ressemblait plutôt à une auberge.
L'inquiétude se répandit à nouveau dans ses veines. Toujours à couvert, il regarda Catriona se diriger d'un pas assuré vers la bâtisse.
— J'espère qu'elle ne compte pas s'y arrêter...
Il avait prononcé ces mots pour lui-même, mais son cheval lui caressa la nuque, comme pour lui répondre. Il lui flatta distraitement l'encolure, sans quitter des yeux la jeune noble qui venait d'atteindre l'autre bout du pâturage.
Il aperçut un homme sortir de la maison, remarquer la présence de Catriona et s'avancer vers elle. En son for intérieur, Evrard pria pour qu'elle se contente de lui demander son chemin.
— Mais qu'est-ce qu'elle fait ? demanda-t-il en se redressant brusquement.
Atterré, il la vit discuter quelques instants avec l'homme, avant de rejoindre l'intérieur de l'auberge.
— Mordiable ! Elle est encore plus bête qu'elle en a l'air ! s'irrita-t-il.
Elle était si précieuse et bornée qu'elle ne se rendait même pas compte du danger auquel elle s'exposait. Leurs poursuivants allaient logiquement faire le tour de tous les établissements pour les retrouver. S'ils venaient à la découvrir, elle serait aussitôt arrêtée. Même l'idée que cela puisse arriver alors qu'elle prenait son bain ne lui arracha pas le moindre sourire, tant il était furieux et inquiet. Evrard n'était pas de taille pour affronter une demi-douzaine d'hommes en armures très bien entraînés. Surtout pas dans son état...
Il était si tendu que son dos recommençait à lui faire mal. Il devait nettoyer ses plaies et ses bandages, et le faire avant la nuit tombée.
Il fit les cent pas sous le regard intrigué de sa monture, marmonnant des jurons et lançant des coups d'œil agacés vers l'auberge. Catriona n'en était toujours pas ressorti. Elle s'était sans doute payer une chambre pour bénéficier du luxe d'un bon lit, d'un bain et d'un repas chaud. Et il ne pouvait en faire de même. De toute manière, il n'avait plus d'argent pour payer ne serait-ce qu'un verre de bière. Son jeu de cartes était toujours dans son paquetage, mais il estima que ce n'était pas très prudent de provoquer des joueurs pour leurs soutirer quelques pièces.
Ce qui le retenait de se rendre dans cette auberge, ce n'était pas tant la crainte de céder aux tentations de l'alcool et des jeux d'argent que de faillir à sa promesse. Il avait donné sa parole d'honneur qu'il veillerait sur Catriona et la conduirait jusqu'en Écosse. S'il s'enivrait, il ne parviendrait plus à repérer les éventuels dangers pour la jeune noble.
Après une intense réflexion, il sut ce qu'il devait faire. Décidé, il attrapa les rênes de sa monture et l'entraîna à sa suite à travers les arbres. Il le guida jusqu'à un petit monticule bordé de buissons. Il avait choisi cet observatoire pour de nombreuses raisons. La première était qu'il pouvait distinguer la route en contre-bas et l'auberge dans un large champ de vision, sans être vu en retour. La deuxième était qu'il y avait un ruisseau non loin, idéal pour abreuver son destrier et nettoyer ses bandages. La troisième était qu'il était dans le sens du vent. Ainsi, les bruits des voix, des sabots et des armures, portés par la brise, lui parviendraient plus rapidement. Il aurait donc un peu plus de temps pour réagir et avertir Catriona.
Encore une technique d'éclaireur.
Avant que le soleil se couche, il prépara un bivouac pour passer la nuit et dessella son cheval pour le soulager. Tandis que l'animal s'abreuvait au ruisseau, il enleva sa chemise et tenta de nettoyer le sang séché qui la parsemait encore. Avec douceur, il retira ses pansements et nettoya ses plaies du mieux qu'il put. Ses cicatrices étaient à vif sous ses doigts et il grimaça de douleur plusieurs fois. Il prépara de nouveaux cataplasmes, en enduit maladroitement son dos et remit ses bandages.
Lorsque le soleil se coucha et teinta le ciel de nuances roses et orangées, Evrard risqua une rapide excursion en direction de l'auberge. Il emmena son épée avec lui, par mesure de sécurité. Heureusement, il n'en eut pas à s'en servir.
Il s'était faufilé jusqu'à l'écurie, puis s'était glissé sous une des fenêtres de l'auberge. Il risqua un rapide coup d'œil pour voir ce qu'il se passait à l'intérieur. Il n'y avait pas beaucoup de monde, juste une dizaine de clients qui dînaient avent d'aller se coucher. Il repéra aussitôt Catriona, assise à une table près de la cheminée, en train de déguster une soupe fumante qui semblait la ravir. Elle souriait à chaque bouchée.
Son propre ventre gronda et il poussa un juron. Lui aussi avait faim. Il voulait s'assoir à une table et commander une grande chope de bière, manger un bon morceau de pain et se glisser dans un lit. Le Chevalier secoua la tête pour se reconcentrer sur son objectif. Il jeta un nouveau coup d'œil à travers la fenêtre. Aucun client ne semblait représenter une menace pour la jeune noble. En réalité, personne ne s'intéressait à elle. Il y avait bien le tavernier qui lui lançait des regards réguliers, mais c'était davantage un regard soucieux, comme pour s'assurer qu'elle n'ait besoin de rien.
Elle se leva et remercia l'aubergiste avant de monter les escaliers situés au fond de la pièce. Aussi silencieux qu'une ombre, Evrard se glissa de l'autre côté de l'auberge et leva les yeux vers les fenêtres de l'étage, guettant celle derrière laquelle Catriona allait apparaître. Une bougie s'alluma derrière l'une d'elle et une silhouette passa furtivement devant. Une main apparue pour ouvrir la lucarne et laisser entrer l'air frais du soir. Il sut que la noble demoiselle dormait là. Il n'y avait qu'elle pour avoir des mains aussi fines, élégantes et blanches. La bougie s'éteignit et la pièce plongea dans le noir.
Il attendit quelques minutes, l'oreille tendue, et, lorsqu'il décréta qu'elle ne risquait rien, repartit en direction de son camp de fortune, sans que personne ne le remarque.
Kratzouille29 & Nikkih
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