1. Evrard

Evrard observa chacune de ses cartes avec attention. Son jeu n'était pas très bon, mais cela ne l'inquiéta pas. Il lui fallait simplement réfléchir à une stratégie plus subtile qu'à l'accoutumée, et le bruit environnant ne l'aidait pas à se concentrer.

À cette heure de la journée, la taverne de la Pinte était bondée. Marchands, ouvriers, bateliers, tisserands et forgerons se pressaient au comptoir pour être le premier à commander. Le tavernier, un colosse au cou de taureau, ne cessait de remplir des cruches et des chopes. Sa fille, Héloïse, avait bien du mal à se faufiler entre les tables, ses bras frêles portant péniblement de lourds plateaux.

Comme tous les jours depuis son arrivée à Amboise, Evrard s'était installé à la table la plus éloignée du comptoir, au fond de la salle. Bien qu'étranger à ces lieux, il s'était rapidement constitué un réseau de joueurs de cartes avec qui batailler en misant quelques pièces. La pratique était interdite, mais le tavernier fermait les yeux, ne pouvant renoncer à autant de clients potentiels. Car Evrard Le Gall savait attirer les foules et amasser de l'argent. Sa réputation de joueur imbattable attisait la curiosité, et nombreux étaient ceux qui souhaitaient se mesurer à lui. Ou simplement parier sur le vainqueur en buvant une bière.

Les effets de l'alcool commençaient à se faire ressentir, mais Evrard ne quitta pas ses cartes des yeux. Il lui restait encore trois trèfles, dont un puissant. Toutefois, le jouer tout de suite aurait été une erreur. Il avait le meilleur temps de sacrifier son dernier carreau, en espérant que son adversaire morde à l'hameçon et joue l'une de ses cartes maîtresses. Si le piège fonctionnait, Evrard pouvait alors jouer ses propres cartes couronnées, et ainsi rafler la mise sans difficulté.

— Alors, Chevalier ? le nargua l'homme qui lui faisait face. Tu comptes jouer, ou tu renonces à empocher l'argent ?

Quelques ricanements retentirent autour de la table qui laissa Evrard de marbre. Non seulement il ne comptait pas renoncer aux pièces qui s'amoncelaient sur la table, mais en plus il prendrait un immense plaisir à rayer de sa figure ce sourire torve.

Lentement, il déposa sa carte de carreau sur la table. Son adversaire jeta un rapide coup d'œil à son propre jeu et son sourire s'accentua, révélant deux dents cassées :

— Tu ne joues pas aussi bien que ce que les autres le prétendent, se moqua-t-il. Est-ce l'alcool qui t'embrouille la raison, ou n'as-tu joué qu'avec des sots jusqu'à présent ?

— Ne prête pas tes qualités aux autres, répliqua-t-il tranquillement.

Cette remarque fit rire de plus belle les spectateurs et effaça le sourire goguenard de son adversaire. Au même instant, Héloïse se glissa jusqu'à leur table et déposa devant Evrard une grande chope remplie à ras bord.

— Votre bière, Chevalier, annonça-t-elle timidement.

— Merci mon ange, lui sourit Evrard.

La jeune fille rougit de plaisir et s'éloigna d'un pas léger, sous le regard amer des autres hommes présents autour de la table qui auraient bien voulu obtenir de sa part la même attention qu'elle n'accordait qu'à Evrard.

Le Chevalier provoquait souvent cette réaction chez les femmes. Leurs regards brillaient à la vue de cet homme grand et aux épaules larges. Ses vêtements poussiéreux et sa barbe de trois jours lui donnaient une allure négligée qui, pourtant, ne leur dérangeait pas. Il gardait un visage fier, des yeux clairs, des cheveux sombres, et une voix grave qui savait réciter des poèmes comme les nobles de la Cour.

Comme il l'avait prévu, son adversaire déposa l'une de ses plus puissantes cartes sur la table, s'engouffrant dans le piège qu'il lui avait tendu.

— Tu ne remporteras pas cette partie, Chevalier !

— Je ne compte pas te laisser gagner aussi facilement. J'ai besoin de cet argent.

— Pour boire ? Ça ne m'étonne pas. À quoi te serviraient ces pièces, si ce n'est pour te payer de quoi t'enivrer ? lança-t-il d'un ton ironique.

— Pourquoi d'autre m'en servirais-je ? rétorqua-t-il. Acheter des parures ridicules pour me pavaner au milieu de tous ces bellâtres de la Cour ?

— Même paré de tes plus beaux atours, tu ne pourras jamais rivaliser avec eux, intervint un spectateur, songeur. Pas ces jours ; le mariage de la princesse Elisabeth approche à grands pas et tous les nobles paradent comme des paons.

— Son Altesse va certainement être d'une exquise beauté, commenta Evrard avec indifférence.

— Même si elle avait le visage couvert de suie, elle resterait la plus belle femme du pays, soupira un autre, rêveur. Et je sais de quoi je parle, je l'ai déjà vue ! Elle était dans un cortège, elle saluait la foule avec la grâce d'un ange. Elle m'a même souri !

— Menteur ! accusa son ami, tu ne l'as jamais vue !

— Répète !

Tandis que les deux hommes commençaient à se disputer, Evrard abaissa sa dernière carte maîtresse, celle qui ne pouvait que lui permettre de gagner.

— Fin de partie, annonça-t-il d'un ton victorieux.

Son adversaire regarda la carte, sidéré, et les spectateurs applaudirent. Mais alors qu'Evrard tendait la main pour récolter ses gains, il bondit de sa chaise, le visage crispé par la fureur :

— Tu as triché, Chevalier ! hurla-t-il. Tu ne peux pas gagner sur ma carte, c'est impossible !

Evrard haussa un sourcil, nullement impressionné.

— Tu vois bien que si ; mon trèfle est plus puissant que le tien.

— Je demande ma revanche !

— Je vais devoir décliner, rétorqua-t-il en glissant les pièces dans sa bourse. Ma chope est vide, et ta face de coquebert commence vraiment à m'indisposer.

L'homme fit un geste qu'Evrard ne connaissait que trop bien et réagit aussitôt. Sa chope en fer heurta le nez de son adversaire avant que celui-ci n'ait tiré son couteau hors de son fourreau. Sans qu'aucun des spectateurs ne puisse l'en empêcher, il bondit par-dessus la table et se jeta sur son opposant. Ils roulèrent au sol en s'agrippant et en se frappant à coups de poings et de pieds. Quelqu'un passa un bras autour du cou d'Evrard pour l'étrangler, mais ce dernier lui donna un coup de coude dans les côtes pour lui faire lâcher prise et le projeta par-dessus son épaule comme un vulgaire sac de farine. Lorsqu'il se redressa, il constata que la bagarre s'était généralisée à toute la taverne. Vaisselle et tabourets volaient à travers la pièce, les clients se projetaient contre les murs et le comptoir, les tables étaient renversées et au milieu de ce désordre, la malheureuse Héloïse tentait tant bien que mal de fuir.

Evrard se débarrassa de son adversaire en lui assénant un coup de pied dans le ventre, se rua à travers la foule en bousculant tout le monde sur son passage et empoigna la jeune fille :

— Ne reste pas là ! lui cria-t-il pour se faire entendre dans le vacarme.

Il se fraya rudement un passage et la poussa derrière le comptoir pour la mettre en sécurité.

— Ne bouge pas, ordonna-t-il avant de se jeter une nouvelle fois dans la bagarre.

Après de longues minutes de lutte acharnée, une ecchymose à la joue et la lèvre ensanglantée, Evrard propulsa son adversaire à travers la porte d'entrée. Il s'étala dans la poussière, sonné. Le calme revint peu à peu et chacun s'occupa de ses blessures, essoufflé et courbaturé. Héloïse passa prudemment la tête par-dessus le comptoir et le tavernier se rua sur lui, furieux :

— Une belle pagaille que tu m'as fichue, Chevalier ! tonna-t-il. J'espère que tu as de quoi rembourser les dégâts si tu ne veux pas que je te caresse les côtes avec mes poings !

Evrard poussa un long soupir résigné et versa le contenu de sa bourse dans sa main tendue.

— Est-ce qu'il reste assez pour également payer la chambre ? demanda-t-il avec espoir.

Le tavernier s'éloigna en bougonnant, sans lui apporter de réponse claire. Il récupéra ses cartes éparpillées sur le sol, releva sa table et se rassit sur l'un des rares tabourets encore intacts. Il ne lui restait plus qu'à attendre qu'un autre joueur souhaite parier avec lui, car c'était le seul moyen pour lui de gagner rapidement de quoi payer la chambre que le tavernier lui louait. Ainsi que les litres d'alcool qu'il ingurgitait à longueur de journée.

Kratzouille29 & Nikkihlous



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