61. La veuve, l'orphelin et l'ordure du coin

— T'es bien sûre que c'est ce que tu veux ?

Les battements de mon cœur accélèrent malgré moi face au regard insistant de Mattéo. Ce regard bleu que j'ai du mal à soutenir en ce qu'il déclenche encore quelques fourmillements au sein de mon bas-ventre.

N'oublie pas que tu dois tuer ces papillons, Nat. Il est gay, rappelle-toi. Il aime les hommes. Les pénis. Les verges. Les phallus. Les zizis. Or, vu que tu en es de toute évidence dépourvue, il va de soit que même si t'étais la dernière personne sur terre, t'aurais aucune chance avec lui.

Mais c'est plus fort que moi, je ne peux empêcher ces foutus insectes de virevolter. Ne me jugez pas : pour ma défense, c'est la première fois en plusieurs jours que le délégué ose planter ses pupilles dans les miennes.

Même si nous nous sommes réconciliés et que nous traînons toujours ensemble, j'ai l'impression que quelque chose s'est cassé entre nous, car Mattéo a l'air de tout faire pour m'éviter, conservant ses distances avec moi ou détournant la tête lorsque nos regards se croisent.

Il fait sans doute ça histoire de m'aider à l'oublier, à moins qu'il ne soit simplement encore gêné ou en colère à cause de ce qu'il s'est passé... En tous cas, même en étant assise à côté de lui à chaque heure de la journée, je ne nous ai jamais sentis aussi éloignés qu'en ce moment.

Aujourd'hui, cependant, les choses sont un peu différentes : c'est le jour de la parution de notre Webzine mensuel, un numéro spécial dont la moitié des articles évoquent les élections du CVL se déroulant en ce moment à Secondat.

Pour l'occasion, nous nous trouvons actuellement assis derrière un des ordinateurs du CDI, ma main sur la souris prête à cliquer sur "Publier" à tout moment.

Si d'habitude nos camarades se fichent pas mal des conneries que nous pouvons y raconter, il s'avère que les articles ainsi que les tweets évoquant le sujet du moment ont été un vrai succès au lycée. Jamais une élection n'aura déclenché autant de passion, je crois.

Même si j'ignore si c'est la campagne qui intéresse les gens, ou simplement les ragots que Marjorie aime colporter à propos des candidats. Réflexion faîte, c'est probablement la deuxième solution.

Bref, aujourd'hui nous nous apprêtons à publier et à imprimer un condensé de tous les articles ayant été postés en ligne ce mois-ci, en plus de quelques nouveautés exclusives qui ont déjà éveillé l'attention de nos lecteurs.

Or, parmi ces "nouveautés exclusives" se trouve l'interview que la mère de Tricia m'a donnée. Interview révélant au grand jour les mensonges de la balance en titre.

— Je sais que tu désapprouves cette idée, je marmonne. T'es venu me faire la morale ? Essayer de me maintenir du côté lumineux comme Obi-Wan avec Anakin dans La Revanche des Sith ?

Depuis que Marjorie, Sarah et moi nous sommes mises à comploter contre Tricia, Mattéo n'a eu de cesse de secouer la tête ou de rouler des yeux d'un air désapprobateur. Le délégué se gratte un sourcil, mal à l'aise.

— Je comprends tes motivations. Tricia a pas été tendre avec toi, mais... C'est dommage de s'abaisser à son niveau. Je suis sûr qu'une bonne discussion entre vous pourrait régler l'affaire...

J'éclate de rire malgré moi. Ah, décidément, ce qu'il peut être naïf ! Mattéo a bien des qualités, mais la confiance aveugle qu'il accorde à son prochain me sidère toujours autant.

Comme pour faire échos à ces pensées, une voix féminine s'élève soudain derrière nous, nous arrachant un sursaut :

— Après tout ce que t'as traversé, comment tu peux encore être aussi aveugle sur la nature profondément mauvaise de l'humanité, Matti-chou ?

Lorsque nous nous retournons, c'est pour trouver Marjorie, bras croisés sur la poitrine, en train de nous toiser.

— Nat a bossé dur sur cet article, t'as pas le droit de lui gâcher son heure de gloire, continue-t-elle en fronçant les sourcils.

La harpie n'a pas tort : vous n'imaginez pas les efforts que ça m'a coûté à moi, grande timide, d'aller au-devant de Mme Omani afin de lui demander une interview dans le cadre de la couverture que le club presse accordait aux élections du CVL.

D'autant plus que celle-ci n'a pas accepté tout de suite. J'ai même cru pendant un temps que nous allions devoir passer au plan B et nous contenter de poster des photos anonymes du secret de Tricia, façon paparazzis du pauvre...

Sauf que la balance s'est sabotée elle-même lors de son grand discours final, vantant une fois de plus ses soi-disant origines aisées, discours que nous avons enregistré à son insu afin de le faire écouter à Mme Omani.

Cette dernière, piquée au vif à l'idée que sa fille ait honte à ce point de sa famille, a finalement accepté de donner cette interview, espérant que cela la ramènerait sur le droit chemin.

"Je veux pas qu'elle devienne comme tous ces menteurs de politiques que l'on entend nous baratiner à longueur de journée sur BFMerde TV", voilà ce qu'elle m'a dit.

— Au final, on fait ça pour son bien ! j'argumente auprès de Mattéo. On lui évite de devenir une pourriture corrompue et mythomane. Perso, je vois rien de honteux dans le fait d'avoir un père ouvrier et une mère femme de ménage, hein, c'est Tricia qui se crée un problème toute seule.

— Arrête, Nat, me coupe-t-il. Je dis pas qu'il y a quoique ce soit de honteux là-dedans, n'essaye pas de me faire dire ce que j'ai pas dit ! Seulement, tu sais très bien les conséquences que ça aura sur elle, sur sa vie sociale, sur ses amies...

— Si ses amies la rejettent parce qu'elle est pauvre, c'est que ce sont pas des amies, je m'entête.

— Elles la rejetteront pas à cause de ça ! Mais parce qu'elle leur a menti. Tu te souviens de ce que ça t'a fait, non, d'apprendre que j'étais gay et que je te l'avais caché ? Et on se fréquentait depuis quoi, un mois, deux ? Alors imagine ce que ça va faire à Marina et Anaïs ! Elles se connaissent depuis des années !

Marjorie pousse un long soupir d'exaspération et décide d'intervenir :

— Bon, ça suffit ! Si c'est pour envoyer des mauvaises ondes à Nathalie, t'es pas le bienvenu, Matt. Tu saoules à vouloir défendre la veuve, l'orphelin, et l'ordure du coin. On n'est pas dans un de tes jeux où tu incarnes un paladin de la lumière divine ou que sais-je !

Il soupire.

— C'est juste que... Ayant moi aussi un secret, j'aimerais pas être exposé de cette manière. Je me mets à sa place, c'est tout.

— Vos secrets sont absolument pas comparables, objecte la harpie. Et toi, t'es quelqu'un de bien, contrairement à cette Tracy.

Marjorie passe distraitement une main parmi les cheveux du délégué avant de poursuivre d'un ton attendri, tranchant avec la dureté de ses paroles :

— Sans compter que si une seule personne de ce bahut essayait de te nuire, je le démonterais.

— Et moi aussi, j'enchéris avec un large sourire.

Mattéo fronce les sourcils, son regard oscillant de sa demi-soeur à moi.

— J'arrive pas à décider si je suis content de vous voir traîner ensemble à nouveau, vous deux. Je suis pas sûr que t'aies une bonne influence sur Nat, Marjo. Elle devient flippante à force de te fréquenter.

— Elle s'endurcit. C'est une très bonne chose.

Le délégué l'ignore et braque ses yeux sur moi en m'avertissant :

— Ouais, bah t'endurcis pas trop, Lalie. J'aimais bien aussi la Nat douce et un peu naïve sur les bords.

Je sens mes joues s'empourprer malgré moi à cette déclaration, laquelle vaut à Mattéo de se faire taper l'arrière du crâne par Marjorie qui le réprimande :

— Arrête de dire des trucs pareils aux filles, crétin ! C'est comme ça qu'elles tombent amoureuses de toi et que tu leur brises le coeur, après !

Celui-ci se frotte la zone endolorie en grimaçant puis marmonne :

— Ouais, t'as sûrement raison. Je ferais mieux de devenir une sale race, au moins j'aurais la paix.

— Pff ! je rigole. "Mattéo" et "sale race" dans la même phrase, c'est une véritable antithèse. T'es trop gentil pour ça.

— Ma gentillesse causera ma perte, admet-il d'un air dépité. Bon, j'ai compris que je vous ferai pas changer d'avis.

Il se lève et continue en s'étirant :

— Perso, je veux pas participer à ça. Je peux pas vous en empêcher, alors je vais manifester mon opposition en m'éloignant à reculons en direction de la sortie, le tout en vous fixant avec le regard de jugement d'Eleanor Shellstrop dans The Good Place.

J'ai du mal à m'empêcher de pouffer en le voyant s'exécuter, sous les regards ahuris du reste des élèves présents. Marjorie secoue la tête, un sourire amusé au coin des lèvres malgré elle, avant de venir s'asseoir à la place qu'il a laissée vacante.

— Il est trop bête, j'te jure ! soupire-t-elle.

Puis, braquant ses pupilles vertes dans les miennes :

— Bon, Nat, t'es prête ?

Je déglutis mais acquiesce.

— Je voulais te remercier, avant, Marjorie, je fais d'une petite voix. T'étais pas obligée de m'aider, vu qu'on était en froid, mais... Tu l'as fait quand même.

La harpie détourne le regard, touchée malgré elle.

— C'est rien. Je t'ai dit que j'adorais faire souffrir les gens. Je suis une harpie, après tout.

— C'est pas la seule raison pour laquelle t'as fait ça, pas la peine de t'inventer des vies !

Marjorie m'adresse un faible sourire.

— T'as raison. Je voulais que tu me pardonnes. C'était pas cool de ma part, de t'encourager à sortir avec Mattéo en début d'année. Cela dit... Je tiens à ce que tu saches, Nat, que si mon but était de te nuire à l'origine... Il a changé par la suite. Je me suis beaucoup reconnue en toi. Et j'ai sincèrement voulu t'aider. Mais c'était pas à moi de te dire la vérité sur le secret de Mattéo. Et d'un autre côté... Je pense que, même si ça t'a blessée, ce reality check t'a fait le plus grand bien.

Je lui retourne son sourire et hoche la tête.

— T'as raison, j'avais grand besoin de me prendre une bonne dose de réalité dans la tronche. J'ai toujours été une rêveuse.

— Perds pas tous tes rêves non plus, hein, me chuchote-t-elle d'une voix attendrie. C'est quand même bien d'en avoir quelques uns, je suppose. Deviens pas une vieille harpie aigrie comme moi... J'ai engueulé Mattéo mais il a pas tort, ton penchant naïve avait un côté attendrissant.

— J'éviterai de te rejoindre du côté obscur de la Force, promis.

Elle fronce les sourcils.

— C'est une référence à un truc de geek que je comprends pas, c'est ça ?

Star Wars, je réponds. C'est connu, quand même ! T'abuses, là !

Marjorie hausse les épaules.

— Jamais vu. Bon, quoiqu'il en soit, on a fait preuve d'assez de mièvrerie pour ce chapitre ! Il est temps d'activer notre bitchmode et de passer à l'action ! T'es prête ?

J'acquiesce en faisant craquer mes articulations une à une puis, paupières closes, clique sur "Publier". La harpie m'adresse un sourire carnassier avant de se réjouir :

— Mission : "démolissage de réputation" enclenchée !


Musique : Taylor Swift — Look What You Made Me Do

https://youtu.be/3K0RzZGpyds

"I'm sorry, the old Lalie can't come to the phone right now !
Why ? Oh, 'cause she's dead !"  
🎶


Heeey ! Vous allez bien ? 😁

J'espère que ce chapitre vous a plu ! Comme je vous l'avais dit, les nouveaux chapitres sont un peu plus rythmés niveau ellipses, j'espère que ça ne vous perturbera pas trop. 😅

Honnêtement, j'aurais trouvé ça lourd de vous détailler tout le complot de Nat et Marjo, je me suis dit qu'il serait plus intéressant de passer directement à la concrétisation (puis, franchement, je bloquais depuis un an sur cet arc, donc j'avais envie de vite passer au suivant). 

C'était aussi le retour de Mattéo ici, j'espère que vous étiez content(e)s de le revoir. Ce perso est vraiment trop gentil, pas étonnant qu'il joue un paladin sur WoW, hein. 🤗 Qu'avez-vous pensé de sa tentative pour maintenir Nat du côté lumineux ?

Et de l'intervention de Marjo ? 

De ce qu'elles et Nat ont prévu de faire pour se venger de Tricia ? De la participation de la mère de cette dernière dans ce plan ? 

Vos pronostics pour la suite ? 😁

En attendant de lire vos réactions, je vous fais des bisous et vous dis à jeudi prochain ! 😘

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