57. Karma, mon cul !
— Je vais tuer cette fille !
Avec rage, je me saisis de ma fourchette à pleine main et la plante plusieurs fois consécutives dans mon assiette, embrochant les pommes-noisettes en imaginant qu'il s'agit de Tricia.
— T'as raison, entraîne-toi sur la bouffe ! C'est un bon début ! ironise Ilyès, assis en face de moi, en me voyant faire.
Je lui jette un regard noir mais cela ne fait qu'augmenter son hilarité.
— Moi je dis que c'est le karma, déclare Sarah en haussant les épaules. T'as été imbuvable avec tes amis et maintenant le destin te le fait payer.
Décidément, ils ont décidé de se liguer contre moi !
— Ça va ! proteste Mattéo. C'est pas si terrible d'être à côté de moi, quand même ?
— Bah, visiblement, ça l'est, puisqu'elle pourra plus s'échanger de mots avec... Antoine ! ricane Ilyès, sans oublier de former un coeur à l'aide de ses indexs en prononçant le prénom de ce dernier.
— J'avoue ! s'exclame Sarah. C'est quoi cette histoire avec Antoine, Nat ? Je veux tout savoir ! Depuis quand tu craques sur les footeux ?
Je sens mes joues s'empourprer malgré moi.
— Stop vous faire des films ! Y'a rien à savoir, il a juste été sympa avec moi, pas de quoi en faire un fromage !
Cela dit, elle m'ignore royalement et se tourne vers le chevelu :
— Adam ! T'as des infos, toi ?
Sauf que ce dernier, complètement ailleurs, ne prête aucune attention à notre conversation, se contentant de lui répondre un vague "Hmm ?" interrogateur.
Mon amie fronce les sourcils face à cette réaction. Elle n'a cependant pas le temps d'insister car une Aya surgie de nulle part pose lourdement son plateau à côté de moi.
— Il faut contre-attaquer, Nathalie ! s'écrie-t-elle sans préambule, ce qui me fait sursauter.
— Tiens... Ça va, Aya ? la salue Mattéo.
Elle le fusille du regard et se contente de lui faire un doigt d'honneur en déclarant :
— Reviens me parler quand tu seras sorti du placard, lâche !
Ilyès recrache illico le contenu du verre d'eau qu'il était en train d'avaler, m'aspergeant au passage.
— Hé ! je m'offusque. J'avais déjà pris une douche ce matin, j'te remercie !
— Hmm, au vu de ton ton vindicatif j'en conclue que le club LGBT a été un fiasco ? s'enquiert le délégué, sans sembler le moins du monde vexé par la pique de la militante.
— Oui, et c'est pas grâce à toi ! fulmine-t-elle. Ça me tue de le dire, mais Pinochette avait raison depuis le début ! Y'a à peine deux personnes qui sont venues me voir, dont un mec qui espérait que j'accepte de faire un plan à trois avec sa meuf.
— Ah, les vieux fantasmes sur les lesbiennes..., soupire Ilyès en secouant la tête.
— C'était un échec si cuisant que Grassi m'a même pas engueulée pour avoir pris l'initiative sans son accord... Tu parles ! Elle doit bien se foutre de ma gueule à l'heure qu'il est. Alors, je te remercie pas, franchement.
Mattéo se masse les tempes avant de répondre :
— Comme si ma présence aurait changé quelque chose...
— Bien sûr que oui ! s'énerve Aya. Un mec comme toi, que tout le monde apprécie, qui assume son orientation sexuelle... Ça peut donner du courage à d'autres gens !
— J'ai de comptes à rendre à personne, et j'ai pas envie d'être le modèle de qui que ce soit, rétorque le délégué d'un ton sec. Mon orientation sexuelle ne concerne que moi, j'en ai pas honte mais j'ai pas envie de le crier sur tous les toits pour autant. Je pensais que tu pouvais comprendre ça.
— Super ! soupire-t-elle. C'est sûr qu'avec des types comme toi on va bien faire avancer notre combat, merci pour rien !
— Quel combat ? Arrête tes conneries ! On est au lycée, qu'est-ce qu'on en a à foutre ? J'ai pas envie de me battre contre le vent, je veux juste vivre ma vie tranquille et qu'on me fiche la paix.
— Quel combat ? répète-t-elle, furibonde. Quel combat ? Tu vois beaucoup d'homos assumés embrasser leur partenaire au bahut, toi ? T'aurais pas envie, comme n'importe quel hétéro, de pouvoir tenir la main du mec que t'aimes sans avoir peur de subir des moqueries ou des intimidations ? Tant qu'on en sera pas arrivés là, alors oui, il y aura encore des combats à mener !
Mattéo se rembrunit ; je vois bien que les mots d'Aya l'ont touché plus qu'il ne le laisse paraître. Son regard glisse sur Ilyès, lequel se fait tout petit depuis le début de leur joute verbale, mangeant ses pomme-noisettes sans relever le nez de son assiette.
Je me racle la gorge et décide de venir à sa rescousse :
— Pas la peine de t'en prendre comme ça à Mattéo, Aya... Il y est pour rien si ton idée a capoté. Mais tu sais, je pense que limiter ton club aux LGBT seuls c'est te tirer une balle dans le pied d'entrée...
— Comment ça ?
— Eh bien... Moi, par exemple, je suis pas homo mais si tu me laisses m'inscrire, je soutiendrais votre cause avec plaisir. Et puis, comme ça, ça permettrait aux homos non-assumés d'y aller sans être obligés de faire leur coming-out. Ensuite, avec le temps, en prenant de l'assurance, ça leur donnera peut-être le courage nécessaire...
Aya réfléchit quelques minutes à mon idée, puis nous dévisage l'un après l'autre avant de reprendre la parole :
— Si je faisais ça... Vous vous inscririez ? Tous ? Y compris toi, Mattéo ?
— Ouais, bien sûr.
Sarah acquiesce, de même qu'Adam qui semble être revenu parmi nous. Seul le bouclé reste les yeux braqués sur son plat, sans oser affronter le regard d'Aya.
— Ilyès ?
— Compte pas sur moi là-dessus, Aya.
La militante pousse un long soupir d'exaspération, puis hoche la tête en signe de compréhension.
— Je vais tenter ça, alors. Au point où j'en suis...
— Au... Au fait..., je demande d'une petite voix. Tu voulais pas me dire un truc, de base ?
— Oui. Il faut aller râler auprès de la CPE pour cette histoire de Rateaulie. C'est du grand n'importe quoi ! Le lycée se targue d'avoir une politique de tolérance zéro niveau harcèlement, or on dirait qu'il ne l'applique qu'à géométrie variable.
— J'avoue, c'est un peu à la tête du client, non ? intervient Sarah.
— C'est carrément à la tête du client ! confirme Aya. Et cette connasse de Tricia en profite grave ! Si vous m'aviez élue déléguée à sa place, les choses en seraient pas là, croyez-moi !
— Donc tu proposes quoi ? l'interroge Mattéo.
— Il faut montrer la vidéo à Mme Moreau, et aussi les screenshots du groupe Facebook, histoire qu'elle fasse son taf pour une fois dans sa vie en prévenant les autres que ce qu'ils font, c'est puni par la loi.
Je suis assez dubitative sur l'efficacité de notre chère CPE à stopper le phénomène Rateaulie, mais accepte malgré tout de suivre le plan d'Aya.
Evidemment, Mme Moreau s'insurge face aux preuves que nous lui montrons :
— Je suis d'accord avec vous, ceci est in-to-lé-râble ! s'écrie-t-elle en ponctuant chaque syllabe du dernier mot de son poing sur la table.
Pendant un court instant, les battements de mon coeur accélèrent dans ma poitrine, prise d'un petit espoir de voir enfin cette affaire être résolue par des adultes compétents. Jusqu'à ce qu'elle enchaîne d'un ton plaintif :
— Cela dit, comme cela se passe sur Internet, le lycée ne peut pas faire grand-chose...
Bien sûr... J'ignore pourquoi j'ai ne serait-ce qu'imaginé qu'elle puisse m'être d'une quelconque utilité.
Malgré tout, ne pouvant rester les bras croisés, la CPE fait mine de s'intéresser au problème en passant dans notre classe afin de faire la morale à nos camarades sur les dangers du cyberharcèlement ainsi que ses conséquences.
Pendant deux semaines, le lycée subit une campagne de sensibilisation contre ce phénomène, chaque classe se voyant contrainte d'y réfléchir avec son professeur principal, et des affiches de prévention sont postées à plusieurs endroits de l'établissement.
En dépit de ces efforts, les moqueries à mon égard ne cessent pas complètement. En effet : si, en quelques jours, l'histoire de Rateaulie finit par se tasser pour la plupart des lycéens de Secondat, il en est tout autrement en ce qui concerne les élèves de ma classe.
Même après avoir signalé la vidéo à YouTube et que le compte l'ayant postée soit supprimé, il s'avère que mes chers camarades trouvent toujours une occasion de se moquer de moi. C'est comme si cet élément avait mis une cible sur mon dos, me désignant comme le nouveau bouc-émissaire, et que le moindre de mes faits et gestes était préposé à être moqué, critiqué, raillé.
Bien sûr, l'instigatrice principale de ce "Lalie-bashing" n'est autre que Tricia qui, même si son charisme de moule ne lui permet pas de mener les troupes, trouve toujours un moyen de glisser le bon mot, au bon moment, à la bonne personne, afin que celle-ci mène la danse et se salisse les mains à sa place.
Donc, concrètement, même après la campagne de prévention de la CPE, je suis toujours, si ce n'est plus, victime de moqueries. La seule différence, c'est que j'ai désormais le privilège de me faire humilier juste en dessous de grandes affiches déclarant que le harcèlement, c'est mal. Vous la sentez, l'ironie de la situation ?
Exténuée, je finis par m'en plaindre ainsi que chercher conseil auprès de ma cousine, lors de notre appel Skype hebdomadaire.
— J'en peux plus, Aurore ! je gémis d'un ton plaintif. Ils ne vont donc jamais me lâcher avec cette histoire ? Je veux dire, okay j'ai pété un plomb, okay c'était puéril et ridicule, mais... Je sais pas, Mattéo et moi nous sommes réconciliés, alors qu'est-ce que ça peut leur foutre ? Ils peuvent pas passer à autre chose ?
— Les adolescents sont comme ça, soupire-t-elle. Ils grildeib$lpjimgojjhnnuio chhhhh...
J'écarquille les yeux devant l'image brouillée additionné au son digne de R2D2 qui sort de la bouche de ma cousine.
Putain de Larvebox ! Quand est-ce qu'on aura enfin la fibre dans ce quartier de merde ?
J'écris rapidement un message à Aurore avant de passer ma tête dans l'encadrement de la porte de ma chambre et de brailler :
— M'man ! Faut rebooter la box ! M'man ?
— Eh bien il me semble que t'as des jambes, non ? me hurle-t-elle d'en bas.
Oui, l'ambiance est toujours quelques peu tendue avec mes parents. A tel point que je ne leur ai toujours pas parlé du voyage scolaire, et que je leur ai encore moins demandé s'ils me laissaient organiser mon anniversaire avec mes amis...
Je pousse un long soupir d'exaspération puis descends l'escalier d'un pas pesant pour me rendre au salon où se trouve la Livebox, mais suis surprise d'y trouver mon frère, en compagnie de deux de ses amis, en train de jouer à FortNul.
— Tiens, les mecs ! rigole-t-il en me voyant. Je vous présente ma soeur, Rateaulie !
Et voilà qu'ils ricanent comme des crétins... Oui, on en est là : ma vie craint tellement que je me fais même victimiser par des collégiens, maintenant.
Je m'abstiens de tout commentaire et me contente de me diriger vers la Livebox que je redémarre sans préavis, arrachant des cris consternés aux trois merdeux.
— Putain, Lalie ! Pourquoi t'as fait ça ? On allait faire un Top1 !
Toujours muette, je lui adresse un doigt d'honneur puis remonte dans ma chambre d'un pas pressé avant que la Grande Inquisition Maternelle ne vienne me houspiller.
— Ça y est, tu m'entends ? demande Aurore une fois que ma connexion est revenue. Donc, je disais... Les ados sont comme ça ; ils aiment bien se liguer contre une seule et même cible, c'est le phénomène de meute. Ils se sentent plus forts, puis ça leur permet de se rapprocher les uns des autres, tu vois le délire ?
— Oui, je vois très bien puisque je le subis tous les jours depuis deux semaines ! Ma question c'est : quand est-ce qu'ils vont s'arrêter ?
— Il leur faut un autre bouc-émissaire, tout simplement. Une nouvelle cible à pourrir. Ensuite, ils te lâcheront.
— Quoi ? je m'offusque. Mais je veux pas faire subir ça à quelqu'un d'autre ! Crois-moi, Aurore, c'est vraiment horrible ! Je souhaite ça à personne, pas même à mon pire ennemi !
— Ah, vraiment ? ironise ma cousine. Pas même à Tricia ?
Je réfléchis un moment à sa question, et finis par bredouiller :
— Eh bien, je lui en veux à mort, enfin, quand même, ce serait vraiment pas bien si...
— Stop les conneries, là ! me coupe-t-elle. Essaye pas de jouer les saintes en me sortant ta morale bien-pensante. T'es humaine, Nat, alors me dis pas que t'as pas envie de te venger de cette connasse !
Je hausse les épaules, jouant avec l'une de mes mèches de cheveux avant de répondre :
— Bah, je comptais plutôt sur le karma pour la rattraper tôt ou tard...
— Karma, mon cul, ouais ! crache ma cousine.
J'écarquille les yeux, surprise d'entendre une telle vulgarité sortir de sa bouche.
— Si t'attends après le karma pour avoir ta revanche, Nat, t'auras le temps de finir en EHPAD ! Le karma, il faut savoir le provoquer, parfois.
Son regard enflammé me fait réaliser à quel point Aurore peut être sacrément flippante, quand elle s'y met.
— Et..., je déglutis. Qu'est-ce que tu proposes, du coup ?
— Bah... Sans vouloir me la jouer psychologue de comptoir, en théorie, cette fille n'a pas vraiment le profil d'une peste. C'est plutôt le genre première de la classe, bon chic bon genre, qui cherche à se faire bien voir des profs, donc... Sa façon de prendre comme ça une personne pour cible et de s'acharner sur elle, je dirais que ça dissimule une certaine insécurité...
— Et alors ?
— Et bien... Je parie que cette fille a quelque chose à cacher, un secret bien enfoui, et que même ses deux meilleures amies sont pas au courant... Toi, en fait, t'es juste une diversion. En accaparant les regards sur quelqu'un d'autre, ça lui permet de continuer à mentir. T'es pas son punching-ball, en vérité, Nat. T'es son bouclier.
Je médite quelques instants sur ces propos. Je sais qu'Aurore est assez douée pour cerner les gens or, plus je réfléchis à sa théorie, plus je la trouve crédible... À présent, la question est la suivante : Tricia Omani, quel peut bien être ton vilain petit secret ?
Musique : The Pierces — Secret
(Oui, c'est la musique du générique de "Pretty Little Liars". P'tite cassedédi à Marco, hein A_Nevro ?) 🤭
[mode Fiona : on] Putain de bordel de cul de merde ! Comment ça fait trop plaisir de publier ce chapitre sa maman la cheyenne ! [mode Fiona : off]
Bon, plus sérieusement... J'espère que cette remise en bouche vous a plu, même si, je l'admets, il ne se passe pas grand-chose dans ce chapitre ! Disons qu'il prépare le terrain pour la suite... 😈
Qu'avez-vous pensé de la colère de Nat à l'encontre de Tricia ?
De l'intervention d'Aya et de son échange avec Mattéo ?
De l'inutilité des adultes pour endiguer le harcèlement dont est victime Nathalie ? Je suis dure avec mes collègues, là. En vérité, j'ai connu des CPE hyper investi(e)s et efficaces en la matière, heureusement. D'ailleurs on avait participé au prix Non au harcèlement dans mon collège cette année, mais bon avec le confinement c'est tombé un peu à l'eau. Dommage, les élèves avaient bossé dur ! Certain(e)s l'ont déjà fait parmi vous ?
Enfin, de l'échange avec sa cousine Aurore et des conseils qu'elle lui prodigue ?
Comment Nat va-t-elle s'y prendre pour percer le secret de Tricia, selon vous ? 😏
Pour l'anecdote, ce chapitre-là ainsi que les deux suivants ne sont pas des "nouveaux", je les avais écrits il y a un an mais jamais publiés puisque, bah, j'ai lâchement déserté entre temps... Il faudra donc attendre encore trois semaines avant de découvrir les nouveaux chapitres, qui cela dit en passant risquent de vous paraître un peu plus rythmés. On verra ce que vous en pensez et si vous sentez une quelconque différence !
C'est le début de l'arc "revanche contre Tricia", arc qui m'a posé beaucoup de soucis à l'écriture car les chapitres de ce style ne sont vraiment pas ma tasse de thé. Je n'ai pas l'âme d'une comploteuse, je suppose ! 🤷Cet arc narratif est d'ailleurs à l'origine de mon blocage, je pense. Je vous demande donc de faire preuve d'indulgence, j'ai fait de mon mieux pour avancer ! 😤
Bref, voilà, j'arrête ici mon blabla de 10k mots (désolée, vous m'aviez manqué aussi) et vous dis à jeudi prochain pour la suite ! 😘
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