44. Débris spatial

Quand j'ai terminé d'expulser mes tripes dans la cuvette des toilettes, je suis en sueur comme après avoir couru un marathon : j'ai à peine la force de me traîner jusqu'au lavabo afin de me rincer la gorge, me nettoyer la bouche ou me mouiller le visage.

Je finis par m'asseoir sur le carrelage froid de la pièce, le dos contre la baignoire, puis demeure ainsi telle une épave, sans bouger.

Toute énergie semble avoir définitivement quitté mon corps ; je ne ressens rien d'autre qu'un grand vide couplé du même froid glacial qui s'est emparé de moi sur le balcon. Je suis en train de me noyer et personne ne viendra me sauver.

Tel un débris spatial, je navigue sans but en une course orbitale infinie à laquelle on ne peut plus m'arracher. Mon être n'est qu'un trou noir ambulant prêt à dévorer tout ce qu'il touche.

Pour la première fois de mon existence, je prends conscience de la vanité de ce monde. Tout me semble si vide, si dénué de sens. La réalité n'est que chaos ; la vie, elle, une souffrance perpétuelle. L'espoir n'existe pas.

Une grande lassitude m'a envahie ; là, sur le moment, je n'ai qu'une seule envie : fermer les paupières et ne jamais les rouvrir. A quoi bon continuer de respirer lorsque l'univers n'est qu'un vaste néant interminable ?

Trois coups frappés à la porte de la salle de bain me ramènent à ce corps que je déteste.

— Ça va, Nathalie ? Je peux venir ?

Sans attendre la réponse, c'est un Adam en chaussettes qui pénètre la pièce, un paquet de chips sous le bras, une assiette contenant une part de gâteau dans chaque main, Genn sur ses talons.

Après avoir refermé derrière lui avec précaution, il vient s'installer à côté de moi sur le sol, où il étale son butin.

Le chien s'allonge entre nous deux, la tête sur mes jambes. J'ignore si c'est volontaire, cela dit je dois admettre que sa présence réchauffe un peu mon coeur meurtri. Je lui témoigne ma gratitude en grattouillant le sommet de son crâne, ce qui fait battre sa queue.

— J'ai apporté de quoi te remplir l'estomac, tu dois avoir la dalle, non ? De toute façon, faut éponger vu ce que t'as bu. Ah et Sarah a appelé son père, il est en route.

Le chevelu a dit ça d'un ton neutre, comme si mon attitude n'avait strictement rien d'anormal.

— Pourquoi tu viens t'occuper de moi ? Fiona part bientôt, tu devrais être auprès d'elle. Moi, je sers à rien... Personne ne m'aime et ne m'aimera jamais...

— Wow, tu nous fais un alcool triste ou je rêve ?

— Un... quoi ?

— Un alcool triste. T'as des idées noires et tu te sens déprimée, je me trompe ?

Comme si cela requérait un effort surhumain, j'acquiesce avec lenteur puis soupire après un temps :

— Ma vie est nulle...

Adam ne répond pas tout de suite ; il se contente de me tendre une chips que j'engloutis à contrecoeur. Nous restons ainsi, à grignoter en silence pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce qu'il reprenne la parole :

— Désolé que Mattéo t'ait rejetée...

— Te fous pas de moi. Tu savais très bien ce qui allait se passer, pas vrai ?

Le chevelu détourne le regard.

— Ouais, admet-il après s'être raclé la gorge. Je savais qu'il te repousserait.

— C'est pour ça tu m'as encouragée à lui confesser mes sentiments ? Tu voulais te foutre de moi ? T'as d'la chance que je me sente vidée de mon énergie, là, sinon je t'en collerais une...

— Non mais tu t'écoutes, Nat ? T'es sérieusement en train de sous-entendre que je pourrais me réjouir de ton malheur ? Tu me prends pour qui ?

— Alors, dis-moi pourquoi ! Pourquoi tu m'as donné de faux espoirs, Adam ?

— Je t'ai jamais dit que Mattéo t'aimait, c'est toi qu'as confondu tes rêves avec la réalité ! s'énerve-t-il.

Sa dernière phrase réveille mes sensations. Cette fois, ça y est : à l'intérieur de ma poitrine, la flèche de Cupidon s'enfonce un peu plus au fond de mon coeur, le transperce de part en part, le brise en deux pour de bon, et les larmes me montent enfin aux yeux. Des larmes salvatrices qui libèrent mon chagrin, le laissant s'écouler au grand jour.

— T'as raison ! je hoquette en me prenant la tête entre les mains. Je me sens si stupide ! Stupide et ridicule ! Pour qui est-ce que je me suis prise, au juste, à m'imaginer qu'un mec comme lui voudrait d'une fille aussi moche que moi ?

Comme s'il comprenait ce que je disais, Genn se met aussitôt à couiner, faisant écho à mon désarroi.

— Qu'est-ce que tu baves ? J'ai jamais voulu dire ça, moi !

— Moi, je le dis ! Je suis la pire des blagues ! Une grosse et énorme blague ! Est-ce que t'as la moindre idée de tous les efforts que j'ai faits ces dernières semaines en espérant lui plaire ? Et voilà où j'en suis ! Même après un régime draconien ainsi qu'un relooking, le mec que j'aime veut pas de moi ! Y a-t-il un spectacle plus pathétique que le mien ?

— Arrête de te dévaloriser de cette manière, bon sang ! C'est pas toi le problème, en vrai ! Si Mattéo t'aime pas, c'est parce qu'il...

Le chevelu s'interrompt brutalement.

— Parce qu'il quoi ? Vas-y, finis ta phrase !

— C'est pas à moi de te dire ça, se ravise-t-il en évitant mon regard. Écoute... Désolé si ce que je t'ai dit t'a fait espérer dans le vide, c'était pas le but. Je me suis juste dit... Qu'il valait mieux que tu sois fixée au plus vite, plutôt que de rester à l'aimer en secret pendant des mois et être déçue à la fin... Je sais que c'est dur mais tu t'en remettras, t'es pas la première meuf sur Terre à te prendre un râteau or, crois-moi, tout le monde y survit !

— Pfff... Remonter le moral des gens, c'est vraiment pas ton truc, Adam, sache-le !

Malgré ma douleur et l'absurdité de la situation, je ne peux réprimer un petit rire.

— Bah tu rigoles, pourtant, remarque-t-il.

— Ouais... Faut croire que ça marche, mine de rien, je réplique en essuyant mes larmes. Merci d'être venu me réconforter... Et de rester alors que je suis odieuse avec toi...

Je le regarde pendant quelques instants du coin de l'oeil avant d'ajouter :

— Je t'ai même pas demandé si Fiona a apprécié ta petite sérénade ?

— Oh, bah...

Adam se frotte le sourcil, signe de sa nervosité ; il n'a pas besoin d'articuler un seul mot supplémentaire, cela dit. Je comprends à la teinte rosée de ses joues que la réponse de Fiona s'est avérée différente de celle du délégué.

— Je vois, je vois... La guitare fait des miracles, donc ! je plaisante avec un sourire en biais.

Il m'administre d'emblée un léger coup de poing à l'épaule suite à cette boutade. Je me moque de sa mine renfrognée puis reprends d'un ton adouci :

— Te vexe pas, je déconne ! Je mentirais si je prétendais que je suis pas jalouse de vous deux... Mais ça m'empêche pas d'être heureuse pour toi, au fond.

— Ouais... T'en fais pas, va, je suis sûr que tu finiras par rencontrer un type aussi nigaud que toi.

C'est à mon tour de le frapper en m'offusquant :

— Espèce d'enfoiré ! En plus, qui utilise le mot "nigaud" à notre âge ? T'es sûr que t'es pas un grand-père coincé dans le corps d'un ado, en réalité ?

Nous continuons de nous taquiner l'un l'autre sous les aboiements joyeux de Genn. Puis, une fois calmés, nous demeurons silencieux un moment, à manger du gâteau et à faire des papouilles au chien. Au bout d'un certain temps, Sarah finit par passer sa tête dans l'entrebâillement de la porte :

— Ça va mieux, Nathalie ?

— Comme quelqu'un qui vient se prendre un râteau, je grimace.

— Ah, oui... Désolée, balbutie-t-elle, mal à l'aise.

— Ton père est arrivé ? s'enquiert le chevelu.

Mon amie hoche la tête. A cet instant, je dois admettre que sa réponse muette me procure un immense sentiment de soulagement. Je me relève avec hâte, impatiente de rentrer chez moi et de m'éloigner du lieu de mon humiliation.

Par chance, Fionaet Sarah ont pris le temps de rassembler mes affaires dans le couloir de l'entrée. Je ne risque donc pas de croiser Mattéo en retournant les chercher au salon.

Je souhaite un bon retour à la première puis imite la deuxième en enfilant mon manteau.

Adam et moi nous regardons de manière un peu étrange ; j'ai une soudaine envie de l'enlacer, ceci dit la présence de sa nouvelle petite-amie me retient, alors je me contente de lui lancer :

— Bon, bah, salut... l'elfe !

A peine ai-je prononcé le dernier mot qu'il me met une pichenette sur le front.

— Aïe ! je proteste en massant l'endroit endolori. Ça fait mal !

— C'est ton châtiment pour avoir osé utiliser ce surnom honni, déclare-t-il d'un ton neutre.

J'ai du mal à réprimer un petit rire moqueur, oubliant pendant un court instant ma douleur.

— Allez, reprend le chevelu. Rentrez bien.

Sarah ouvre la porte d'entrée et, alors que nous nous apprêtons à sortir, j'entends quelqu'un m'appeler :

— Nathalie ! Attend !

Je reconnais cette voix avant même de me retourner. Le délégué se tient au pied des escaliers, poings serrés, mâchoire contractée. Sur la dernière marche, derrière lui, Ilyès cherche à le retenir en mettant la main sur son épaule :

— Je pense pas que ce soit le bon moment, Matt...

Mais celui-ci se dégage d'un coup d'épaule.

— Vous pouvez nous laisser seuls ? demande-t-il aux autres. J'ai un truc à dire à Nathalie...


💫💫💫


Et voilà, encore un chapitre qui se termine sur un cliffhanger ! 😱 Enfin moins vilain que celui de la semaine dernière, quand même.

Alors, qu'avez-vous pensé de la déprime passagère de Nat ? J'ai bien aimé écrire ces quelques paragraphes chargés d'émotion, ça changeait un peu du ton habituel de l'histoire, c'était rafraîchissant !

Enfin heureusement, ça ne dure pas et Adam vient vite la réconforter parce qu'il est... Adamrable ! 💖 Avez-vous apprécié ce moment de complicité entre ces deux-là ?

Pour conclure ce chapitre, j'ai choisi "Space Oddity" de Bowie, en référence à la métaphore spatiale du début. Je trouvais aussi que le ton mélancolique de cette musique collait assez bien avec l'humeur de Nat.

https://youtu.be/iYYRH4apXDo

Alors, à votre avis, qu'est-ce que Mattéo veut dire à Nathalie ? 😱 Et celle-ci sera-t-elle dans de bonnes dispositions pour l'écouter, ou Ilyès a-t-il raison en disant que ce n'est pas le bon moment ?

N'hésitez pas à me donner votre avis 😁 J'aime toujours autant lire vos commentaires ! En attendant de lire vos réactions, je vous fais des bisous et vous dis à lundi ! 😘

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