36. Pinochette

La mine boudeuse qu'affiche Adam le lundi matin n'arrange en rien mon humeur déjà exécrable ; après m'avoir saluée du bout des lèvres, il m'adresse si peu la parole que ça en frise l'impolitesse.

Le chevelu étant particulièrement susceptible, je me doute bien l'avoir vexé en lui envoyant ce message rageur la veille : j'ai, de ce fait, conscience que le premier pas réconciliateur m'incombe entièrement... Cela dit, n'en déplaise à mon voisin de classe, je suis moi-même trop contrariée pour formuler la moindre petite excuse. 

Nous restons donc chacun dans notre coin à tirer des têtes d'enterrement toute la matinée, ce qui n'échappe pas à Mattéo, lequel s'empresse de me le faire remarquer pendant la pause déjeuner, lors de la réunion hebdomadaire du Club Presse :

— Bah dis donc, y'avait l'air d'avoir une super ambiance, du côté d'Adam et toi, ce matin ! me taquine-t-il avant de mordre un morceau de son sandwich. C'est toujours la guerre froide entre vous ?

Je fais négligemment rouler une tomate cerise à l'intérieur de mon tupperware, regardant ma salade sans grand appétit.

— Il est pénible à se vexer pour un rien, je hausse les épaules.

— Du coup, ça justifie que tu nous fasses la gueule à nous aussi ? m'apostrophe Marjorie en croquant dans sa pomme.

— Je boude pas ! Je suis juste... contrariée.

— C'est à cause de mon absence pendant les vacances ? Je pensais pas être devenue un si grand pilier de ton existence, Nat, j'en serais presque flattée !

— Non, c'est pas ça ! Le truc, c'est que... Ma cousine est revenue, elle reste ici pendant les vacances...

— Bah c'est génial, non ? me répond le délégué. Je veux dire, vous étiez pas hyper proches ? Elle a dû te manquer depuis le temps !

— Ouais, c'est... super..., je marmonne à contrecoeur.

— T'as pas l'air très enchantée, pourtant, remarque-t-il.

— C'est parce qu'elle veut vous rencontrer... Vous deux, Sarah, Ilyès et Adam.

— C'est quoi le problème ? m'interroge Mattéo. Non, attend, laisse-moi deviner... T'as honte d'Ilyès et Adam, c'est ça ?

— Hein ? Mais pas du tout !

— Alors il est où, le souci ?

La harpie et moi échangeons un regard appuyé qui en dit long : pas besoin de grands discours pour qu'elle comprenne ce que je ressens.

"Le souci, c'est que ma cousine n'a rien à voir avec moi ! Elle est mille fois plus belle, mille fois plus drôle, mille fois plus sympa... C'est sûr qu'en à peine une après-midi vous allez l'adorer ! Voire, si ça se trouve, la préférer à moi !

Ensuite, à la fin de la journée, vous vous lamenterez en vous demandant pourquoi le sort vous a mis dans la classe de l'insipide petite Nathalie au lieu de partager celle de la génialissime Aurore..."

Voilà à peu près ce que j'ai envie de répliquer, sur le moment ; alors que je commence à ouvrir la bouche après avoir rassemblé tout mon courage, nous sommes interrompus par une Aya furibonde tapant des poings sur notre table.

— Grassi est une vraie peau de vache ! s'écrie-t-elle sans préambule.

Mme Grassi, c'est le nom de la proviseure de Charles de Secondat ; une cinquantenaire ayant, en guise de nez, un énorme appendice de sorcière au milieu d'un visage aussi carré qu'un homme, montée sur deux grandes jambes maigrichonnes contrastant avec son imposante stature pourvue d'un abdomen ainsi que de deux obus faisant trois fois le volume de sa boîte crânienne.

Vous pourriez être pris de pitié devant ce physique ingrat, ou blâmer une nature particulièrement injuste envers cette pauvre âme... Seulement, si cela peut vous consoler, sachez que l'affront à la proportion-même qu'est son apparence s'avère, au final, très révélateur de sa personnalité.

Surnommée "Pinochette", la proviseure est un tyran doublée d'une control freak psycho-rigide, autant vis-à-vis des élèves que des professeurs ; persécutrice à la renommée quasi-régionale, c'est à elle que nous devons, d'après ce que m'a expliqué Marjorie, le départ de la précédente CPE hyper compétente, remplacée par une Mme Moreau aussi inefficace que périmée.

— Laisse-moi deviner, la moustachue, Pinochette a encore refusé la création de ton club ? soupire la harpie, blasée.

— Exactement !

Depuis sa mésaventure lors de la retenue, Aya s'est mis en tête de créer un club à destination de la communauté LGBT, mais a déjà essuyé deux refus clairs et nets de la part de Grassi.

— C'était quoi l'excuse, aujourd'hui ? s'enquiert Mattéo.

— Franchement, c'est tellement bidon ! Pinochette a encore prétexté que le projet était trop flou et qu'il n'y aurait, quoiqu'il en soit, pas assez de candidats ! Putain, je suis dégoûtée, j'ai vraiment bossé sur cette idée... Elle m'a pas laissé en placer une, vous la connaissez.

En ce qui me concerne, je fais toujours en sorte de l'esquiver telle la nouvelle Bête du Gévaudan, donc non, je ne la connais pas. D'ailleurs, je ne souhaite aucunement y remédier.

Tout ce que je sais, c'est qu'être convoqué dans son bureau implique généralement de finir en PLS sous la couette. Seuls les têtes brûlées telles que Miléna ou les idéalistes politiques comme Aya parviennent à lui faire face sans (trop) sourciller.

— Vous savez quoi ? J'en ai rien à foutre de ce qu'elle pense, cette grosse bourgeoise avec son balais dans le cul ! Je vais écrire un article annonçant que le club sera créé dès la rentrée, on verra bien combien d'étudiants seront intéressés ! J'en ai ras-le-bol de demander la permission, en plus je parie qu'elle continuera de refuser en bloc juste parce qu'elle m'a dans le collimateur !

Puis, sans attendre de réponse, Aya se dirige illico vers un ordinateur avant de se mettre à taper rageusement sur le clavier.

— Décidément, quelle fougue ! siffle Marjorie en la voyant à l'oeuvre. Malheureusement, je pense que Pinochette a raison. Ça m'étonnerait que le nombre d'élèves homos assumés soit très élevé... Le lycée peut être une vraie jungle parfois, y'a que les maso qui font leur coming-out à ce moment-là, si vous voulez mon avis. Pas vrai, Matti-chou ?

Le délégué se met soudain à tousser, semblant s'étouffer avec son sandwich.

— Ça va ? je m'inquiète. T'as avalé de travers ?

— O-Ouais, marmonne-t-il une fois la quinte passée. C'est rien. D'ailleurs, ça me fait penser, Lalie, ton article est bientôt prêt, non ? C'est sur quel sujet, déjà ?

— Euh... Sur la timidité, je bredouille, sentant mes joues s'empourprer en y repensant.

— Je peux le lire ?

— S-si t-tu v-veux...

Repoussant ma salade à moitié mangée, je sors mon carnet de notes puis le tend à Mattéo.

— Ah, t'écris à la main ? s'étonne-t-il avant de commencer sa lecture.

J'ai beau avoir rédigé ce texte afin de le publier sur le journal numérique du lycée, je ne peux m'empêcher de me sentir gênée à l'idée qu'il le lise, là, juste devant moi.

Prise de doutes, je me penche au-dessus de son épaule, relisant mon texte en même temps que lui :


"Ce tyran nommé Timidité

Depuis que je suis toute petite, j'ai toujours été timide. Mais qu'est-ce que ça signifie, au juste ? Pour vous, c'est sans doute quelque chose de normal. On dit d'une personne qu'elle est « timide », comme on dirait « elle a les yeux bleus » ou « elle est grande », des choses de ce genre.

On dit souvent d'un gosse qui n'ose pas trop parler aux inconnus qu'il « fait son timide », comme si ce n'était qu'un caprice passager, que ça finira par passer.

Les gens qui pensent ça se trompent. Car être timide, ce n'est pas un caprice. Vous voulez que je vous dise ? Être timide, c'est une maladie. Une maladie difficile à supporter, et même pas remboursée par la sécu... !

Car la timidité grandit en vous au fil des années, elle se développe et, peu à peu, elle vous oppresse de plus en plus, vous étouffe le cœur et, lorsque vous vous en rendez compte, il est déjà trop tard. Puisqu'elle a dressé de grandes et insurmontables barrières entre vous et les autres. Des obstacles, des murs difficiles à percer, à détruire.

Lorsqu'on est timide, on devient invisible. On n'ose pas s'affirmer, on ne peut jamais se montrer tel que l'on est, à tel point qu'au final, nul ne connaît notre véritable personnalité.

On devient transparent à leurs yeux. Ils ne se rendent pas vraiment compte de notre existence. Lorsqu'on ne parvient pas à s'exprimer, les autres ne nous remarquent pas.

Les personnes non-timides ne comprennent pas tout cela, elles ne voient pas où se trouve la difficulté. Pour elles, des choses telles qu'affirmer ce que l'on pense, demander son chemin à un inconnu dans la rue, parler à quelqu'un que l'on ne connaît pas, ou même dire bonjour au chauffeur en entrant dans le bus... Ce sont des choses faciles, innées, normales.

Elles ne voient pas ce qu'il y a de si dur là-dedans, et ne se rendent pas compte des efforts que doit fournir quelqu'un de timide pour les accomplir. Si un timide veut faire ces choses, il doit s'accrocher, user de toute sa volonté, s'investir tout entier, suer, transpirer pour y arriver. J'exagère un peu, mais un peu, seulement...

Car en tant que timide, je ne parviens pas à parler aux autres. A exprimer ma pensée. Je n'ose pas. De quoi ai-je peur, me demanderez-vous ? Qu'est-ce que je risque ? Les autres ne vont pas me bouffer, non ? Et pourtant... C'est ce qui m'effraie.

J'ai peur qu'ils m'avalent toute crue, qu'ils ouvrent de grands yeux écarquillés et, qu'avec leurs bouches pleines de dents, ils déversent sur moi un flot de moqueries, me mitraillant de rire et d'humiliations qui me donneront juste envie d'aller me tapir dans un trou de souris et de ne plus jamais en ressortir.

Car eux ne comprennent pas, ils ne ressentent pas le rouge leur monter aux joues lorsqu'ils parlent, ils ne sentent pas cette boule de chagrin qui se forme au creux de ma gorge, m'étouffant, m'empêchant de m'exprimer, car je sais que si j'essaye, je vais exploser, fondre en larmes, pitoyablement, lamentablement, sans raison aucune, là, devant eux...

Je vais me mettre à pleurer, car je n'y arriverai pas, je sais que je n'y arriverai pas, c'est beaucoup trop dur et, incapable d'exprimer ma pensée et mon désarroi, toute ma peur, mes craintes, ma souffrance me restent au travers de la gorge, sous forme de cette boule de chagrin, finissant par ressortir en larmes muettes, des larmes de rage et de panique.

Pourtant, moi aussi, je pourrai parler, dire des choses intelligentes. Je sais bien que mes réflexions valent autant que celles d'un autre. Mais entre ce que je pense et ce que je dis, c'est comme s'il y avait au moins deux planètes, trois galaxies et une bonne quinzaine de mondes parallèles.

Dans ma tête, ma pensée me paraît intelligente, fondée, sensée et, pourtant, dès que j'ouvre la bouche, ce n'est qu'un flot d'hésitation, de répétitions, voire de bégaiement qui en ressort. Parce que la timidité s'accompagne d'un manque de confiance en soi qui nous étrangle et nous réduit au silence.

Le pire, dans tout ça, c'est de se dire que tous ces obstacles ne sont qu'intérieurs, que ces barrières qui se dressent entre nous et les autres sont invisibles et inexistantes à leurs yeux à eux.

Toutes ces difficultés, c'est la personne timide elle-même qui les crée et qui les façonne, avant de s'en trouver prisonnière. Perdue dans mon propre labyrinthe, il ne tient qu'à moi d'en sortir.

Car il ne faut pas se méprendre. Si j'écris ces lignes, ce n'est pas pour me plaindre. A travers elles, j'espère juste que les personnes non-timides comprendront un peu davantage ce qu'est réellement la timidité, qu'elles cesseront de dire des choses aussi idiotes que « Mais je sais pas, moi, c'est pas si compliqué... t'as qu'à prendre sur toi ! ».

Ça signifie quoi, au juste, prendre sur soi ? Je ne l'ai pas déjà assez sur moi, ma timidité ? Je fais déjà de mon mieux.

J'aimerais qu'ils comprennent ce que tout cela signifie pour moi. Car faire des efforts lorsque personne ne s'en rend compte, ce n'est pas très encourageant...

Ce texte, c'est ma manière de déverser ce qui persiste au fond de moi, d'extérioriser tous ces problèmes, de les coucher sur papier. Mais en écrivant ceci, je me fais également une promesse. La promesse de ne plus être timide. De faire beaucoup, beaucoup d'efforts, aussi éprouvants soient-ils.

Je me jure de guérir, car ma volonté sera inébranlable, et que j'y parviendrai. Je sais que j'y parviendrai. Je deviendrai quelqu'un de normal qui pourra, un jour, parler aux autres comme si de rien n'était.

Je parviendrai à détruire ces barrières que j'ai moi-même construites. Si bien qu'un jour, les personnes qui m'entourent ne devineront jamais que, jadis, j'ai été l'esclave de ce tyran qu'on nomme Timidité.

-Nathalie Trombière, 2nd3"


— C'est chouette, t'as une jolie plume, souffle Mattéo lorsqu'il a terminé sa lecture, me faisant rougir malgré moi. Je suis sûr que beaucoup de gens se retrouveront à travers tes mots.

— M-Merci, je balbutie en récupérant mon carnet. Il me manque plus qu'à le taper sur l'ordinateur, maintenant.

— Et, si ça peut te rassurer, reprend-il, je trouve que t'as bien progressé à ce niveau-là, ces dernières semaines.

— Encore heureux ! s'exclame Marjorie. Elle bénéficie quand même du meilleur coach de vie dont on puisse rêver !

— Ah bon ? s'étonne le délégué, avant de se tourner vers moi. Tu sais de qui elle parle, toi, Nat ?

— Non, aucune idée, je réponds, un sourire en coin sur les lèvres.

— Han ! s'insurge la harpie. Vous le regretterez, tous les deux ! Cet affront ne restera pas impuni, croyez-moi !

Tandis que nous rions de bon coeur, je réalise soudainement la chance que j'ai, ces derniers temps. J'ai à présent de supers amis, je suis tombée amoureuse, et je commence à peu près à tolérer mon reflet, le matin.

Alors, je me souviens qu'Aurore est revenue et l'appréhension qui me tenaille le ventre depuis samedi me reprend aussitôt.

C'est avec mélancolie que je les regarde se chamailler, ne pouvant étouffer, au fond de moi, cette crainte de voir tout cela s'envoler dès qu'ils auront rencontré ma cousine... 


-------

/!\ Petite annonce : à partir de la semaine prochaine, et pour au moins les trois semaines à venir, je publierai à un rythme de deux fois par semaine (le lundi et le jeudi, du coup). 

En effet, les prochains chapitres sont plutôt longs, j'ai donc décidé de les diviser en deux mais, pour ne pas retarder l'avancement de l'intrigue, de les publier lors de la même semaine. J'espère que ça vous conviendra, et si c'est le cas j'essaierai de continuer ainsi  😁 /!\

Voilà, j'espère sinon que ce chapitre vous a plu, même s'il ne s'y passe pas grand-chose par rapport aux précédents. Disons qu'il s'agit du calme avant la tempête... 😈 

Je trouvais cela dit important de vous retranscrire le texte de Nathalie directement (d'ailleurs, j'ai volontairement laissé pas mal de répétitions pour que ça soit crédible, dîtes-moi ce que vous en avez pensé ! ), notamment car il aborde un thème majeur de l'histoire, à savoir la timidité. 

D'ailleurs, pour l'encourager sur cette voie, j'ai choisi la chanson de Sara Bareilles — Brave :

https://youtu.be/QUQsqBqxoR4

Que pensez-vous sinon de la volonté d'Aya de braver l'interdit de Pinochette pour créer son club LGBT ? Est-ce que vous êtes d'accord avec Marjorie, selon vous est-ce suicidaire de faire son coming-out à quinze ou seize ans ? Si vous êtes encore au collège ou au lycée, les élèves sont-ils plutôt ouverts à ce sujet-là dans votre établissement ou pas du tout ?  

Voilà, j'espère que ça vous aura plu, et du coup je vous dis non pas à jeudi mais à lundi pour le prochain chapitre !  😱 😚 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top