25. Anarchy in the Trombière
Si on met de côté le regard de travers que me lance Marjorie en voyant mon plateau, le repas se passe plutôt bien. A vrai dire, j'ai un peu de mal à réaliser que je me retrouve là, à partager un McDo en compagnie de Miléna Delval ainsi que de son petit-ami. Une telle situation m'aurait semblée improbable il y a quelques jours.
Bon, en vérité, Mattéo et moi restons en retrait, laissant nos trois aînés discuter entre eux. J'ignorais d'ailleurs que celui-ci pouvait être intimidé. Dans notre classe, il est toujours ce garçon rieur, sociable, extraverti. Là, il est réservé, laconique, pensif... Je ne peux pas vraiment l'en blâmer : ayant souvent traîné en compagnie d'Aurore et sa bande d'amis, je connais parfaitement ce genre de situation.
D'une manière générale, je suis toujours renfermée sur moi-même quand je fréquente des gens que je ne connais pas beaucoup. J'ai tendance à avoir ce que j'appelle une phase d'observation ; c'est-à-dire que je reste en retrait, écoutant les conversations sans trop y participer. C'est ma manière de me familiariser avec de nouvelles personnes.
Aujourd'hui, en revanche, j'ai du mal à me concentrer sur ce que racontent les autres. Assise juste à côté du délégué, l'odeur de son parfum emplit mes narines, et je dois me faire violence pour ne pas trop le regarder, de peur de ne plus réussir à détacher mes yeux de lui.
Mon téléphone se met soudain à vibrer, me tirant de ma rêverie.
Marjorie :
On peut savoir ce que tu fiches Miss Lentilles ? Pourquoi tu parles pas à mon frère ?
J'ai bien envie de lui répliquer de s'occuper de Morgan plutôt que de se mêler de mes affaires ! Et puis, je pense à Sarah... Si elle était là, elle serait certainement d'accord avec Marjorie sur ce point. Je prends discrètement une inspiration afin de me donner du courage, puis me tourne vers Mattéo avant de demander :
— Alors il est bon ton BigMac ? Tu aimes les BigMac ? Moi je trouve que les frites de McDo sont trop salées en temps normal, du coup je préfère Quick, eux au moins ils nous donnent le sel à part.
Je suis moi-même surprise devant la quantité de mots insipides que je viens de balancer, sans parler du débit particulièrement rapide auquel je l'ai fait. Le délégué semble l'être également, car il me dévisage en haussant les sourcils, perplexe.
— Euh... Désolée pour cette diarrhée verbale sauvage, je bredouille en baissant à nouveau la tête sur mon assiette.
— Diarrhée verbale ? reprend-il en rigolant. Expression sympathique. Tu sais, y'a pas de quoi stresser parce que tu t'adresses à moi, hein, je suis un type tout ce qu'il y a de plus normal. Je vais pas te manger.
Il marque une pause pour regarder mon plateau avant de reprendre :
— Un peu comme toi et ton hamburger, quoi. C'est pas à cause de Marjorie au moins ?
— Eh bien...
Je me racle la gorge, n'osant pas lui dire la vérité. En réalité, si je n'ai pas entamé mon BigMac, c'est parce que je ne sais pas comment m'y prendre. Aussi étrange que cela puisse paraître, en temps normal, je me contente de commander des frites ainsi que des nuggets de poulet, pour la simple et bonne raison que je ne sais pas manger un hamburger sans me salir ni me couvrir de ridicule.
J'aurais mieux fait d'écouter l'autre girafe à frange et de commander une salade, mais que voulez-vous ? Mattéo me dévisageait de ses beaux yeux bleus, si insistant, si prévenant au sujet de ma santé... Je ne pouvais pas le décevoir !
— Qu'est-ce qu'il y a, encore ? intervient la concernée en entendant son prénom.
— Tu voulais que Nathalie prenne une salade et maintenant elle culpabilise à l'idée de manger son burger.
— Ah.
— C'est tout ce que t'as à dire ? s'agace le délégué. Y'a que toi pour commander une salade à McDo.
— J'avoue, enchérit Miléna, meuf, t'as vraiment des soucis avec la bouffe, des fois.
Marjorie recule contre le dossier de sa chaise en croisant les bras.
— Je t'emmerde, Léna. J'ai aucun souci. Je fais juste attention à ma ligne et à ma santé. On a pas toutes la chance d'avoir ton métabolisme. Pas vrai, Nathalie ?
— Laisse Nat en dehors de ça ! s'énerve Mattéo.
— Et toi arrête de parler à sa place. T'inquiète pas, Nat joue les timides mais elle a un caractère bien trempé. Elle est capable de se défendre seule.
— Je sais ! J'en ai déjà fait les frais, la dernière fois.
Je rougis en repensant à la scène des toilettes où je l'ai méchamment envoyé sur les roses.
— Dans ce cas pas la peine de jouer les chevaliers servants ! soupire Marjorie.
Son frère lève les yeux au ciel sans insister.
— Alors, Nathalie, reprend la harpie, n'est-ce pas que j'ai raison quand je dis que les filles ayant le métabolisme de Miléna, on devrait avoir le droit de les ligoter et de les engraisser comme des oies ?
Je souris suite à cette réflexion.
— J'admets... que l'idée est tentante, je dis d'une petite voix.
— Oh, oui ! s'exclame la concernée. Continuez ! Je me repais de votre jalousie !
Elle remet ses cheveux en place avant d'enchaîner :
— C'est pas ma faute si je suis sexy naturellement. Même si l'amour véritable se moque de notre apparence physique. C'est ce qu'il y a à l'intérieur qui compte ! Hein, Morgan ?
— Euh... ouais, probablement. Enfin, c'est pas une raison pour prendre cent vingt kilos, hein. Pas sûr que je reste avec toi si ça arrive.
— Han ! Quel goujat ! s'exclame Marjorie.
Les deux filles se mettent à lui jeter des frites en rigolant, se désintéressant complètement de nous.
— Sérieusement, Nathalie..., soupire le délégué à mon attention.
— Mattéo, je l'interromps. C'est gentil de t'inquiéter, vraiment ça me touche, mais... En fait, c'est pas à cause de Marjorie si je veux pas manger mon hamburger.
— Ah bon ?
Je me rapproche doucement de lui puis ajoute à voix basse :
— Tu promets de pas te moquer si je te dis la vérité ?
— Je dois dire que tu m'intrigues, là, répond-il en haussant un sourcil. Venant de toi, je m'attends à tout...
— En fait... Je sais pas comment manger ce truc. Je vais sûrement m'en mettre de partout et, euh...
— Oh, je vois. Ce serait dommage que tu te couvres le visage de sauce devant Morgan Hawkins ?
"Pour être honnête, ce que Morgan Hawkins pense de moi m'importe autant que la couleur des chaussettes de Tricia. Le seul garçon dont je me préoccupe, là, maintenant, c'est celui qui se trouve à côté de moi."
Si j'étais Aurore, c'est sûrement ce que j'aurais répondu à Mattéo ; le fixant de mes grands yeux de biche, les joues légèrement rosées, m'amusant innocemment à triturer une de mes mèches de cheveux. Il aurait alors été flatté à l'idée que cette jolie jeune fille blonde et mince s'intéresse à lui. Comme à peu près tous les garçons qui parlent à ma cousine. Il aurait souri avant de se pencher doucement vers elle pour l'embrasser de ses lèvres au goût mentholé...
Sauf que je ne suis pas Aurore. Je suis juste moi, Nathalie Trombière, et la seule chose que je trouve à répondre, c'est :
— De sauce uniquement ? T'es gentil, encore. Moi, j'ai plutôt peur de me retrouver avec toute une salade composée sur la gueule, oui !
Voilà : l'humour et l'autodérision. Les meilleures armes des filles pas très belles et enrobées, pas vrai ? Pourtant, parfois, j'aimerais être autre chose que la copine rigolote. Je voudrais qu'on me prenne au sérieux, moi aussi. J'aimerais qu'on me trouve belle. Mais je suis prisonnière de ce corps que je hais et auquel je dois m'accommoder...
Cela a quand même l'effet escompté car il rigole à cette idée, me tirant de mes sombres réflexions.
— A ce point-là ? Exagère pas !
— Si, si, je te jure, c'est une véritable catastrophe. Crois-moi, il vaut mieux pour le bien de l'humanité que personne n'assiste à un tel spectacle.
— Ah mais t'as attisé ma curiosité, maintenant. Je veux voir ça. Promis, je me moquerai pas.
Accoudé sur la table, il me dévisage en posant sa joue contre son poing. J'écarquille les yeux en réalisant qu'il a mis son coude en plein dans du ketchup.
— Mattéo ! je m'exclame. Ton pull !
Le délégué se redresse et fait une tête de cent pied de long en voyant sa bêtise.
— Oh, non ! Bordel !
Je ne peux contenir un gloussement.
— Hé ! C'est pas drôle ! proteste-t-il en m'entendant.
— Au contraire, je trouve ça hilarant.
Je lui prête ma serviette afin qu'il s'essuie ; heureusement, il porte un pull de couleur sombre aujourd'hui, donc ça ne se voit pas trop, au final.
— Tu vois, me dit-il en me montrant le morceau de papier plein de ketchup, visiblement, t'es pas la seule catastrophe ambulante, ici.
— Oui, c'est ce que j'ai pu constater, je réponds avec un grand sourire. Pour une fois que c'est pas moi qui suis ridicule devant toi.
— En vrai, je l'ai fait exprès, comme ça tu te sens moins seule. Tout était sous contrôle.
— Mais bien sûr !
Après que Mattéo ait nettoyé sa manche aux toilettes et que j'aie bataillé contre mon hamburger sous les moqueries du délégué, nous finissons par prendre le chemin du retour jusqu'au lycée.
— Je veux pas y aller ! gémit Miléna en traînant les pieds. Venez, on sèche !
— Sécher une heure de colle ? s'exclame Morgan. T'es malade !
— Oh, ça va, espèce de rabat-joie... Je savais pas que tu te la jouais premier de la classe, maintenant.
— Je joue rien du tout ! Seulement, tu vois, ta mère s'en fout peut-être, mais c'est pas le cas de la mienne.
— Elle s'en fout pas, proteste Miléna, elle est juste trop défoncée aux médocs pour s'en rendre compte. Fanny Delval, la mère de l'année !
— Oh, tu sais, intervient Marjorie, si on veut jouer à celui qui a le parent le plus naze, j'en connais un qui arrive en tête de liste. Dis-leur à quel point ton père est sympathique, Matti-chou !
— Tais-toi, Marje. J'ai pas envie de parler de ça.
Sa presque-soeur lève les yeux au ciel sans insister, préférant, à la place, s'attaquer à une nouvelle cible : moi.
— Et toi, Nat, ils ont réagi comment, tes parents, en apprenant que t'avais été collée ?
Je rougis en sentant l'attention générale tournée vers moi.
— Euh..., je bredouille. Bah... c'était assez bizarre... Je crois qu'en réalité, ça les a rendus plutôt... fiers.
— Fiers ? s'exclament les trois autres, étonnés.
Cette fois, je dois avoir viré rouge pivoine. Je ne vois pas vraiment comment je pourrais leur raconter ça... Disons qu'au début, mes parents se sont bien moqués de moi ; mon père est allé jusqu'à me faire croire que cette histoire serait inscrite dans mon dossier scolaire voire, pire, mon casier judiciaire. Et moi, en belle cruche, je l'ai cru. Naïvement.
Après m'avoir fait verser une quantité astronomique de larmes, ils se sont marrés pendant quinze longues minutes. Puis ils ont décidé de mettre fin à la torture psychologique en me racontant des anecdotes peu reluisantes sur leur propre passé.
L'occasion pour moi d'apprendre qu'avant d'être un homme bedonnant en costard-cravate, mon père avait une véritable âme de punk et qu'il s'amusait, pendant ses jeunes années, à dérober de la bière afin de la revendre en douce au sein de son internat.
J'ai aussi appris que ma mère avait déjà volé des cosmétiques aux Galeries Lafayette et que mon grand-père paternel avait foutu une raclée à deux jeunes délinquants qui agressaient un type dans la rue. Les Trombière, une vraie famille de thugs, en somme. Qui l'eut cru ?
Evidemment, je me vois mal raconter une histoire pareille aux autres, donc je me contente de dire :
— Oui, j'ai toujours été du genre sage et discrète, alors je crois que ça leur a fait plaisir de voir que je me rebellais un peu.
— Oh, okay, répond simplement Marjorie.
C'est avec soulagement que je vois le sujet de conversation changer, et l'attention générale se détourner de moi par la même occasion.
— Tes parents ont l'air sympas, me dit finalement Mattéo en aparté. T'as de la chance.
— Oui... Désolée que ce soit pas pareil pour toi.
— Ah, ça... t'inquiète. C'est de l'histoire ancienne, maintenant. Ma mère est plutôt cool dans son genre, le père de Marjorie essaye d'être exemplaire, quant à mon géniteur... Ma foi, ça va faire un an que je l'ai pas vu, et je m'en porte pas plus mal.
Il ponctue sa phrase d'un faible sourire. J'aimerais lui dire que je suis prête à l'écouter s'il veut en parler, sauf que j'ai peur de passer pour une fille qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Alors je me contente d'acquiescer et nous finissons le chemin en silence.
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C'est les vacaaaaaances alors je n'avais aucune excuse pour ne pas être ponctuelle ! ^_^ (❤ Noraj ceux qui bossent ❤).
Pour une fois, ce n'est pas Nathalie qui fait une bourde mais Mattéo ! J'ai bien aimé inverser les rôles. Pour l'anecdote, sachez que je souffre du même handicap que Nat, et que je suis INCAPABLE de manger un hamburger. Vraiment. Anthea_Viki peut en témoigner. 😭
Bon si vous êtes suffisamment vieux (comme moi) ou cultivés, vous aurez reconnu dans le titre de ce chapitre une référence à un groupe de punk iconique : The Sex Pistols — Anarchy in the UK 🎵
https://youtu.be/cBojbjoMttI
Sinon on atteint bientôt les 700 votes, c'est un truc de ouf comme dirait Vanessa de Secret Story 3 (ouais je sais pas pourquoi j'ai repensé à cette chanson alacon) 😱 Merci à tous de suivre les aventures de Darth Lalie ! Je vous fais des bisous et vous dis à jeudi prochain 😘
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