17. Bloody Mar(jor)ie
Lorsque je retourne en cours le lundi matin, je ne peux m'empêcher de songer à ce rêve particulièrement étrange. Mal à l'aise, je me tortille sur ma chaise : chaque mot ou regard échangé avec Adam provoque chez moi un rougissement. C'est officiel, mon voisin de classe doit croire que j'appartiens à une race alien non identifiée.
Quoiqu'il en soit, il a abandonné toute idée d'établir un quelconque dialogue entre nous. Depuis l'épisode du manuel, Adam ne m'adresse la parole qu'en cas d'absolue nécessité, et quand il le fait c'est de manière froide, distante, ou teintée d'un mépris non dissimulé. Je sens qu'à ses côtés, l'année scolaire va être particulièrement longue.
Les yeux braqués sur l'horloge, je remets nerveusement mes lunettes en place en me disant que chaque seconde me rapproche du Club Presse ainsi que d'un moment privilégié en compagnie de Mattéo. Car oui, si parmi vous certains espéraient que je débarque avec des lentilles au chapitre dix-sept, vous vous mettiez le doigt dans l'oeil (vous apprécierez ce jeu de mot : lentille, doigt dans l'oeil... Bref...).
En effet, comme d'habitude lorsqu'il s'agit de ma vie, rien n'est jamais simple : plutôt que d'être juste myope, il a fallu que je sois également astigmate. Autrement dit, j'ai dû attendre trois jours avant que les opticiens ne reçoivent ma boîte de lentilles, que je vais chercher ce soir à la sortie des cours. Bon, sur le coup, j'admets avoir été soulagée, car cela m'a laissé du temps pour me préparer psychologiquement à l'idée de devoir me triturer les yeux dans l'espoir d'être un peu plus jolie.
C'est d'ailleurs la première fois qu'un week-end m'a paru si interminable : Mattéo étant hors ligne, je n'ai pas réussi à discuter avec lui sur Facebook. J'aurais pu lui laisser un message le remerciant de m'avoir défendue, comme l'a suggéré Sarah... Mais lorsque j'approchais mes doigts du clavier, le souvenir du sourire si affectueux qu'il a adressé à Marjorie me revenait en mémoire, anéantissant la moindre parcelle de courage pouvant résider en moi — or, il se trouve que je suis assez démunie, à ce niveau-là.
J'ai voulu mener l'enquête pour savoir s'ils étaient, oui ou non, en couple, en épiant le profil du délégué... Sauf que ma dernière tentative de stalking s'est, je vous le rappelle, soldée par un échec cuisant. J'ai donc préféré rester prudente, cette fois-ci, me contentant de vivre une histoire d'amour par procuration en créant des Sims à l'effigie de Mattéo et moi-même (oui, vous avez le droit de vous moquer de ma pitoyable petite vie).
Malgré mon impatience, c'est, quand sonne l'heure de midi, avec une boule d'angoisse au creu de mon ventre que je m'apprête à franchir la porte du CDI. Je repense à ce que Mattéo a dit sur moi, dans le bus.
Elle est un peu paumée et timide...
Pas très sexy, cette description. Le doute se met alors à affluer en moi. S'est-il donc montré sympa uniquement par pitié ? Me perçoit-il comme un pauvre chien errant affamé, à qui il donnerait de l'attention à manger afin de combler le vide affectif ?
Ces dernières réflexions suffisent à me raviser, quitte à affronter le courroux de Sarah. Je me retourne pour faire demi-tour, et percute de plein fouet un buste masculin. Je n'ai même pas besoin de lever les yeux pour savoir à qui il appartient, car je reconnaîtrais ce parfum entre mille. Je serais volontiers restée quelques secondes supplémentaires contre ce torse qui, bien que pas énormément musclé, est assez ferme à mon goût... Sauf que la réalité se rappelle à moi quand j'entends la voix de Mattéo demander :
— Nathalie ?
Je m'écarte aussitôt d'un pas et constate, horrifiée, que ce n'est pas à propos du torse du délégué que je viens de fantasmer, mais de celui d'Ilyès. Ce dernier a l'air d'ailleurs aussi embarrassé que moi par ce contact inopiné. Comment, diantre, ai-je pu confondre leurs deux odeurs ? Cette interrogation me laisse quelques peu troublée, sauf que je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage car Mattéo éclate de rire devant les airs effarés de son ami et moi.
— Vous devriez voir vos têtes !
— Oui, bah, ça va, on va pas en faire tout un plat, marmonne Ilyès en détournant le regard.
C'est bien la première fois que je vois ce grand comique trop gêné pour balancer la moindre blague idiote.
— On a galéré à te trouver ! me dit le délégué quand il a fini de rire. C'est Sarah qui nous a dit que tu allais au CDI pour rejoindre le Club Presse. C'est vrai ?
J'acquiesce puis demande :
— Vous v-vouliez... me parler ?
— Ilyès, surtout, fait Mattéo en poussant du coude le concerné. N'est-ce pas, mon Yéyé ?
Ce dernier grommelle quelque chose d'inaudible en guise de réponse. C'est avec un air contrarié qu'il daigne tourner la tête vers moi.
— Je suis désolé pour l'autre jour, Nathalie, marmonne-t-il à contrecoeur. Je voulais juste taquiner mon pote, pas t'humilier publiquement devant la classe... Et, euh...
La manière dont il a récité cette phrase me donne l'impression qu'il l'a apprise par coeur, ce qui, au vu des hochements de tête tout fiers de Mattéo, est très certainement le cas.
— C'était quoi, déjà ? demande Ilyès en regardant son ami. Ah oui : tu es une fille comme les autres, tu éprouves des sentiments que je n'aurais pas dû ignorer... Bla, bla, bla... C'est bon, je peux aller manger, maintenant, Matt ?
Cette dernière remarque lui vaut une tape derrière le crâne.
— Aie ! J'ai fait tout bien comme tu m'as dit, pourquoi tu me frappes ?
— T'aurais au moins pu faire semblant d'être sincère, abruti ! lui répond le délégué, visiblement contrarié.
— Mais je le suis ! rétorque Ilyès. C'est juste que les excuses, c'est pas mon truc !
Il marque une pause, puis me regarde droit dans les yeux.
— Sérieusement, Nathalie, je suis désolé. Et toi aussi, Matt. Je voulais pas vous afficher... Des fois, les mots sortent de ma bouche tout seuls, voilà. Un peu comme si j'étais possédé par le Sheitan.
— C'est... C'est pas grave, je parviens à articuler.
— Tu vois ! s'exclame aussitôt Ilyès. Elle a dit que c'était pas grave ! C'est toi qui en fais tout un plat, Matt. Je peux aller manger, du coup ? J'ai pas envie de croiser ta reuss...
— Techniquement, Marjorie n'est pas ma soeur, rétorque le délégué.
J'écarquille de grands yeux en entendant ça. Je trouve que cette conversation prend une tournure intéressante... Pas vous ?
— Ouais, ta demi-soeur, si tu veux.
— Non plus ! On n'est pas liés par le sang. Try again.
— Soeur par alliance ? tente à nouveau Ilyès, sourcils froncés.
— Nos parents sont pas mariés !
Son ami ouvre la bouche pour faire une nouvelle tentative, aussitôt interrompu par Mattéo :
— Arrête de réfléchir, tu vas griller ton cerveau, y'a déjà de la fumée qui sort de tes oreilles, là. Tu trouveras pas le terme adapté, il existe pas dans la langue française. Marjorie et moi, on se contente de dire qu'on est presque-frère et presque-soeur.
— Ouais, je laisse tomber, ta famille est vraiment chelou... Puis j'ai trop faim pour chercher à comprendre. Bon appétit, vous deux.
Mattéo et moi nous regardons en silence quelques instants tandis qu'Ilyès s'éloigne. C'est alors que, sans réfléchir, je m'entends dire :
— Donc vous êtes pas ensemble ?
Le délégué semble aussi surpris que moi de cette question.
— Quoi ? A... Avec qui ? demande-t-il.
Il se passe nerveusement la main dans les cheveux, puis une lueur de compréhension traverse son regard tandis qu'il enchaîne :
— Avec Marjorie ?
J'hoche la tête d'un air affirmatif, ce qui le fait rire.
— Ah ! s'exclame-t-il d'un ton soulagé. Euh... Bah, non. T'as cru que c'était ma copine ? T'es pas la première à penser ça, t'inquiète... Non, je sors pas avec elle. Nos parents se fréquentent depuis deux ans... Ils sont fiancés, ils se marient cette année. C'est pas encore officiellement ma soeur, mais bon... Ce serait quand même un peu incestueux, je trouve !
Tout s'explique enfin ! Cette complicité entre eux, ces sourires, leur familiarité... Sauf qu'en réalité, ils ne sont pas ensemble ! Cette révélation vient de déclencher un feu d'artifice explosif en mon for intérieur. J'entends résonner le refrain de I'm a believer dans mon crâne... J'ai bien envie de me livrer à une putain de danse de la joie : libérée de Marjorie, ma quête pour devenir une véritable héroïne et conquérir le coeur de Mattéo n'en sera que plus aisée !
— Alors comme ça, reprend-t-il, tu veux faire partie des apprenti-journalistes ?
— O-Oui...
— Cool ! fait le délégué en m'adressant un grand sourire. Ça tombe bien, on manque de monde ! Bon, bah, restons pas dans le couloir, entrons !
Mattéo referme la porte derrière lui lorsque nous sommes à l'intérieur. Le CDI, ou centre de documentation et d'information, ou encore, la bibliothèque, est toujours un lieu un peu étrange. On y vient aussi bien dans le but de travailler que pour se détendre, ce qui fait qu'on ne sait pas trop comment on est censés s'y comporter. Enfin, de manière générale, l'ambiance qui y règne dépend de la personne qui en est responsable.
En ce qui me concerne, j'ai beau adorer lire, je n'y mettais jamais les pieds au collège, car la documentaliste représentait le stéréotype-même de la vieille bibliothécaire aigrie, au chignon grisonnant, avec une paire de lunettes rattachées par un cordon, dont les mots préférés étaient "Chut", "Silence" ou encore "Taisez-vous !". A Charles de Secondat, l'ambiance est radicalement différente : la documentaliste, dont j'ignore le nom de famille, qui doit avoir une quarantaine d'années, est beaucoup plus détendue et sympathique.
D'après ce que m'explique Mattéo tandis que nous entrons, c'est elle qui a décidé de créer le Club Presse cette année. Elle en est la responsable, sans pour autant être tout le temps derrière eux ; davantage présente en début d'année, elle leur fait désormais confiance pour se gérer de manière autonome, se contentant simplement de relire les articles afin de les corriger puis de les rectifier avant qu'ils ne soient publiés.
Depuis peu, la documentaliste leur permet également de rester au CDI pendant toute la pause méridienne, et même d'y manger, à condition de nettoyer ensuite. Mattéo m'explique que les membres n'arrivent pas tous à la même heure, certains allant s'acheter un sandwich, d'autres préférant déjeuner à la cantine, c'est donc pourquoi nous sommes seuls, pour l'instant.
— Et... Vous êtes combien au total ? je demande d'une petite voix intimidée.
— On est dix, je crois... Enfin, onze, si on te compte, répond-il avec un sourire chaleureux.
— Oh... Il y a qui d'autre, que je connais, du coup ?
— Il y a moi.
Je tressaille en reconnaissant cette voix. Le délégué et moi nous retournons. Marjorie se tient dans l'encadrement de la porte, arborant un air dur et renfrogné. On croirait une personne totalement différente de la douce jeune fille qui partageait une paire d'écouteurs en compagnie de Mattéo.
La girafe à frange fait partie du Club Presse ? Ma parole, je suis vraiment maudite de chez maudite ! Il semblerait que j'ai encore attiré le mauvais oeil en parlant d'être "libérée de Marjorie". Décidément, cette fille est comme la légende de Bloody Mary : quand on prononce trop de fois son prénom, elle apparaît pour nous hanter.
Tandis qu'elle entre comme une reine pénétrant dans son domaine, j'éprouve, encore une fois, cette désagréable sensation que l'on ressent lorsque nos illusions partent en fumée. Il y a quelques minutes, je me suis réjouie car elle n'était pas la petite-amie de Mattéo. Maintenant, après réflexion, je me dis que si elle fait partie de sa famille, c'est peut-être pire, au final : ça veut dire que je vais devoir me la coltiner quoiqu'il advienne ! En tout cas, c'est sûr, avec cette harpie dans l'équation, le Club Presse sera loin, très loin, d'être un moment privilégié en compagnie de Mattéo...
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Ça y eeeeest ! Sept chapitres après la première apparition de Marjorie, la relation qui l'unit à Mattéo est enfin révélée. Alors, vos réactions ? Est-ce une bonne ou mauvaise nouvelle ?
Pour fêter la nouvelle, je vous mets : Smash Mouth — I'm a believer :
https://youtu.be/0mYBSayCsH0
C'était assez bizarre de décrire le CDI, aka mon lieu de travail dans la vraie vie, du point de vue de Nathalie. J'espère m'en être bien sortie quand même et que ce chapitre vous a plu ! 😁
Merci pour vos votes et commentaires, et merci à ceux/celles qui ont ajouté "Banale !" à leurs coups de coeur, ça me fait très, très plaisir ! 😳😍😍😍
Je vous souhaite une bonne rentrée à tous et à toutes, be strong ! 💪Des bisous et à jeudi prochain ! 😘
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