12. La flèche de Cupidon

Evidemment, il fallait que ce soit Mattéo !

Sa brusque irruption dans les toilettes pour filles m'arrête net : je reste plantée là, debout devant lui. Un coup d'oeil vers le miroir me renvoie le reflet d'une grosse aux yeux bouffis, plein de larmes, et au nez dégoulinant de morve. C'est clair, je suis loin de ressembler à ces héroïnes tragiques dont le chagrin sublime la beauté !

Cette vision m'horripile au plus haut point et, sans vraiment le vouloir, je sens que je m'emporte :

— Qu'est-ce que tu fous ici ?

— Euh..., bredouille le délégué, un peu confus face à ma réaction. Dé... Désolé. Je t'attends dehors.

Il ressort vivement en refermant la porte. Je prends aussitôt du papier toilette pour me moucher. Tout à coup, je m'en veux de m'être emportée. C'était plus fort que moi, je n'ai pas pu m'en empêcher ! Il n'a rien à faire là ! Il n'était pas censé entrer ici...

Non, ça suffit, Nathalie, arrête de te voiler la face.

En vérité, je suis surtout morte de honte qu'il m'ait vue dans cet état. Je voulais éviter ça, mais voilà que ça arrive quand même ! Il doit me considérer comme la personne la plus pitoyable qui existe... Je n'avais pas besoin qu'il ait, en prime, cette pathétique image de moi !

Malgré tout, il ne méritait pas que je lui parle sur ce ton. Depuis hier, le délégué a été sympa avec moi, or je n'ai rien trouvé de mieux que de l'envoyer bouler. Déjà que je suis moche, grosse, timide et trouillarde, il ne faudrait pas que j'ajoute "odieuse" à la liste de mes défauts... Ou sinon, il va finir par me détester pour de bon.

Je prends une grande inspiration afin de me donner du courage puis ouvre la porte des toilettes. Mattéo, jusque là adossé contre le mur, les mains dans les poches, se tourne vers moi quand je sors. Je garde la tête baissée tandis que je bafouille des excuses :

— Euh... D-Désolée de m'être énervée...

— C'est rien, répond-il. Tu te sens mieux ?

Mon camarade de classe avance d'un pas vers moi. J'acquiesce tout en continuant de fixer le sol.

— La CPE t'a pas crue, c'est ça ?

Je confirme encore silencieusement ces mots. Ma vue se brouille, embuée par les larmes qui reviennent au galop. Non, je ne peux pas m'effondrer devant lui ! Je commence à faire demi-tour pour m'esquiver à nouveau, sauf que Mattéo me retient par le bras.

— Attend !

Cette fois, je ne parviens plus à contenir mon émotion.

— Je... suis... tellement... nulle, je hoquette entre mes sanglots.

Le délégué lâche mon poignet, et je me cache aussitôt le visage à l'intérieur de mes mains.

— Te mets pas dans cet état, me réconforte-t-il. Y'a pas de quoi s'inquiéter... J'en parlerai à Marjorie, je lui expliquerai que t'as fait de ton mieux. On trouvera une solution.

J'ose enfin lever les yeux vers lui. Mattéo se gratte le crâne, l'air sérieusement mal à l'aise. Pourtant, quand il croise mon regard, il m'adresse un sourire si réconfortant qu'il pourrait guérir n'importe quelle maladie. Cela me réchauffe un peu le coeur. Je sens mes lèvres s'étirer à leur tour pour lui rendre son sourire. Mes larmes s'assèchent presque aussi vite. J'ôte mes lunettes afin d'essuyer les survivantes à l'aide de ma manche.

— Excuse-moi de t'avoir crié dessus..., je balbutie. Je... Je v-voulais pas que tu me vois comme ça...

— C'est rien, t'inquiète. Ça m'a juste un peu surpris, sur le coup. Honnêtement, je crois que j'aime bien la Nathalie en colère. Tu devrais t'énerver plus souvent, ça te va pas trop mal.

J'arrête de nettoyer mes verres pour le regarder d'un air interloqué. Mattéo penche légèrement la tête de côté et ajoute :

— D'ailleurs, sans les lunettes, ça te va bien aussi.

Je rêve... Il vient vraiment de me faire non pas un, mais deux compliments, là ? Les battements de mon coeur accélèrent, mes joues, elles, commencent à me brûler... Oh non, j'espère que je n'ai pas viré écarlate ! Je remets immédiatement mes longues-vues sur le nez, tentant de cacher mon trouble du mieux que je le peux. C'est moi ou la température a subitement augmenté ?

— O-Oui, bah, euh, sans elles, je vois rien, voilà, je marmonne d'une petite voix.

Sérieusement, Nat, t'as pas trouvé mieux en guise de réponse ? Cette situation a l'air de bien l'amuser en tout cas : je l'entends éclater de rire. Décidément, je suis sûre qu'il se délecte d'avoir réussi à me mettre mal à l'aise !

— Bon, finit-il par dire une fois calmé. Ça va mieux ? Plus de larmes ?

— Ç-Ça va, je bégaye.

— J'ai pas particulièrement envie de voir Mr Le Jeune, mais... Il faut qu'on aille en cours.

— Oui..., je soupire.

Nous nous dirigeons, tels deux élèves modèles, en direction de notre salle de classe. De même qu'à l'aller, nous marchons sans rien dire, sauf que l'atmosphère a changé. Ce silence n'est pas semblable aux blancs embarrassés, non, il est différent, comme... complice. Je lance un regard en coin à Mattéo. Il me le retourne, accompagné d'un petit sourire.

A cet instant, je réalise que j'arrive à lui parler de plus en plus normalement. Je ne peux m'empêcher de m'en sentir satisfaite. Il y a quelques minutes encore, j'étais dévastée par mon lamentable échec face à la CPE... Mais là, grâce à lui, je me sens revigorée. D'accord, on ne devient pas une héroïne du jour au lendemain. Ce n'est pas non plus évident de se débarrasser de sa timidité... Cela dit, je suis contente d'essayer. Même si les améliorations sont encore balbutiantes, je me sens fière de mes efforts.

C'est à ce moment-là que le souvenir de Marjorie en train de l'enlacer me revient en mémoire. J'aimerais savoir quel est le lien qui les unit, ces deux-là. Est-ce sa petite-amie ? Bon, d'accord, Mattéo et moi nous sommes quelque peu rapprochés depuis hier... Enfin, pas au point de lui demander de but en blanc : au fait, mon petit Matt chéri d'amour, est-ce que tu sors avec la harpie de tout à l'heure ?

Je me creuse les méninges... Si c'était sa copine, elle ne se serait pas contentée d'un bisou sur la joue, non ? Cette pensée ravive l'espoir que je cherchais à étouffer depuis tout à l'heure... Avant de me rappeler que l'établissement est assez strict en ce qui concerne les rapprochements physiques entre élèves : elle a peut-être évité de lui rouler une pelle pour cette raison.

Alors je me souviens de la réaction de Mattéo, de son air blasé quand elle l'a enlacé, et je me dis qu'il s'agit peut-être d'une ex dont il serait resté proche. Mais, de mémoire de stalkeuse, je n'ai vu aucune photo d'elle sur le Facebook de Mattéo. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, je n'ai pas vu un seul cliché d'une éventuelle petite-copine ou ex-copine sur son profil...

— A quoi tu penses ? T'as l'air hyper concentrée, dis donc !

Sa voix interrompt le fil de mes réflexions.

— Tu stresses à cause du plan de classe ?

Ah, oui. C'est vrai que Mr Le Jeune est à la fois notre enseignant de mathématiques et notre professeur principal. Or, contrairement à ce que laisse entendre son nom de famille, c'est un vieux chnoque psycho-rigide, voire sadique, qui nous a promis un plan de classe pour le second trimestre. Là où la plupart des adolescents moyens auraient flippé à mort, chez moi, au contraire, cette idée a fait naître une envie un peu folle : être assise à côté de Mattéo jusque la fin de l'année scolaire. Ce genre de coïncidence n'arrive que dans les histoires à l'eau de rose, pourtant, la rêveuse que je suis se berce de cette illusion depuis plusieurs semaines.

Etant donné que je ne peux pas lui confesser ce désir, je m'autorise un petit mensonge inoffensif :

— Euh... oui, c'est ça... le plan de classe. J-J'espère que ça ira. Et toi ?

— Oh bah, comme je te l'ai dit hier sur Facebook, je suis assez sociable, donc ça devrait aller.

Je me demande s'il y a une personne en particulier qu'il aimerait avoir comme voisine de table...

— En tout cas, reprend-il, j'espère que le prof aura pas mis Adam à côté de Tricia, ou il va péter un plomb. J'ai pas fini d'en entendre parler, si ça arrive !

Il ponctue cette phrase d'un petit rire communicatif. Alors que je me perds dans l'admiration des fossettes apparues sur ses joues, nous arrivons finalement devant la salle de classe.

— Bon allez... que la force soit avec toi, me dit-il avant de toquer à la porte.

— Entrez ! tonne la grosse voix de Mr Le Jeune de l'autre côté.

Nous nous exécutons, Mattéo en premier, et moi derrière lui. Comme il est de coutume lors de ces moments-là, tous nos camarades nous scrutent avec l'avidité de ceux qui, rongés par l'ennui, trouveraient la plus anodine des cacahuètes digne d'intérêt.

— Excusez-nous, monsieur..., commence-t-il.

— Déjà, vous partez mal, jeune homme, le coupe notre enseignant. Lorsqu'on est poli, on ne dit pas "Excusez-nous". On dit "Veuillez nous excuser" ! Ce n'est pas à vous de décider si je vous excuse ou non. Enfin bref, poursuivez.

L'interruption a laissé le délégué quelque peu interloqué, mais il reprend :

— Euh... Bah, on revient de chez la CPE. Nathalie devait la voir...

— Et vous y êtes allés tous les deux ? Ensemble ? interroge le prof en haussant un sourcil. Vous éprouviez un besoin si irrépressible de l'accompagner, Mr Belcore ?

Ces mots déclenchent l'hilarité de la classe.

— Bah ouais Matt, qu'est-ce que vous avez trafiqué, tous les deux, au juste ? surenchérit Ilyès. C'est ta nouvelle copine, ou bien ?

Les élèves rient de plus belle. Moi, ces paroles me blessent. Qu'est-ce qui est drôle dans le fait d'imaginer qu'une histoire d'amour puisse exister entre lui et moi ? Sommes-nous à ce point différents l'un de l'autre ? Est-ce donc si inimaginable à leurs yeux ? Sans compter que le délégué est quelqu'un de bien, il ne mérite pas qu'on se moque de lui de cette manière. Or le voilà devenu, par ma faute, la risée de la classe. Il va sûrement me détester après ça. Oui, c'est sûr, il ne voudra plus rien avoir à faire avec moi...

Mattéo me jette un coup d'oeil et je le vois se rembrunir : ses mains tremblent légèrement, sa mâchoire se crispe. Tout à coup, il avance d'un pas décidé en direction d'Ilyès puis tape des poings sur son bureau, le faisant sursauter. Les autres élèves regardent la scène, bouche bée et yeux écarquillés. Même notre enseignant semble trop perplexe pour intervenir.

— Sérieux, ça t'arrive jamais de fermer ta grande gueule, de temps en temps, Ilyès ? fulmine Mattéo.

— Wow, euh, désolé, mec, bredouille son ami. Je voulais pas t'énerver...

— C'est pas à moi que tu dois faire des excuses, abruti, c'est à Nathalie ! Tu crois qu'elle ressent quoi, elle, après tes vannes débiles ?

Il se relève et toise l'ensemble de la classe d'un regard glacé.

— Quant à vous autres, vous valez pas mieux que lui, en vrai. Vous trouvez ça marrant, de vous moquer d'une fille qui vous a rien fait ? C'est facile de s'en prendre à ceux qui répliquent pas...

En l'entendant prononcer ces paroles, je suis comme foudroyée sur place. Peu à peu, les bruits alentour s'estompent à mes oreilles. Je retiens mon souffle. Autour de moi, tout semble se dérouler au ralenti. Mon esprit occulte complètement les airs mi-choqués, mi-mal à l'aise du reste de la classe. Je n'écoute pas non plus ce que vocifère le prof à l'encontre de mon sauveur.

Je le sais, je le sens, mes sentiments pour Mattéo sont en train de changer. Je suis prise de palpitations intenses ; des picotements ont élu domicile à l'intérieur de mon bas-ventre ; une étrange sensation, aussi douloureuse qu'agréable, me prend à la poitrine.

Cette fois, c'est sûr, la flèche de Cupidon vient de me transpercer le coeur.



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Ça y est, Nathalie vient, pour la première fois de sa vie, de tomber Amoureuse avec un grand "A" !

Voilà un peu de Motown pour fêter ça : 🎵 The Marvelettes - "When you're young and in love" 🎵

Et sinon... "Banale !" a atteint les 1k vues ! 😱Ça fait battre mon petit coeur sensible, donc voilà, merci à vous ! 🥂 💖

Dans le prochain chapitre, vous saurez qui aura l'immense honneur de devenir le/la voisin(e) de table de Nat ...  Des pronostics ? 😁

Des bisous et à jeudi prochain 😘

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