1. Celle-dont-on-ne-sait-pas-prononcer-le-nom
Alors voilà où en est la situation initiale de ma vie. Nous sommes au mois de Novembre et je suis entrée en seconde, au lycée, dans une classe où je ne connais personne. Une classe dont je suis officiellement, d'après le baromètre de la « sélection des équipes en EPS », la fille la plus impopulaire.
Vous vous dîtes sûrement que je prends un peu trop à cœur cette histoire de choix d'équipiers, que je n'ai, peut-être, été sélectionnée en dernier que parce que je ne suis pas très douée en sport, et non parce que je ne suis pas appréciée. Si vous étiez un de mes amis, vous diriez sans doute cela pour me remonter le moral ; sauf qu'en fait, vous ne feriez qu'empirer les choses. Car non, je n'ai pas été sélectionnée en dernier uniquement à cause de ma nullité notoire en basketball. J'ai été sélectionnée en dernier A CAUSE de ma nullité notoire en basketball, MAIS AUSSI parce que je suis la fille la plus impopulaire de la classe.
Je ne peux que constater cette absolue vérité et ce qu'elle engendre : je suis et resterai la dernière fille debout contre ce maudit mur, qui espère jusqu'au bout que son nom finira par être appelé. Mais non, il ne l'est pas et ne le sera jamais : car lorsqu'on est le dernier, l'équipe qui hérite de nous ne le prononce jamais. Elle nous subit, résignée et à contrecœur. Nous avons alors droit, au mieux, à un petit signe de tête nous signalant de venir ou, au pire, à des regards blasés, exaspérés, à l'idée de jouer avec un boulet comme nous.
Heureusement pour moi, mon équipe n'a pas perdu ce jour-là. Vous noterez le fait que je préfère employer ici une négative plutôt que de dire « mon équipe a gagné ». Car honnêtement, même si je fais officiellement partie de l'équipe des vainqueurs, je sais très bien que je ne mérite pas de savourer cette victoire, tant ma prestation a été minable. Comme toujours, ma gaucherie n'a eu d'égal que mon incompétence.
Vous pensez que j'exagère sûrement, que j'aime m'auto-dénigrer et m'apitoyer ? D'accord, je l'admets : c'est, en temps normal, l'une de mes activités favorites. Mais dans le cas présent, il n'en est rien : si je vous dis ceci, c'est que je l'entends, en ce moment-même, de la bouche de mes « équipiers », sur le chemin du retour.
— Bon, c'était pas trop mal comme match, vu les boulets qu'on se tapait, à la base !
Celui qui parle, c'est Ilyès, le comique de la classe. Il n'est pas méchant, disons qu'il aime juste faire son intéressant et se faire remarquer. Il est toujours fourré avec Mattéo et Adam. Ce trio-là, ce ne sont pas des mecs populaires, mais des geeks. Donc autant vous dire que je suis censée me ficher de ce qu'ils pensent de moi, normalement. Normalement. Sauf que voilà : Mattéo, je ne sais vraiment pas ce qu'il fabrique avec ces deux losers. Il est juste trop, trop mignon ! C'est la raison pour laquelle, m'étant retrouvée, """par hasard""", derrière eux dans le rang, je m'efforce de tendre l'oreille, l'air de rien, pour épier leur discussion.
— Tu parles de Sarah et l'autre, là ? demande Adam.
— Oui, l'autre, la meuf qui a des lunettes énormes, répond Ilyès. J'oublie toujours son nom !
En entendant ça, je sens mes joues s'empourprer. Ils parlent de moi ! Gênée, je ne peux m'empêcher de baisser la tête pour me cacher derrière mes cheveux, tout en réalisant à quel point c'est idiot, vu que personne ne me regarde vraiment. Du coin de l'œil, je vois Mattéo hausser les épaules.
— Bah, c'aurait pu être pire ! ricane-t-il. On aurait pu avoir ... Tricia ! Hein, Adam ? Tricia, ta meilleure amie !
Mattéo donne des coups de coude à un Adam qui, maussade, bougonne quelque chose d'inaudible.
— Pourquoi il fait la gueule comme ça ? s'interroge Ilyès. T'es deg parce que t'as perdu ?
Mattéo s'esclaffe.
— Bwahaha ! Cherche pas, y'a pas pire mauvais perdant que lui ! Il supporte pas de faire partie de l'équipe des losers !
Tout en disant ça, Mattéo forme un « L » avec son pouce et son index avant de les coller sur son front en narguant Adam.
— C'est vrai qu'on leur a mis une belle branlée, quand même ! rigole Ilyès.
— Oh, ça va ! s'énerve Adam. Vous auriez perdu pareil si vous aviez eu l'autre gourdasse dans votre équipe !
— TRI-CIA ! Ton grand amour !
— Ta gueule !
Mais Mattéo ne fait que rire de plus belle devant l'air contrarié de son ami.
— Je connais pas de meuf plus insupportable ! s'agace Adam.
— Bah, qu'est-ce qu'elle t'a fait ?
— Elle était dans notre classe quand on était en cinquième, explique Mattéo. A l'époque, Adam, qui était déjà un vrai geek, a réussi à craquer les PC du CDI* et à télécharger des jeux. Tricia l'a dénoncé, il a eu une mise à pied. Du coup, il a été privé de PC jusqu'à la fin de l'année !
Ilyès hoche la tête.
— En cinquième, hein ? T'as la rancune tenace, mec. Mais bon, ça se comprend : être privé de son ordi, pour un gamer, y'a de quoi l'avoir mauvaise.
— Tu m'étonnes ! renchérit Mattéo. Surtout Adam, je connais pas plus accro que lui.
— N'empêche, je comprends vraiment pas pourquoi Karim l'a choisie elle plutôt que l'autre binoclarde, reprend Adam, maussade.
— L'autre binoclarde ? l'interroge Ilyès.
— Ah, tu parles de Nathalie ? intervient Mattéo.
Je sursaute en entendant mon nom. Alors il y a au moins une personne dans cette fichue classe qui sait comment je m'appelle ? Et cette personne c'est... Mattéo lui-même ? A cette idée, mes joues commencent à me brûler. Mon cœur, lui, se met à battre un peu plus vite que la normale.
— Nathalie ! s'exclame Ilyès. Oui, c'est comme ça qu'elle s'appelle. J'oublie à chaque fois !
— Ouais, voilà, elle, reprend Adam. Pourquoi choisir Tricia plutôt qu'elle, sérieux ? C'est quand même Tricia qui est allée raconter qu'ils fumaient du shit avant le cours de français.
— Rien de mieux que d'être défoncé pour comprendre un cours de français, soupire Ilyès d'un air rêveur...
Mattéo hausse les épaules.
— J'imagine que Karim était dans la même situation qu'Ilyès et toi : il connaissait pas son prénom ! Ça la fout mal quand même ! On est dans la même classe depuis deux mois ! Donc pour éviter le malaise, il a choisi Tricia.
— Du coup, vous avez perdu ! conclut Ilyès.
Je sens un petit sourire se dessiner sur mes lèvres : alors, je ne suis peut-être pas la plus impopulaire de la classe, après tout. Je suis juste... ignorée. Inconnue. Inexistante. Au point que personne ne connaisse mon prénom.
...
...
A la réflexion, je ne sais pas si c'est vraiment mieux, en fait.
— Franchement, si ça peut te rassurer, Adam, je pense pas que ce soit le fait d'avoir Nathalie plutôt que Tricia qui aurait vraiment changé le score du match, hein, remarque Mattéo.
— J'avoue, confirme Ilyès. Elles sont nazes toutes les deux !
Mon cœur s'arrête en entendant ça. Mes pieds refusent de bouger et je reste là, immobile, bêtement, sur le trottoir, regardant les trois garçons s'éloigner. A cet instant, j'ai juste l'impression d'être la pire loseuse de l'école... Non, de la terre entière !
Maintenant, c'est tout le reste de la classe qui entre dans le lycée en me contournant, me lançant des regards perplexes. Alors voilà ce que je suis : la binoclarde, la fille insipide, inexistante, nulle en sport, et maintenant, la fille bizarre qui a des absences en plein milieu du trottoir.
— Tout va bien, gamine ?
Je sens la lourde main du prof s'abattre sur mon épaule. Je lève la tête dans sa direction, et déteste la pitié teintée de compassion que je lis dans son regard. Ceci ne me fait que le mépriser davantage. Je sens la colère monter en moi ; j'ai bien envie de lui dire ses quatre vérités, là, tout de suite, de lui dire à quel point sa façon de constituer les équipes est merdique, vieux jeu, humiliante.... Sans parler du fait qu'elle vient sûrement de ruiner mon existence entière !
Mais quand j'ouvre la bouche, je sens une terrible boule de chagrin bloquer tout son qui pourrait en sortir. La colère est trop forte : si j'essaye de parler, l'émotion va m'engloutir, au risque de m'effondrer, et de me mettre à pleurer. Les larmes montent déjà au bord de mes yeux. Mais je refuse de lui accorder la vision d'un tel spectacle. Je me contente d'un regard noir, puis je me dégage d'un coup d'épaule avant de courir dans le seul lieu parfaitement sûr du lycée : les toilettes.
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