Chapitre 7. « No one stands alone behind the sun »
Coucou... Comment ça va vous ?
Comme d'habitude, je m'excuse de publier vingt ans après la publication du dernier chapitre... J'espère que vous apprécierez quand même celui-ci !
Ah, et bonnes vacances à celleux qui en ont ! Vous avez prévu de faire quoi ?
Plein de bisous et bonne lecture ! ❤️
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En cours de Français, le lendemain, j'arrive pas à me concentrer. Tout ce qui tourne dans ma tête alors que Jude est encore et toujours en train de dessiner ou de faire le con à côté de moi, c'est les paroles de ma grand-mère.
La veille, pendant que j'étais en train de tourner en rond l'après-midi après ma discussion avec mon père, j'ai décidé d'appeler ma grand-mère pour tout lui raconter et lui demander conseil. J'ai toujours eu une relation privilégiée avec ma grand-mère par rapport à mes cousins : même si elle nous aime tous de la même manière, je suis son premier petit-enfant, et je suis le premier dont elle a dû s'occuper. Quand mon père a bougé à Paname, il a continué à lui demander conseil h24 parce qu'il était souvent perdu, et du coup j'ai grandi avec l'habitude de l'appeler tous les trois-quatre jours. Vu qu'elle est toute seule depuis dix ans et même si pas mal de mes cousins sont à Dijon, je sais qu'elle kiffe que je l'appelle pour lui raconter ma vie et lui demander conseil. Donc forcément, c'est naturellement que j'ai appuyé sur son contact dès que j'ai eu la force de parler de ma génitrice de nouveau.
Sauf que si d'habitude, c'est une très mauvaise idée de l'appeler pour avoir son avis parce qu'elle considère que je suis parfait et que j'ai toujours raison, là je regrette de l'avoir l'appelée pour autre chose : elle m'a totalement poussé à aller rencontrer ma mère biologique.
« Même si j'accepte pas du tout qu'elle vous ai laissé toi et ton père et qu'elle revienne que maintenant, chez nous tu sais la mère est très importante pour son enfant. Rappelle-toi ce que le Prophète a répondu à la question qui est la personne qui mérite que je lui tienne le plus de compagnie ? Ta mère, ta mère, ta mère, et ensuite ton père. S'il a remis ta mère sur ton chemin c'est pour une raison. C'est qu'il veut que tu puisses lui dire "mama". »
Ce à quoi je lui ai répondu que les liens du sang étaient parfois moins forts que le reste, et qu'elle était très bien placée pour le savoir puisqu'elle avait élevé Raphaël et Maëlle comme s'ils étaient ses enfants.
« Oui mais c'était pas pareil. Ils ont porté leur maman dans leur cœur toute leur vie, et moi j'ai fait qu'aider cette femme à les élever quand elle le pouvait pas. Ta mère à toi est vivante, et tant qu'elle est vivante il faut que tu la remercies de t'avoir donné la vie. »
J'ai pas été d'accord avec elle. Je le suis toujours pas d'ailleurs. Je considère que ses paroles se tiennent seulement dans le cas où la mère en question aurait décidé d'élever et d'aimer son enfant. Mais pourtant je peux pas m'empêcher de croire en ce qu'elle me dit aussi : dans notre culture, une mère c'est ce qu'il y a de plus important pour une personne, alors ça devrait l'être pour moi aussi et je devrais avoir envie de donner une deuxième chance à ma génitrice.
J'ai tellement le cul entre deux chaises putain. À la fois je la déteste de s'être barrée et de pas avoir fait l'effort de m'aimer, je la déteste de m'avoir provoqué des années de cauchemar et de faux espoirs, je la déteste d'avoir fait croire à mon père qu'il méritait pas d'être aimé, et je la déteste de revenir seulement parce qu'elle a entendu parler de mon père dans les médias ; pour ça j'ai à la fois aucune envie de la rencontrer, mais j'ai aussi envie de la provoquer en acceptant seulement pour lui montrer à quel point j'ai jamais eu besoin d'elle. Mais d'un autre côté je me dis que la Sanya d'il y a dix-sept ans a peut-être rien à voir avec la Sanya d'aujourd'hui, je me dis qu'elle reste quand même celle qui m'a donné la vie, et j'ai encore ce vieux rêve d'avoir une vraie mère qui décide de s'occuper de moi.
– Va falloir que tu me parles là.
Je relève vivement la tête de mon cahier quand je capte que la voix de Jude s'adresse à moi à l'intercours : puisque tout le monde est en train de ranger ses affaires dans la classe, je déduis que le prof a déclaré il y a quelques secondes que c'était la fin du cours et j'ai rien capté. À côté de moi, puisqu'il a quasiment rien sorti de son sac comme d'hab', mon frère est déjà débout, les mains dans les poches de son joggo', me toisant de son mètre quatre-vingt.
– C'est moi le mec bresson d'habitude, continue-t-il. On peut pas être deux mecs bressons, sinon y'a un déséquilibre dans la Force frérot.
J'arrive à esquisser un sourire suite à sa remarque, puis je me dépêche de ranger mes affaires pour filer au cours suivant avec mon frère.
– T'inquiètes, c'était prévu, je lui assure. On en parle c't'ap après les cours ?
Il acquiesce alors qu'on se dirige tous les deux vers la sortie de la salle, Jude avec son bras posé négligemment sur mon épaule en passant derrière ma nuque. Il l'enlève seulement quand je passe devant lui pour faire la queue derrière les autres élèves de notre classe et sortir dans le couloir.
On va en cours de maths, puis d'anglais. Le midi on graille avec Killian, Thomas et Anaïs. Cette dernière fait toujours la gueule à Jude, mais il fait genre que ça le touche pas. Comme d'hab', Killian dévisage Anaïs et détourne le regard dès que cette dernière daigne se rendre compte de son existence, et je continue à me demander comment je suis le seul à capter qu'il est en kiff sur elle depuis des mois. Le pauvre, en plus elle l'apprécie pas de ouf. 'Fin en même temps Anaïs aime personne.
J'essaye de rester assez joyeux l'aprèm', et de rester présent auprès de mes potes au lieu de cogiter et de partir trop loin dans mes pensées. En vrai c'est pas trop dur parce qu'Anaïs arrête pas de me chercher et on se bat comme des gamins, et puis Jude me fait taper des barres parce qu'il a l'air particulièrement en forme. Il sort connerie sur connerie, il se fait rappeler à l'ordre au moins quatre fois par le prof de physique, mais comme ce qu'il raconte est assez drôle et que le prof l'aime bien, il va pas plus loin que des « Jude, tu m'épuises » ou des « Je te reprends encore une fois et tu vas au coin ». Ce qui pousse évidemment mon frère à continuer à faire le con.
Mais il a pas trop le temps d'aller plus loin puisque le prof arrête son cours un quart d'heure plus tôt pour nous distribuer nos contrôles de la semaine précédente et probablement un des derniers de l'année.
– Elyas, fait-il en arrivant vers moi. L'ensemble est bon, mais ça pêche au niveau des calculs.
Je m'en sors avec un treize, ça me va amplement.
Alors que le prof repart en direction d'un autre élève, Jude se penche vers moi, complètement avachis sur la table :
– T'as péché mec, me sort-il d'un air à la fois ultra bête et très sérieux.
Je rentre dans son jeu en prenant l'air le plus dramatique possible :
– Putain j'ai péché.
On reste silencieux quelques secondes, puis on se fixe comme deux cons et on finit par éclater de rire. Pourtant il s'est rien passé de ouf.
– Oh au fait ! me fait-il en se redressant soudainement avant de chercher un truc sur sa table à l'aveugle et finalement me tendre son stylo quatre couleurs. Faut qu'on passe à la librairie en sortant des cours. J'ai plus d'encre bleue et quasi plus de noire.
J'acquiesce :
– La même, je suis bientôt à court de bleu.
– Niquel.
Ouais, parce que moi j'écris les cours, c'est pour ça que je suis en dèche. Lui c'est parce qu'il passe son temps à dessiner et parfois il colorie même des pages entières comme un débile. Il faut l'occuper cet enfant.
– Jude, s'exclame ensuite le prof en revenant vers nous.
Mon frère penche la tête en arrière et le regarde d'un air craintif. Je sais pas ce qu'il craint encore, ça fait bien longtemps que tout le monde a arrêté d'avoir foi en lui : on sait tous que Jude est un putain de génie, mais on sait aussi qu'il y absolument aucun espoir quant au fait qu'il se mettra à taffer un jour.
Le prof se marre en déposant la copie devant mon reuf :
– J'aurais jamais cru pouvoir vivre ça un jour et pourtant on y est. Bravo Jude. Enfin. Je vais pouvoir mourir tranquille en sachant qu'il n'y a pas réellement de cause perdues.
Je me redresse rapidement sur ma chaise en souriant d'amusement – ce prof me fume – pour loucher sur la copie : ce con a réussi à avoir un vingt. Un vingt putain. Je savais qu'il en était capable (il est capable d'avoir ça dans toutes les matières) mais je pensais pas qu'il se bougerait un jour.
– J'ai envie de chialer mon reuf, je lance d'un ton larmoyant.
– Comme je te comprends Elyas, m'appuie le prof dans le brouhaha ambiant de la classe. J'ai moi-même faillis lâcher ma larme en encadrant la photocopie de cette feuille dans mon salon.
Alors que Jude se marre – il a l'air à peine surpris par sa note –, je rentre dans la jeu de notre prof :
– Vous avez réussi votre carrière là M'sieur, vous pouvez prendre votre retraite c'est bon. C'est l'accomplissement d'une vie ce genre de truc !
– Puisse l'Éducation Nationale t'entendre, conclu-t-il d'un ton cérémonieux avant de se diriger vers un autre élève.
À la fin du cours, quand on échange nos notes avec Nina et Anaïs, je vois que cette dernière se retient de ouf de chambrer Jude sur sa note. Ça doit lui faire mal de pas pouvoir le taquiner comme avant. Mais sa fierté prendra toujours le dessus et faudra que mon frère fasse des efforts de ouf pour qu'elle lui reparle un jour.
Quand on se sépare et que Jude et moi on se met en route pour la librairie, je remarque que Nina m'a pas demandé comment j'allais. Elle m'a pas demandé si j'avais besoin de parler, ni si j'avais pris une décision. Ça me déçoit de ouf, mais au fond je crois que je commence à avoir l'habitude. Et puis pour l'instant c'est pas le gros du problème.
– J'ai parlé avec mon daron du coup hier matin, je lance brusquement alors qu'on marche en silence depuis quelques minutes. Et j'ai appelé Yemma pour lui demander conseil.
– Vous avez parlé en français, en arabe ou en kabyle ? me répond mon frère dans un sourire narquois.
– En tonguien, je réplique d'un air agressif.
Jude se marre. Cet enfoiré ça l'a toujours bien trop fait rire que je capte pas l'arabe et le kabyle alors que mon père m'a parlé dans ces langues toute mon enfance. Il sait très bien que l'appel avec ma grand-mère s'est fait en français uniquement parce que quand elle a commencé à parler arabe ou kabyle je lui ai demandé de repasser en français, et il sait aussi que ça m'a valu des remarques cinglantes de sa part parce que je suis pas foutu de faire vivre la langue de mes ancêtres. Elle a pas tort en vrai, je suis un boulet.
Je lui explique ensuite toute ma discussion avec mon père, je lui décris ma génitrice comme on me l'a décrite, puis je lui parle de mon indécision totale et des différentes options que j'ai.
– T'en penses quoi toi ?
Mon reuf soupire quand je lui demande son avis, et on marche tous les deux en silence pendant quelques secondes, lui les mains dans les poches de son joggo et moi dans celles de mon jean. Mon père a beau eu dire que je devrais pas prendre ma décision en fonction des autres, je serai incapable de faire un truc qui blesserait mon frère.
– Je pense que tu dois faire c'que tu veux mec, lâche-t-il finalement. Même si je te connais par cœur et que j'ai été témoin des conséquences de son absence à tous les stades de ta putain de vie, je pourrai jamais me mettre à ta place. Alors ouais ok ça me fait chier de ouf qu'elle se repointe parce que dans ma tête depuis tout petit t'es mon frère au même titre qu'Oscar et j'ai jamais fait de diff' entre toi, lui et Louise. Genre tu sais que pour moi t'es le fils de mes darons même si t'as ton daron. Pareil dans l'autre sens, si c'était pas trop louche j'aurais pu appeler ton daron « Baba » depuis tout petit même si j'ai mon père. 'Fin ce que je veux dire c'est que du coup ce bordel ça casse la vision que j'avais de ma mif tu vois ?
Il s'arrête quelques secondes, et pendant le silence qui suit (et parce que je le connais par cœur) je sens qu'il essaye de trouver une tournure de phrase correcte pour sortir un truc un peu border en espérant que ça me blesse pas.
– Je t'avoue je comprends pas trop pourquoi t'as autant de mal à prendre une décision. Genre pour moi les liens du sang ça a aucune valeur. On a la mif parfaite pour illustrer ça gros. Y'a pas un seul mec ou une seule femme que j'appelle « tonton » ou « tata » qui a le moindre gène en commun avec moi. C'est ma daronne qui t'a élevé et voilà ça s'arrête là. Je vois pas pourquoi t'aurais besoin de ta génitrice dix-sept piges après qu'elle se soit barrée.
Mon frère dans toute sa splendeur : deux secondes avant il me disait que je faisais ce que je voulais et qu'il avait pas à interférer dans ma décision, mais là il me fait comprendre que si je décidais de rencontrer Sanya ça le dérangerait.
– Mec t'as aucune idée de ce que c'est de pas savoir d'où tu viens.
Même si j'imagine que Jude était archi pas prêt à m'entendre lui répondre d'un ton aussi direct, je suis le premier surpris par ce que je viens de sortir. Je sais pas ce que j'essaye de lui prouver là. En soi ma décision est pas prise, alors pourquoi je sors ça à mon frère ? Putain je sais que maintenant je vais me retourner le veau-cer pour savoir si y'a pas un fond de vérité dans mes paroles.
– Je sais gros.
Après m'avoir dit ça d'un ton voyageant entre la compassion et la compréhension, il sort la main de la poche de son jogging le temps de quelques secondes, juste pour passer son bras autour de mon cou, approcher ma tête de son épaule rapidement en serrer ma nuque dans le creux de son coude, puis il me lâche et replace sa main au chaud. Je déteste quand il fait ce genre de trucs, j'ai l'impression d'être son petit frère alors que c'est l'inverse.
On reparle pas de ma génitrice après ça ; on se contente de discuter de mon appel à ma grand-mère en marchant jusqu'à la librairie, puis une fois là-bas on se dirige vers le rayon papèterie en regardant les articles distraitement.
– Putain mais c'est pas la première fois cette année en plus ? s'indigne mon reuf quand je lui parle de l'exclusion du collège de Sabri, un de mes cousins.
– Si, si. 'Fin totalement en tout cas. Il se fait souvent tej' de cours depuis un moment d'jà, mais il s'était jamais fait tej' du collège pendant une semaine.
Jude lâche un « tss » vénère, et je sais que c'est pas réellement à cause du fait que mon cousin se soit fait exclure : comme moi, ce qui le tend c'est que tout ça c'est à cause de son connard de père qui a décidé de plus s'occuper ni de lui ni de sa reus et de refaire sa vie ailleurs.
Sabri, c'est le premier fils de Sofiane, le deuxième frère de mon père. Sofiane, c'est le mec qu'on voit une fois par an et encore. Quand il se pointe aux repas de famille il déclenche des embrouilles du turfu parce que c'est un gros con mythomane qui a coupé les ponts avec toute la mif, et il continue de faire du mal à ma grand-mère parce qu'il est pas foutu d'être présent pour elle. Généralement, quand tout le monde est réuni, c'est avec mon père que ça pète : il supporte pas de voir que ma grand-mère souffre à cause de sa merde de fils, et il peut pas s'empêcher de partir au quart de tour à la moindre remarque de Sofiane. En fait je crois que juste de l'entendre parler ça le vénère.
Enfin bref, pour en revenir à Sabri, mon cousin a quatorze ans, et il déteste son père. C'est aussi sûrement pour ça qu'il pète un câble à l'adolescence. Sofiane a connu leur mère, Charlotte, quand elle venait aider bénévolement Bilal avec ses devoirs quand Sofiane et lui étaient ados. À dix-neuf ans il l'épousait, à vingt ans ils avaient Hind, et à vingt-et-un an ils avaient Sabri. Trois ans après ils divorçaient. Sofiane a jamais demandé à avoir la garde de ses gosses, et il s'est remarié deux fois : avec la mère de Jade déjà, qui a neuf ans je crois ; et il est toujours marié à sa go avec qui il a trois gosses : Naïma et Djaïma qui doivent avoir cinq ans maintenant, et Mohamed qui a un ou deux ans je sais plus. Le pire c'est que je crois qu'il a la garde partagée de Jade. Au fond je comprends pourquoi mon cousin a la haine ; on se ressemble un peu lui et moi : il connaît peut-être ses deux parents, mais il y en a un qui veut clairement pas de lui. 'Fin, ça c'est plus mon cas apparemment.
– Charlotte elle gère ? demande Jude alors qu'on arrive devant les stylos quatre couleurs et qu'on checke tous les deux discrètement les alentours pour être sûrs que personne nous regarde.
– Elle essaye. Là du coup elle est tranquille parce qu'il est a été banni chez Yemma pour tout le temps de son exclusion, je ricane en commençant à défaire la grande cartouche d'encre noire d'un des stylos pendant que mon frère fait pareil avec une bleue. Je pense que ça va le calmer de faire un petit séjour à Fleury 2.0.
Mon frère se marre, sachant très bien à quel genre de séjour je fais référence : pas de télé, pas de téléphone, pas de console, juste lui, ses pensées, ses devoirs, et les tâches ménagères que notre grand-mère lui inventera.
Charlotte a une bonne relation avec ma grand-mère. Depuis le jour où elle a commencé à aider Bilal avec ses devoirs quand il était au lycée, elle la considère comme un membre de sa famille. Pareil pour mon père, Younès et Bilal : tout le monde kiffe Charlotte. Au point où mon père l'aide financièrement quand les fins de mois sont dures. Il s'investit de ouf envers elle et mes cousins. Il s'investit de ouf envers les gosses de Younès aussi d'ailleurs. Et depuis quelques temps, je commence à me dire que ce genre de trucs a dû jouer de ouf pour qu'il fasse un infarctus.
Alors que mon frère et moi on vient de finir notre changement de cartouche et qu'on fait semblant d'aller regarder des bouquins dans la librairie avant de sortir avec nos stylos rechargés, je peux pas m'empêcher d'aborder encore le sujet de ma génitrice :
– Mec je peux pas ne pas te parler de Sanya.
J'ai balancé ça sans transition et sans contexte, alors je m'étonne pas de le voir tourner vers moi un regard perplexe.
– Je sais que ça te fait pas forcément plaisir que je me pose des questions et que je me retourne la tête pour savoir si je vais accepter de la rencontrer ou pas, mais faut que je t'en parle parce que sinon j'en parlerai à personne d'autre et je vais péter un plomb.
Mon frère m'interroge avec les sourcils froncés :
– T'sais qu'il était pas question que tu me caches des trucs hein ? Peu importe ce que tu choisis je serai toujours là pour t'écouter frère.
J'acquiesce d'un air entendu : au moins on est d'accord là-dessus.
On se dirige tous les deux vers la sortie prétendument sans articles, et comme d'habitude on se fait pas péta. Jude m'interroge alors qu'on marche sans se concerter en direction d'où on habite tous les deux.
– T'es au courant que ton daron s'inquiètera encore plus pour toi si tu parles de rien avec lui ?
– Je dis pas que je vais rien lui dire. Juste... Le plan là c'est de faire genre que je m'en bats les couilles du retour de ma génitrice mais que je veux quand même prendre du temps pour réfléchir. Si ça va pas je lui montrerai pas. Je préfère me tourner vers oit ou Isma. Si t'es ok avec ça.
– Bien sûr que je suis ok avec ça ! s'indigne mon reuf.
Puis, sachant très bien pourquoi je me sens obligé de lui demander son accord :
– Mec, je m'en sors de ouf grâce à la psy, donc je peux gérer. Et ton daron il peut gérer aussi d'ailleurs. Si c'est pour ça que tu veux pas lui montrer quand tu vas mal...
Je secoue doucement la tête de droite à gauche alors qu'on attend que des vagos passent pour traverser la rue :
– Il a trop de trucs à penser.
– C'est-à-dire ? me demande-t-il d'abord avec incompréhension, puis dans une question rhétorique : tu penses à son infarctus, c'est ça ?
Je sais pas trop si je hoche la tête pour lui répondre par l'affirmative ou pour remercier la vieille Clio bleue qui est en train de nous laisser traverser.
– J'arrête pas de cogiter depuis cette nuit-là, je commence à avouer en regardant l'asphalte défiler sous mes pieds. Mec j'ai même fait une liste de tout ce qui avait pu causer son truc, et putain tu m'étonnes qu'il ait failli clamser, il a une charge mentale de ouf. D'jà il était tendu comme à chaque début de tournée. Ensuite ça fait des années qu'il s'occupe d'Hind et de Sabri à distance et ça le fait chier de pas connaître les autres gosses de Sofiane ; il s'inquiète pour Yemma parce qu'il sait que la santé ça va pas de ouf et Sofiane aide pas du tout parce qu'il la rend méga triste ; il est toujours sur les nerfs à cause du procès de ta mère alors que ça fait des mois que c'est fini et que l'autre a pris perpèt ; ça le fait méga chier de savoir Younès en taules, il s'en veut parce que selon lui c'est à cause de ses conneries d'il y a vingt piges que Youyou a suivi le même chemin que lui, et il essaye de faire comprendre à Nehil et Armela que leur père les aime de ouf et qu'ils vont bientôt le retrouver, 'fin c'est la merde quoi. Ah ouais et du coup maintenant qu'il a dû annuler sa tournée il stresse de malade pour les reports des dates et tout, donc j'ai vraiment pas envie de lui rajouter une couche. Il est déjà vénère que Sanya ait eu le culot de revenir, donc c'est mort je vais lui faire croire que ça m'atteint pas parce que sinon il va se rendre malade.
Un silence suit ma tirade, seulement troublé par le bruit des moteurs de voitures et de scoot' sur la route, et quand je tourne la tête vers Jude pour voir sa réaction c'est pour tomber sur ses yeux bleus exagérément écarquillés d'ébahissement. Je peux pas m'empêcher de sourire d'amusement, ce qui était sûrement le but de mon frère.
– Bah putain. Je savais pas qu'il était capable de gérer autant de trucs avec ses trois neurones et demi.
Un soufflement de nez m'échappe, et je vois Jude esquisser un léger sourire amusé à côté de moi. On a grandi ensemble, donc il sait aussi bien que moi que mon père est archi tourné vers la famille et est super loyal. Mais il préfère laisser croire à tout le monde qu'il est juste un imbécile qui se bat les couilles de tout.
C'est avec un ton bien plus sérieux que mon frère enchaîne, alors qu'on grimpe tous les deux les marches qui mènent à sa résidence :
– Ma daronne est arrivée à la même conclusion que toi. On en a parlé je sais plus quel soir. C'était peut-être après qu'elle ait eu Youyou au tél' je crois. 'Fin on s'en bat les couilles, juste elle disait qu'elle avait hâte qu'il puisse sortir de zonz' pour que ça fasse déjà un truc en moins pour lequel ton dar' allait s'inquiéter. Et après on a parlé bah pareil, de Sofiane, de ta grand-mère, tout ça quoi.
J'acquiesce doucement, songeur, en passant la porte du hall, pendant que Jude salue un de ses voisins d'une quarantaine d'années.
Moi aussi j'ai hâte que Younès sorte de taules. Et pas juste parce que ça soulagera mon père de pas avoir à s'occuper de sa belle-sœur et de ses neveux : mon oncle est un mec incroyable et il nous manque de ouf. Mon père arrive à aller le voir de temps en temps, mais il laisse surtout la place à Marion, Nehil et Armela. Et puis pour ce qui est de Sofiane par contre...
– Nos vies c'est des putain de séries, balance mon frère après quelques secondes de silence, posant son bras sur une de mes épaules alors qu'on regarde les chiffres défiler dans l'ordre décroissant sur le cadran qui surplombe les portes de l'ascenseur. Dès qu'on règle une embrouille, faut qu'il y ait du drama.
Je souffle du nez suite à sa réplique ; c'est tellement vrai putain.
– Franchement avec tes conneries on avait déjà notre quota, je réponds dans un soupir. J'ai juré faut nous laisser respirer au bout d'un moment.
On reste tous les deux silencieux pendant quelques secondes, voyant l'ascenseur remonter, puis s'arrêter à un étage, puis stagner pendant mille ans. Bon. Faut prendre une décision :
– Le dernier en haut va se marier avec Bethy !
J'ai déjà détalé en direction des escaliers avant de finir ma phrase, et je lâche un ricanement moqueur quand j'entends la voix de mon frère m'insulter derrière moi.
On met vingt ans à arriver en haut, puisqu'on se bat sur plusieurs paliers pour être le premier. On se bourre dans les escaliers, on se choppe par la capuche ou par le sac à dos, Jude me passe devant et me referme la porte qui mène à son étage dans la gueule, je trace pour le rattraper pendant qu'il galère à mettre la clé dans la serrure de la porte d'entrée. Du coup c'est complètement essoufflés qu'on débarque tous les deux dans l'entrée de Castelle-Clarkson, quasiment en même temps.
On continue de se chamailler dans l'appart, mais on se connaît trop bien pour arriver à se bastonner réellement : j'anticipe ses mouvements, il anticipe les miens, et au final on finit juste dans une espèce de mêlée pas ouf. Comme d'habitude, je perds parce que mon frère est trop fort pour moi, et je finis par tomber sur le sol à cause d'une poussée de trop.
– Victoire ! s'exclame Jude fièrement avant de me tendre la main pour me relever.
Je tape dedans en signe de refus, mon frère hausse les épaules, et je me remets debout tout seul en râlant.
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