Chapitre 3 : L'île Baranof


Kal

Pleinement excédé, je siffle pour la quatrième fois Othello, occupé à pisser contre un épicéa. Sa tâche enfin terminée, le labrador noir accourt jusqu'à moi et prend place à mes côtés dans le cockpit. Je me garde de lui passer un soufflon pour sa désobéissance et secoue seulement la tête. À quoi bon ? De toute façon, il n'en a rien à branler.

La pluie a enfin cessé. Le soleil, encore bas à cette heure-ci, déploie lentement ses rayons sur le lac, lui conférant une couleur argentée, presque pailletée, à laquelle se mêle un reste de brouillard. D'ici quelques minutes, ils glisseront sur la terre encore détrempée, lècheront progressivement les hectares de conifères qui entourent le cottage, et mettront en lumière ce bout de pas grand-chose qui est pourtant tout ce que j'ai, mon humble domaine. Soit un chalet en bois sur pilotis, d'à peine soixante-dix mètres carrés, et une cabane aménagée que je réserve aux quelques touristes courageux pour les veilles de départ en randonnée.

Après les vérifications d'usage, j'allume le moteur de mon avion et mets les gaz. Avec la pluie tombée ces derniers jours, l'adhérence au sol est merdique et pour pouvoir décoller, je double presque la longueur de roulement de mon monomoteur.

Comme à chaque fois que je pilote depuis l'accident, je dois lutter contre les images qui me sautent à la gueule. Si ça ne tenait qu'à ma propre vie, je remplacerais mon café du matin par de l'alcool. Mais mon job consiste d'ordinaire à transporter les touristes, et je pense avoir déjà suffisamment tué de monde comme ça. À défaut d'être purement cruel, c'en est presque pathétique de s'imposer une telle douleur, une telle ambiguïté, mais je n'ai pas vraiment le choix. L'avion est un moyen de transport comme un autre par ici. Et au-delà de ce fait, c'est mon gagne-pain. Alors je prends sur moi. Je laisse ces saloperies de souvenirs refaire surface, histoire de ne surtout pas oublier à quel point je suis coupable, je les affronte durant quelques épouvantables secondes, et je les laisse se rendormir jusqu'à la prochaine. Après des mois de pratique, ils ne sont finalement plus qu'une boule, certes énorme et douloureuse, que je laisse descendre le long de ma gorge et de mon œsophage. J'y colle dessus toute l'acidité que contient mon estomac et je les digère, avant de m'en renourrir.

Le vol pour se rendre jusqu'à Sitka ne dure qu'une vingtaine de minutes. En voiture, il m'en faudrait cinq fois plus, rien que pour l'aller. Les routes sont sinueuses et souvent coupées par de vieux arbres morts, voire par quelques cerfs à queue noire, difficiles à déloger. Mais le plus long reste sans conteste la traversée des chemins de montagne, toujours abondamment enneigés à cette période de l'année.

Vingt minutes durant lesquelles je m'abreuve du paysage qu'offre l'île Baranof, comme si je le découvrais pour la première fois. De la forêt à perte de vue, seulement interrompue par les nombreux cours d'eau, les lacs, et éventrée par les imposantes montagnes qui d'ici perdent de leur hauteur. De ma place, perché en dessous des nuages, je peux distinguer quelques ours affamés, aussi gros qu'un ongle, chercher désespérément de quoi se nourrir. La fonte des neiges étant précocement amorcée, les animaux qui ont survécu à l'hiver sont déjà en quête de trouver de quoi affronter le prochain. Tout comme moi, finalement.

Je termine mon atterrissage alors que Taylor, un gars avec qui j'ai fait une bonne partie de ma scolarité, sort juste du hangar dans lequel est stocké tout ce qui peut être commandé sur le continent. Bonnet bleu pétrole enfoncé sur la tête et engoncé dans son éternelle doudoune sans manche rouge, il allume sa clope, avant de venir jusqu'à moi, tirant derrière lui une palette bien chargée. Ma mère pourrait très bien récupérer sa marchandise elle-même, mais j'ai conclu ce deal avec elle. J'agis en bon fils aidant, et elle s'assure de me voir régulièrement.

L'hélice de mon avion termine lentement ses dernières rotations tandis que je saute sur la piste, suivi de très près par Othello.

— Kal.

— Taylor, le salué-je à mon tour en serrant la main gantée qu'il me tend.

— Il y a douze caisses et six cartons de bouffe.

— Douze ? m'étonné-je face au chiffre astronomique.

— Bah, avec la fête du printemps qui approche...

— Ouais enfin, c'est pas tout près non plus, mais OK. J'ai comme l'impression que Carolyn a prévu de soûler toute la viande locale.

Face au côté mercantile de ma mère, je ris cette fois de bon cœur.

— Ta mère est le diable, Kal.

Je n'irai pas le contredire.

— Un café avant de repartir ?

— Merci, décliné-je. Faut que je passe chez Harold acheter quelques pièces, et ce connard de frigo n'arrive toujours pas à se remplir tout seul.

— Je confirme, c'est un connard. Mais tu sais qui te ferait ça super bien ? Une femm...

— Taylor, stoppé-je durement mon ami.

Ils me font chier, tous, à vouloir absolument me maquer !

Alors que je récupère la caisse qu'il a en main, je ne lui épargne pas mon regard mauvais. Ce dernier, autant que mon ton, suffisent à le dissuader de poursuivre.

— Je peux te prendre ta bagnole ?

— Ché même pas pourquoi tu demandes, me répond-il en me jetant ses clés, à cent lieues d'être vexé par mon attitude rustre.

D'un coup de menton, il me désigne sa camionnette, stationnée près du hangar, et s'y dirige aussitôt avec son chariot. Dans un silence qui n'a rien d'inhabituel, nous transférons le contenu dans le fourgon, puis Othello et moi grimpons dans la vieille Ford en direction de la seule quincaillerie de l'île.

Ce bout de terre qu'est Baranof, noyé au milieu d'un chapelet d'autres îles, compte plus de flotte en son cœur que de sol. Quasiment toutes les vies humaines se concentrent au même endroit, à Sitka. Une ville construite en bord d'océan Pacifique qui, avec ses 12 000 mètres carrés de superficie, gagne le titre de commune la plus étendue des États-Unis. Chose tordante quand on sait que seulement neuf petits milliers de cul-terreux y vivent. Facile d'imaginer qu'au vu du nombre restreint d'habitants, celui des magasins est proportionnel. Mais quand on est habitué à peu, bah on se contente aisément de ce qu'on a. Ou peut-être avons-nous moins d'exigences que ceux des grandes villes, comme Juneau et Anchorage.

Si quelques sauvages, comme moi, vivent en-dehors de Sitka, c'est cependant ici qu'ils peuvent dénicher autre chose que du gibier ou du poisson. La ville compte quatre restos, aux menus identiques, des boutiques de souvenirs, alliant joaillerie et héritages des cultures amérindiennes et soviets, de fringues pour pêcheurs et chasseurs, deux drugstores, autant de culture de weed, une supérette, une fleuriste, un coiffeur/barbier qui fait aussi tatoueur, le bar de ma mère, et... Harold.

Je me gare devant son magasin et fais signe à Othello de rester sage. À peine suis-je descendu de la camionnette que je l'entends vivement aboyer.

— Ta gueule, Oth ! tenté-je en vain.

Face à ce nouvel et cuisant échec d'autorité, je passe la porte de la quincaillerie, faisant aussitôt tinter la clochette fixée au-dessus. Le propriétaire des lieux, occupé à griffonner sur son cahier de comptes, relève à peine son nez dans ma direction. Il m'offre un simple hochement de tête que je lui renvoie, sans plus de cérémonie.

Avec une certaine expertise acquise par l'obligation de savoir tout bricoler, je prends les pièces dont j'ai besoin pour réparer la chaudière, et je passe direct en caisse. Toujours occupé à ses notes, le quinquagénaire m'adresse un bref regard par-dessus ses demi-lunes, à peine plus chaleureux que le glacier au pied du Mont Edgecumbe.

— Kal.

— Harold.

— Il te fallait autre chose ?

— Non.

Il termine de scanner mes articles et me tend la facture que je règle avec quelques billets. Chacun de nous deux peine à regarder l'autre. Sûrement de crainte de voir en miroir les ravages de notre chagrin respectif. Le visage de cet homme a pris en quelques mois les stigmates que le temps aurait dû lui infliger sur plusieurs années. Quant au mien, je n'ai nullement besoin de savoir ce qu'il renvoie. Je le sais déjà et ressens chacune de ses cicatrices de l'intérieur, comme si une lame acérée les saignait en permanence.

Je récupère mon sac d'achats et m'apprête à sortir du magasin, mais de cette voix toujours aussi éteinte, Harold me stoppe.

— Tu vas bien ?

— Je nage en plein bonheur, Harold.

Je garde les yeux sur le dehors, passe le seuil et laisse ce vieux con, que j'ai autrefois tant aimé, à ses occupations commerciales.

Plus que l'épicerie et je serai tranquille pour deux semaines, voire trois.

Je longe le trottoir qui mène à la supérette d'un pas rapide, ne m'attardant pas sur les édifices que, de toute façon, je ne regarde plus ; de vieilles bicoques en bois de couleurs différentes, à l'image de bon nombre de pays nordiques, surplombées en arrière-plan par les hautes montagnes aux neiges éternelles.

Comme à chaque fois que je vais en ville, j'enfonce profondément sur ma tête ma casquette noire et bleue des Aces, l'équipe régionale de hockey, et je fixe délibérément le sol, évitant ainsi un maximum de contacts visuels. Rituel absolument inutile, puisque chacun des locaux que je croise me salue de son éternel :

— Kal.

... Auquel je ne réponds que par un « bonjour » proche du grognement.

J'ai en horreur leur air compatissant et empathique dès qu'ils me voient. Voilà ce qui justifie que je mette rarement les pieds ici.

Ça pèle encore ce matin. Comme un con, je ne me suis pas assez couvert et porte uniquement sur mon pull la même doudoune sans manche que pratiquement tous les autres ici, à l'exception que la mienne est bleu nuit. Je souffle dans mes mains gelées, les réchauffant à peine de ma goulée d'air vaporeuse.

Après quelques infimes centaines de pas, je pénètre enfin dans l'épicerie qui n'est pas près de me déglacer, puisqu'elle doit frôler les douze degrés. Connaissant sur le bout des doigts le contenu de chaque allée, je m'empresse de remplir mon caddie du strict nécessaire. Café, corned-beef, des œufs, des haricots, des boîtes pour chien et du whisky. Je sais pertinemment qu'un ou plusieurs des cartons, que j'ai chargés pour ma mère, contiennent quelques ingrédients qui me sont destinés. Dès que je tarde trop à donner des nouvelles, l'instinct maternel de Carolyn jaillit, et à défaut de trouver preneur à ses tentatives de câlins et à son oreille avide de confidences, elle tente de remplir mes états d'âme avec de la nourriture.

Alors que je termine mes achats, j'aperçois la caissière du jour et ne peux retenir un « et merde » pour moi-même.

— Salut, Kal, minaude cette dernière.

— Candice.

La blonde rougit de ses racines décolorées à la pointe du col vertigineux de son tee-shirt qu'elle vient de dégager en me voyant venir jusqu'à elle.

— Harrison nous a livré du saumon tout frais pêché du jour. Tu veux que je t'en mette un ?

Cette idiote grelote, mais n'ira pas remettre sa veste. Je me force à ne pas lever les yeux au ciel et tente du mieux que je peux de ne pas me montrer plus con que je ne le suis déjà.

— Merci, Candice, mais je n'ai pas le temps de...

— Oh, mais je peux te le préparer et te l'amener ! En papillote, avec du citron, des herbes et du...

— Je dois partir en repérage pour une randonnée demain.

— Oh, OK. Une prochaine fois, alors ?

— Voilà, c'est ça.

Je paye mes courses et déguerpis au plus vite.

— Dès que tu rentres, je te ferai du saumon, Kal ! me crie-t-elle après, alors que je suis déjà à l'autre bout du magasin. J'attendrai que tu repasses ici. Ou appelle-moi ! Tu as mon numéro, Kal !

Génial, moi qui adore attirer l'attention, je sens dans mon dos les regards amusés des quelques trois pelés qui font leurs emplettes.

Sans même me retourner, j'adresse à Candice une main en l'air en guise d'au revoir et de « ouais, c'est ça », espérant de surcroît qu'elle décèlera dans mon geste le drapeau blanc que je lui hisse pour obtenir cette putain de paix à laquelle j'aspire.

Candice est mignonne, mais c'est une vraie sangsue. Je n'aurais jamais dû coucher avec elle, il y a trois mois, bordel. Il a suffi d'une fois, alors que j'étais complètement torché, pour qu'elle veuille recommencer. Depuis, je subis ses assauts plus ou moins subtils pour remettre le couvert. Pourtant, comme toutes les autres filles de cette île qui me connaissent, elle sait parfaitement que je ne donnerai jamais rien de plus qu'une partie de jambes en l'air, unique, et que je ne lui accorderai jamais de me rendre visite au chalet. Et insistante comme elle est, je ne suis vraiment pas près de changer mes habitudes.

Une fois de retour sur les trottoirs de Sitka, je souffle un coup, tentant de relâcher toute la tension suscitée par ce moment shopping. Je remplace l'air de mes poumons par un plus vicié encore, en m'allumant une clope. En une bouffée, la nicotine se révèle salvatrice et atténue mon agacement. Ceci dit, sur le court chemin qui me ramène à la fourgonnette de Taylor, je croise de nouveau quelques têtes connues, et rebelote, salutations compatissantes pour eux et grognements pour moi.

Je grimpe enfin dans la camionnette où Othello, profondément endormi, m'attend sagement. En bon chien de garde qu'il est, il n'ouvre pas même un œil ni ne redresse un bout d'oreille lorsque je m'installe à ses côtés sur la banquette avant.

Dépité,je secoue la tête et passe la première vitesse pour affronter le deuxième round. Carolyn. 

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Alors ? On le sent hein qu'on va s'éclater avec Kal ? Mouais... Et ce n'était qu'un court aperçu. Attendez de le voir interagir avec les gens qu'ils ne connaît pas. Il est... Miam !! 

En tout cas, bienvenues à Sitka, et prochaine étape : La délicieuse Meghan (priez pour elle).

Bisous Ka-liente ! 

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