Chapitre 2 : Je suis un ours élevé par une louve
Kal
— Viens là ! Rentre, dépêche-toi !
La queue escamotée entre ses pattes arrière, et son regard de chien battu amorcé, Othello se faufile jusqu'à son panier, d'une manière qu'il doit supposer discrète et efficace. Rampant presque, il imprime à chaque pas sur le sol, que je venais de laver, les traces boueuses de son délit.
— Combien de fois je vais devoir te dire de ne pas sauter dans ce putain de lac, hein ?
Les oreilles rabattues, les babines étirées en un quasi sourire animal, je lis dans le comportement de mon chien toutes ses excuses les plus plates, mais surtout, son besoin viscéral de ne pas être rejeté. En un éclair, toute ma pseudo colère se fait la malle. Comme le faible que je suis, je m'abaisse à sa hauteur, et torchon en main, j'essuie avec vigueur son pelage détrempé, ajoutant à la besogne des caresses rassurantes.
— Je ne sais plus quoi faire de toi, lui partagé-je comme s'il pouvait comprendre un traître mot de ce que je lui dis. Tu es un cadeau empoisonné, tu le sais ça ?
Son museau calé dans la paume de ma main, il recouvre rapidement sa sérénité usuelle.
— C'est moi le maître ici, pas toi. Toi animal. Moi homme.
Un claquement de queue et une tentative de me lécher la face plus tard, j'ai confirmation que mon labrador ne pipe absolument rien, et qu'en matière d'autorité, je suis purement à chier.
Je souffle de dépit, me relève et m'active à nettoyer les taches sur le parquet, de l'entrée jusqu'au séjour, soit à peine quelques malheureux mètres carrés.
Ce chien va me rendre maboule, mais c'est la seule compagnie que j'ai, enfin soyons précis, la seule que je tolère. Je vis en ermite, par choix, et ça me va parfaitement.
Non, ce n'est pas un choix, mais un besoin vital. Pour moi, et pour les autres êtres vivants.
Bordel, je me les gèle. Je jette un coup d'œil par la fenêtre de la cuisine et observe le ballet répétitif et bruyant de la pluie. Malgré la tombée de la nuit, je discerne aisément les gouttes drues qui ricochent sur le lac, lui conférant une agitation qu'il n'a pas d'ordinaire. Ces quelques secondes de contemplation suffisent à me glacer jusqu'aux os. Difficile de croire que j'affronte habituellement le grand froid...
Je récupère mon vieux pull en laine épaisse sur le dossier de la chaise et l'enfile. Voilà dix jours qu'il pleut non-stop. Nous bénéficions de températures plus élevées que la norme pour cette saison, lesquelles ont chassé à basse altitude la neige au détriment de la pluie, et pourtant, je peine à me réchauffer. J'imagine qu'il faut remercier les politiciens des grands pays, qui n'en ont rien à foutre du réchauffement climatique, pour ce temps totalement inhabituel. Le taux d'humidité bat tous les records, et à ce rythme, je n'aurai plus de bois pour alimenter la cheminée. Pour autant, je balance deux bûches supplémentaires dans l'âtre. Le système de chauffage de cette vieille baraque est en panne, la chaudière étant aussi capricieuse que le temps, et si demain, je ne vais pas à Sitka chercher de quoi réparer le tout et remplir mon frigo, je vais direct passer d'ermite à clodo.
La tranquillité a un prix, et pour rien au monde j'échangerais mon cottage en bois, pourtant rustique, contre une maison cossue en ville. C'est ici chez moi, et nulle part ailleurs. J'y ai tout ce qu'il me faut pour survivre. Des kilomètres de forêt pour respirer et chasser, le lac à quelques pas pour pêcher, mon avion pour bosser ou me ravitailler, et la solitude pour ne jamais plus aimer.
La sonnerie de mon téléphone interrompt mes pensées de dépressif. Comme si la tonalité n'était pas assez bruyante, Othello se sent obligé d'aboyer. Là encore, j'ai lâché l'affaire pour lui faire comprendre qu'il n'avait aucunement besoin de me prévenir quand je reçois un appel.
Je prends mon temps pour finir d'attiser le feu, essuie mes mains sur mon jean élimé et m'empare du combiné fixé un peu plus loin sur le mur.
— Ouais, décroché-je sans aucune amabilité.
Pas besoin de grande cérémonie, je sais parfaitement qui est à l'autre bout du fil, il n'y a qu'elle qui m'appelle sur ce téléphone.
— Quand est-ce que je te vois ? Ça fait presque trois semaines, Kal. Tu pourrais au moins m'appeler ! Si je ne le fais pas, je n'ai aucune nouvelle de toi. Et ne me sors pas l'excuse du boulot, je sais que les clients ne se bousculent pas avec cette pluie diluvienne. Alors ?
— Bonsoir à toi aussi, M'man.
— J'ai besoin que tu ailles récupérer une commande. J'imagine que ça te servira de prétexte pour rendre visite à ta vieille mère. Et je te rappelle que demain, il y a la personne du tour opérateur qui débarque et...
— Tu n'es pas vieille, Carolyn, opposé-je en retenant un sourire.
Ma mère m'a donné naissance alors qu'elle n'avait que quinze ans. Un gars de cinq ans son aîné pour amant, un p'tit con qu'elle a éjecté de sa vie quand elle a su qu'il se tapait également son ex-meilleure amie – et la sœur de son ex-meilleure amie – un bon à rien, manipulateur, mais mauvais menteur, à l'arrière d'un pick-up, sur le parking de chez Harry, le bar local ; voilà tout ce que je sais de mon géniteur et de ma conception. Et vingt-neuf ans après ma venue au monde, j'avoue n'en avoir toujours rien à foutre.
— J'irai chercher ta commande demain.
— Bonne nuit, Kal.
— Bonne nuit, Carolyn.
Ma mère est ce qu'on appelle plus communément : une dure à cuire. Une de ces femmes qui n'ont pas été épargnées par la vie, qui ont appris à se protéger des tocards en tout genre et à sévèrement riposter aux emmerdes. Quand ses parents ont découvert qu'elle était enceinte, ils l'ont foutue dehors, et je ne suis pas certain qu'elle ait informé mon géniteur de son état. Elle a fui l'île pour s'installer à Anchorage, m'a élevé seule, et a tout fait pour qu'elle comme moi ne manquions de rien.
À vingt-cinq ans, elle avait déjà exercé quantité de boulots difficiles, les cumulant à n'en presque pas dormir, et mettant tout ce qu'elle pouvait de côté. Ce qu'elle a fait de son fric ? Elle est revenue dans le coin et a racheté le bar de Harry, veuf et sans enfant, dont elle avait lu la mise en vente dans le journal. Mes connards de grands-parents étaient morts, laissant à leur fille unique un pactole supplémentaire, et elle n'avait jamais eu aucun véritable ennemi ici. Alors elle est tout simplement rentrée chez elle ; dix ans après son départ forcé. Je crois que le vieux a dû avoir le béguin pour elle, comme beaucoup de gars par ici, car il lui a refilé son pub pour trois fois rien. Carolyn a conservé l'enseigne « Harry » en mémoire du propriétaire qui a finalement clamsé d'une crise cardiaque en sortant de chez le notaire.
Célibataire endurcie, elle ne m'a jamais imposé les hommes qu'elle a fréquentés, pas plus qu'elle n'a souhaité en garder un seul à ses côtés. Toute façon, elle fait bien ce qu'elle veut, ce n'est pas le genre de choses dont je me mêle. Tout comme elle n'interfère pas dans mes affaires. Enfin, n'interférait pas. Parce que depuis le... drame, Carolyn tente de s'improviser « mère-poule ». Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'est pas vraiment douée pour ça. Mais je ne lui en tiens pas rigueur, je n'ai même aucune envie qu'elle s'apitoie sur mon triste sort.
À ce jour, elle gère le repaire d'alcoolos dont elle est propriétaire d'une main de maître, et se fait respecter de tous. Sauf de moi peut-être... Mais pour ma défense, je suis un ours élevé par une louve.
Elle comprend parfaitement mon besoin de solitude, car après tout, c'est d'elle que je le tiens. Mais depuis presque deux ans, ladite solitude s'est transformée en isolement quasi-total, me valant ainsi ses appels réguliers pour s'assurer que je suis toujours en vie. Pour pallier mon manque de sociabilisation, elle a cru bon de m'offrir Othello, il y a un an, pensant sûrement qu'il remplacerait la présence humaine que je m'évertue à repousser.
Ce qu'elle ne saisit pas, c'est que je suis bien ainsi. Seul. Et puis du monde, j'en vois. Lorsque les saisons s'y prêtent, je continue mes activités de pilote pour faire survoler aux touristes la beauté des forêts de l'Alaska. Lorsque la neige est là, je me transforme en guide et embarque les plus téméraires pour quelques jours de randonnées sauvages, incluant une traversée sur un lac gelé. Et en-dehors de ça, je me traîne jusqu'à Sitka, tous les quinze jours – normalement – pour chercher de quoi me nourrir et acheminer à ma mère les livraisons pour son bar. Sans compter les quelques virées nocturnes avec mon meilleur pote – bien trop rares selon lui. Je croise également quelques locaux qui additionnés ensemble composent les, tout de même, 9000 habitants de Sitka. Mais effectivement, mes relations sociales s'arrêtent là.
— Ne me regarde pas avec ces yeux-là, Oth. Tu as déjà mangé. Ça, c'est ma bouffe, pas la tienne. Moi homme, toi animal, lui répété-je en pointant sur lui un doigt accusateur.
Mon chien repose sa tête de victime sur ses pattes avant et replonge illico presto dans sa sieste post-baignade.
Ma « préparation culinaire » en main, je m'avachis sur le canapé, face à la cheminée. Voici deux ans que le vieux sofa fait office de table à manger et de lit. Rares sont les fois où je passe une nuit dans ma chambre. Et pour chacune de ces quelques exceptions, je ne choisis pas vraiment de le faire. Encore imbibé de mes excès de la veille, je me réveille seulement au petit matin dans la pièce, sans avoir le souvenir de m'y être traîné.
Alerté par le bruit du sachet que je déchire, Othello me rejoint et saute sur mes cuisses, comme s'il n'était encore qu'un chiot. Je décale ses trente-huit kilos de muscle sur l'assise libre, lui file le morceau de corned-beef que j'avais prévu de manger, et porte à la bouche ma soupe du soir : 22 centilitres de whisky pour commencer.
Je n'aime pas la nuit, l'obscurité et tout ce qu'elle renferme. Et ce tout, je le fais taire à grand renfort de liquide ambré, verre après verre, soir après soir, jusqu'à ce que je sois suffisamment ivre pour sombrer dans un sommeil sans rêve, sans cauchemar ou autres visions d'horreur.
Je tire la couverture sur moi, allonge mes jambes sur la table basse, et les yeux perdus sur le feu qui crépite, je laisse l'alcool œuvrer, m'anesthésier, et recouvrir les fantômes qui se tiennent à mes côtés.
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Hi !
Voici une première découverte de mon ours. Vous verrez, on ne peut pas dire qu'il soit hyper aimable, mais paraît-il que quand il sourit, bah l'ours en question devient vachement beau. Bon, va falloir attendre un petit moment avant qu'il ne se déride, mais vous verrez, je lui ai collé dans les pattes une nana qui ne peut que prêter, a minima, au sourire !
Kal va vous faire visiter un petit peu le coin où il vit, et c'est juste un endroit à tomber (et pas qu'amoureuse). Pour les cinéphiles, Sitka et l'île Baranof sont dans ce film que j'adore : La Proposition, avec Sandra Bullock et Ryan Reynolds.
Voilà, je vous dis à très vite, puisque je prévois de vous offrir 3 chapitres par semaine d'ici le 29/05.
Bisous Kal-iente.
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