Chapitre 7
Il lui était impossible de fermer les paupières sans y distinguer à nouveau le regard douceâtre du prêtre posé sur sa personne, impossible de s'endormir sans le voir apparaître dans ses songes, ses bras chaleureux prêts à l'accueillir, encore et encore. Pourquoi le français le hantait-il ainsi ? Jamais n'avait-il pensé à qui que ce soit de façon aussi... répétée et... douloureuse.
Il n'y avait qu'une seule manière, à ses yeux, de faire passer l'inconfort de ces... émotions. Nul doute que tout ceci était dû à toutes ces heures accordées à ce défi, car ce n'était que cela, un vulgaire pari et rien d'autre ! Il n'était pas assez idiot pour... tomber amoureux. C'était... ridicule !
Il courut tout Londres pour rejoindre son club d'amis et leur proposa de quitter le cabaret où ils avaient leurs habitudes pour célébrer un peu en avance la nuit du Diable. Cette tradition de leur création consistait à aller de bordel en bordel pour s'enivrer de sensualité et d'étreintes passionnées jusqu'à l'épuisement. Le dernier à tenir debout gagnait bien sûr !
Naturellement, tous acceptèrent, seul James parut suspicieux. Matthew n'y prêta guère attention. Il s'affairait bien trop à orchestrer cette nuit endiablée pour s'inquiéter de son ami.
Le premier à leur ouvrir grand ses portes, détail appréciable, ne se contentait pas uniquement de jeunes demoiselles. Malheureusement, les hommes travestis offrant leurs charmes demeuraient si rares que Matthew avait occupé beaucoup de ses nuits pour en dénicher.
Dans les bras d'une belle métisse aux traits délicieusement androgynes, il oublia le prêtre, mais au moment de l'extase, voilà que son insidieux visage s'imposa et que sa voix mélodieuse résonna. Désemparé, Matthew, rompant ses habitudes, s'enfuit sans même avoir contenté sa partenaire.
Sur le balcon, il inspira l'air frais, espérant ainsi échapper à ces tumultueuses pensées parasites. Soudainement, des bruits de pas martelèrent la ferronnerie.
— Matthew, tu as été... rapide.
La voix irritante de James résonna à ses oreilles. D'ordinaire, il appréciait la présence de son fidèle ami, drôle et impertinent comme lui, mais depuis ce pari imbécile qu'il s'était lancé, son comparse était devenu un assommant moralisateur.
— J'avais besoin de me vider si tu vois ce que je veux dire, soupira Matthew.
— Vraiment ? Tu n'as sauté personne depuis que tu as commencé à fréquenter ce prêtre ?
— Bien sûr que si, ne sois pas idiot !
— C'est pourtant ce que tu es, un idiot ! Tu te compromets pour un pari stupide ! éclata James d'une voix pleine de tonnerre.
— Je me montre simplement audacieux ! D'ailleurs, cela m'étonne qu'aucun de vous n'ait eu l'idée avant moi, toi particulièrement. N'est-ce pas toi qui prônes l'athéisme ? Qui déclare n'avoir ni Dieu ni Maître ? Tu te vantes de beaucoup de choses James, mais en vérité tu n'as rien dans le ventre !
Il se montrait cruel envers son ami sans savoir pourquoi, peut-être parce qu'il lui fallait trouver un exutoire.
La réponse prit la forme d'une gifle qui lui coupa le souffle. Son épiderme rougit en réaction. Matthew se redressa avec un air de défi collé au visage tandis que les prunelles de James brillaient d'un éclat de fureur. Il n'avait encore jamais vu son ami dans un tel état d'agitation. D'ordinaire, il restait toujours pondéré, presque froid, ne manifestant jamais publiquement ses sentiments.
— Je ne suis pas celui qui se pavane au risque d'un procès pour un pari. Matthew, pendant des années j'ai admiré ta fougue, ta langue acérée, tes manières si délibérément provocantes. Je croyais que c'était pour montrer au monde son ridicule que tu te conduisais ainsi, mais ce soir j'ai enfin réalisé que tu ne cherchais qu'à masquer ta propre vacuité ! Tu fais tout cela pour donner un sens à ta misérable existence ! Tu te déclares excentrique et marginal, mais en réalité, tu es un petit garçon effrayé qui a peur qu'on découvre que derrière toutes ces manières se cache un pauvre orphelin né du scandale. Ta mère était courageuse, pas toi Matthew ! Toi, tu n'es qu'un idiot !
La réplique de James le souffla tout autant que sa gifle. Matthew cligna des yeux comme s'il peinait à admettre que son ami lui parle ainsi. Son poing se serra jusqu'à ce que ses ongles s'enfonçassent dans la chair comprimée de sa paume. La colère grimpa en lui en une fraction de seconde et il lança un crochet du droit au menton de son ami. Ce dernier manqua de voler par-dessus le balcon en essayant d'esquiver le coup. La suite fut pitoyable à voir et surtout à entendre : deux gentlemen au noble lignage se battant comme deux vulgaires boxeurs. Les éclats de vitres brisées et l'assourdissant craquement du mobilier fracassé finirent par attirer l'attention de la tenancière. Cette dernière, accompagnée de quelques fidèles clients outrés, mit à la porte les deux rustres qui profanaient ces lieux de plaisir.
Les deux amis gisaient sur le trottoir au milieu des déjections des chevaux et des vomissures des ivrognes. Ils risquaient à tout instant la morsure d'un rongeur ou l'attaque d'une bande de criminels quoique, leur état empêchait de deviner leur statut social et plus encore leur fortune personnelle.
Matthew se trouvait torse nu, couvert de son propre sang et de celui de James. La chemise de ce dernier demeurait obstinément ouverte, faute de boutons arrachés dans la bataille. Quant à ses jambes et ses pieds, ils prenaient l'air, faute de tissu pour les couvrir. Tous deux frisaient le scandale par leur tenue ou plutôt l'absence de celle-ci, sans parler de l'endroit dont on venait de les sortir !
Cette inquiétude ne semblait guère pourtant les agiter. Matthew ressassait avec fureur les mots de son ami qui s'avéraient tristement vrais. À côté de lui, James n'en revenait pas d'avoir prononcé de telles paroles, pire encore, de s'être battu de la sorte.
Au bout d'un interminable silence, l'un d'eux trouva enfin le courage de le briser.
— Je suis... commença James.
— Désolé, acheva Matthew.
Ils se tournèrent presque en simultané, s'examinèrent un instant avant d'éclater de rire.
— On a été... continua son ami.
— Ridicules, compléta le baronnet.
Le rire s'évanouit doucement.
— C'est bête, je crois qu'on vient de se faire bannir de notre établissement préféré... constata James.
— Si on paie les réparations... suggéra Matthew.
— Je doute que cela suffise.
Le silence s'attarda entre eux, moins gênant cette fois-ci. Et puis, le baronnet posa la main sur la cuisse de son ami.
— J'espère que nos compagnons sortiront bientôt avec nos vêtements, je nous vois mal rentrer ainsi...
James éclata de rire.
— Là c'est certain, nous courons au scandale !
La main de Matthew s'éternisait sur sa cuisse dénudée dans cette ruelle obscure et malpropre. James observait les étoiles en attendant que les effets de l'alcool et des coups reçus s'estompassent. Finalement, il se tourna vers son ami.
— J'imagine que tu ne vas pas abandonner ton pari ? demanda-t-il, connaissant déjà la réponse.
Il n'y avait pas plus têtu que Matthew.
— Je suis près du but. J'ai feint l'évanouissement, chose que toute jeune fille bonne à marier sait faire à la perfection. Et cela a marché, j'ai fini dans ses bras. Je sais, il en faudra plus pour atteindre son lit, mais crois-moi, je suis certain d'y parvenir. Il m'a regardé si...
Quelques secondes s'égrenèrent que James coupa d'une question.
— Que veux-tu dire ?
— Et bien, c'est idiot, mais j'ai eu l'impression qu'il me regardait comme si j'étais la seule personne sur Terre qui comptait.
C'est à ce moment que James réalisa ce qui avait totalement échappé à son imbécile d'ami.
— Son regard était si profond à cet instant... tu aurais été là, insista Matthew, tu aurais immédiatement compris ! Cet homme est sous ma coupe. J'en ferais ce que je veux, je te le dis, James !
La lueur dans les prunelles du baronnet éclipsait les étoiles, James reconnaissait cet embrasement de l'âme que trop bien. Son ami s'était lui-même abusé en se persuadant d'avoir placé le prêtre sous sa coupe alors qu'en vérité, Matthew était manifestement tombé amoureux, ce qui le mènerait à sa perte. James était trop loyal pour laisser une telle chose arriver.
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