Chapitre 6

Accoudé sur la marquise où il s'était installé, sa robe ramenée près de lui, Matthew écoutait d'une oreille Théophile d'Anselme qui s'évertuait à énumérer les innombrables œuvres de charité. Malheureusement, ce dernier, tout à ses explications, ne remarquait même pas toutes les œillades du dandy.

S'il se délectait de cette vue ravissante que lui offrait le français, sa litanie criblée d'hésitation le lassait.

— Choisissez pour moi mon père, je suis certain que vous avez une assez bonne idée de ce qu'il convient de faire, n'est-ce pas ?

Théophile se mordilla la lèvre avant qu'une petite lueur s'allumât dans ses prunelles.

— Les o-orphelins seraient un bon dé-début...

— Parfait, nous donnerons au Foundling Hospital ! décréta Matthew d'un ton un peu trop vif à son goût.

L'heure tardive les contraignit à convenir d'un autre rendez-vous. Le baronnet multiplia les excuses pour renouveler ces rencontres, prétextant des détails à régler, une solitude à combler.

C'est ainsi qu'un après-midi, il convoqua le prêtre chez lui.

La préparation de ces retrouvailles avait exigé un grand travail de rangement et de décoration de son appartement pour le dépouiller de son atmosphère poisseuse d'éternel célibataire. Pour le féminiser un peu, il l'avait constellé de bouquets fleuris, remplacé les statues grecques d'hommes dénudés par des tableaux plus consensuels. Il subsistait encore quelques détails douteux, comme des gravures osées dans la chambre, mais si le prêtre s'y rendait, cela signifiait que le pari était gagné.

La raison de cette urgence ? Un cœur inconsolable !

— Qu'y... qu'y a-t-il ? demanda le vicaire en arrivant, son souffle produisant des volutes de brume blanche dans la nuit froide londonienne.

Rien que de l'imaginer se précipiter dans un cab, ce dernier fendant l'obscurité pour parvenir jusqu'ici, le bout du nez et les pommettes roses, Matthew sentit ses commissures se relever à l'unisson. Il chassa un mouvement son valet qui venait d'ouvrir la porte d'entrée et s'approcha du prêtre.

— C'est idiot... commença-t-il en se tamponnant la joue avec un mouchoir, j'ai voulu ranger et je suis tombée sur une malle...

Il laissa volontiers les secondes s'égrainer, comme s'il cherchait ses mots, rassemblait ses pensées, alors qu'il avait précisément répété sa mascarade devant l'immense miroir de sa salle d'eau.

— J'avais oublié que j'y ai mis les affaires de mon...

Matthew s'interrompit pour émettre un sanglot ou deux, avant de se moucher. Le visage contrit du vicaire l'informait de la réussite de son plan.

— Mon époux... mon cher et défunt époux... j'ignorais... je ne pensais souffrir encore...

— C'est... c'est normal... perdre que-quelqu'un d'aussi pro-proche, d'aussi ch-cher, adoucit le français en prenant son bras pour l'entrainer vers une méridienne.

Ses grands yeux verts se posèrent sur le dandy, sans jugement, sans impatience, sans méfiance. Matthew sentit son coeur battre plus vite, sous l'effet de l'effort, nul doute. Toute cette comédie, ce maquillage qu'il avait fait couler, ces heures dans le miroir à répéter, ces jupons si lourds à porter. Il tapota doucement le velours pour inviter le français à s'assoir à ses côtés. Ce dernier hésita, mordillant sa lèvre inférieure, regardant en direction de la porte où le valet avait disparu.

— Venez près de moi, s'il vous plaît. Votre présence m'apaise, insista Matthew.

Le prêtre céda et prit place à ses côtés.

— Vous croyez que je pourrais aimer encore ? soupira-t-il.

— Mais bien sûr ! Vous ê-êtes encore jeune et be-belle, si belle... pa-pardonnez-moi... je de-de-devrais pas di-dire ce... s'époumona Théophile.

Etrangement, le dandy n'éprouva nul envie de sourire ni même de rire de la gêne du vicaire. En vérité, il commençait à se sentir mal à l'aise d'être la cause de tant de culpabilité. Combien de fois le pauvre homme s'échinait-il à demander son pardon et pourquoi au juste ? Parce qu'il le trouvait beau... parce qu'il la trouvait belle. Matthew réalisa qu'il souriait, comme un imbécile.

— Mon père... vous me trouvez belle ? demanda-t-il.

Les yeux du vicaire se voilèrent. L'anglais contempla ces grands iris qui balayaient la pièce, cette rougeur dévorant ce visage aux traits si banaux. Le français n'avait ce nez élancé qu'on trouvait en la noblesse, ses sourcils étaient broussailleux et ses manières simples en dépit de ses efforts si visibles. Pourtant, à bien des égards, le dandy le trouvait beau, à sa manière, élégant par sa pudeur.

— Hor... Hortense, souffla-t-il.

— Non, c'est moi qui n'aurait dû... excusez-moi. Je crois que je perds la tête...

— Vous... vous êtes en-endeuillée et se-seule.

— Je vous en prie, n'en rajoutez point ! Bientôt vous allez m'enterrer avec mon mari ! plaisanta Matthew.

Toute cette atmosphère soudainement lui parut pesante, il voulut s'en libérer. Théophile secoua la tête, un sourire amusé aux lèvres. Ce n'était pas encore un rire, mais cela viendrait. Le dandy n'en doutait point.

— Allons, soyons bons amis, mon père. J'en manque cruellement, d'amis.

— Vrai-vraiment ? s'étonna le français.

— De vrais amis, précisa-t-elle avec un petit sourire complice.

Lorsque Matthew raccompagna le prêtre à sa porte, il constata l'heure indue. Indéniablement, cette soirée l'avait rapproché de son but. Il s'empressa de partager la bonne nouvelle à ses amis du club qu'il tenait bien sûr informé de chaque progression. Matthew ne leur raconta cependant pas à quel point il trouvait le prêtre touchant, encore moins son frémissement au contact de cet homme qu'il redoutait presque de salir.

Vint le jour où ils devaient se rendre à l'orphelinat. Matthew, accaparé par son pari, n'avait songé à quel effet cela produirait sur lui, l'orphelin, de se retrouver en pareils lieux. Un puissant sentiment de fatalité tomba sur lui lorsqu'il vit tous ces petits visages aux traits tirés, au teint pâle et à l'air maladif. Avait-il semblé aussi fragile ? Cette fois-ci il ne feignit l'étourdissement qui manqua de le faire choir au sol. Heureusement, le vicaire si attentionné le rattrapa à temps.

— Mon père, en voilà une habitude ! s'indigna gentiment Matthew.

Il reprit un peu de ses couleurs grâce au soutien de l'ecclésiastique.

— Pa-pa-pardonnez-moi, ma-madame...

Sa gêne le poussa à relâcher Matthew qui faillit s'effondrer à nouveau, privé de soutien. Le dandy s'accrocha à son bras.

— Appelez-moi Hortense, je vous prie.

— Je... je m'inquiète pour votre sa-santé, vous vous avez fait de-deux malaises en peu-peu de temps... votre corset est peu-peut-être trop serré...

— Mon père, voyons ! Vous n'allez tout de même pas me demander de me dévêtir ! se scandalisa exagérément le baronnet.

Le prêtre rougit aussitôt, bafouilla, ne sachant plus que dire jusqu'à ce que Matthew lui saisisse la main. Un sourire amusé teintait ses lèvres.

— Je plaisantais. Je vous assure que mon corset n'est point trop serré si tel est votre inquiétude.

Les gazettes avaient récemment mentionné le funeste destin d'une comtesse causé par ses apparats, aussi, l'inquiétude de Théophile semblait justifiée... Fond de teint au cyanure, teinture à l'arsenic, la beauté pouvait s'avérer mortelle. Matthew lui-même devait compresser ses chairs et os avec cette cage de métal et de tissu afin d'affiner sa taille pour suivre les codes de la mode. Mais en l'occurrence, le dandy supportait sans mal ces contraintes, y compris ses souliers qui compressaient ses pieds. Les raisons de cet étourdissement s'avéraient si éloignées de sa tenue. Étrangement, Matthew eut envie de les partager avec l'homme qui, de plus en plus, occupait ses pensées.

— Je crains d'avoir été trop ambitieuse...

— Je... je suis qu'un im-imbécile, ces enfants, vous vous qui n'en avez et sans é-époux à vos côtés...

Matthew le regarda se fustiger, secouer la tête, avec tant de compassion à son égard. Une jeune veuve aurait pu réellement ressentir ce manque, quoique la plupart des femmes qu'il connaissait redoutassent plutôt d'enfanter.

— Vous n'y êtes point mon père. J'ai moi-même perdu mes parents très jeunes, avoua Matthew. Sans la présence et la générosité de mon grand-père, j'aurais probablement fini comme l'un de ces pauvres petits.

— Ho-hortense, je suis sin-sin-sin...

Théophile reprit son souffle.

— Je suis désolé, parvint-il à dire.

Le souffle de Matthew se coupa lorsque le vicaire se pencha vers lui. Allait-il l'embrasser ? Bien sûr que non ! Cette pensée le séduisait, l'attirait, aussi inconcevable fût-elle. Finalement, le français attrapa sa main et plongea son regard dans le sien, sans battre des cils à la vitesse de l'éclair. Cet échange si profond le perturba, comme si Théophile pouvait lire jusqu'à son âme, sentir les battements de son coeur s'accélérant.

Ses lèvres restèrent entrouvertes, mais aucun son n'en jaillit. Aucune des révélations qui se bousculaient en son esprit. Trop tôt. Bien trop tôt. Matthew n'avait jamais confié à qui que ce soit la vérité sur ce prétendu bienfaiteur qu'était son grand-père. Il y avait des souffrances qu'il valait mieux taire.

Cette main si chaude et si douce entourant la sienne suffisait à réchauffer son cœur endolori. Matthew se contenta de rester rivé aux yeux verts du français, en souriant comme un idiot.

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