Chapitre 10

— Pourquoi m'avoir pardonné ?

Sa voix s'élevait dans le carcan de pierre, y résonnait, pourtant sa sonorité restait bien trop aigüe au goût de Matthew. Il n'ignorait pas le caractère désespéré de sa démarche. Se rendre à l'Église où officiait Théophile pour tenter d'obtenir de lui... Quoi au juste ? Une reddition ? Totale ? Pourtant, malgré cette excessive conscience de l'échec très probable, il insistait, il s'obstinait encore et encore.

Quand le prêtre s'interrompit dans le rangement des missels et se tourna vers lui, le cœur du baronnet rata un battement, peut-être même deux. Il sentit une vive chaleur grimper le long de ses joues, brûler jusqu'à ses oreilles. Il aurait été plus aisé de fuir ce regard verdoyant s'enfonçant en lui. Mais Matthew n'avait jamais aimé la facilité. Il restait convaincu que les difficultés finiraient toujours par céder devant sa détermination.

— C'est ce qu'en... enseigne la bi-bible de pa-pardonner à ceux qui vous vous ont fait du tort... commença le français, malgré ses bégaiements, sa voix semblait bien plus assurée que celle du baronnet. Et puis, j'ai le se-sentiment que vous vous êtes fait plu-plus de mal que vous ne-ne m'en avez f-fait.

L'impression que cet homme d'Église l'avait percé à jour, se trouvait même capable de distinguer le tréfonds de son âme, cloua sur place le dandy qui en resta bouche bée. Certes, James l'y avait grandement aidé, mais Matthew ne pouvait s'empêcher de songer qu'il en avait dévoilé bien plus qu'il ne l'aurait voulu à Théophile.

— Vous pa-paraissez p-pas cr-craindre le dé-déshonneur ni le sca-scandale, vous avez même l'air de le re-rechercher, je me trompe ?

Matthew, trop surpris pour dire quoi que ce soit, hocha la tête.

— Je suis un ho-homme d'Église, Matthew, si je puis vous ap-appeler ainsi ?

— Je... je préférerais Hortense.

Pour une raison obscure, même si son secret était dévoilé, Matthew avait enfilé sa robe noire et même couvert son visage d'une voilette sombre. À ses yeux, Hortense demeurait liée à Théophile. À moins qu'il ne cherchât à préserver l'honneur du prêtre à défaut du sien ? Un homme lui aurait couru ainsi après, au sein de sa paroisse, nul doute que les pires rumeurs auraient alors circulé.

— J'ai a-appris à connaître le c-cœur des hommes en écoutant les con-confessions. Tout ce que m'a r-raconté votre ami me pousse à cr-croire que vous ch-cherchez avant tout à f-faire du mal à vous-vous-même, Hor-Hortense.

La manière dont le prêtre fronçait les sourcils tout en continuant de sonder les tréfonds de son âme mettait le dandy mal à l'aise. Il n'avait jamais apprécié qu'on regarde de trop près ses agissements encore moins qu'on cherche à les justifier. Il agissait ainsi parce qu'il en avait envie. Parce qu'il le pouvait.

— Vous avez une trop grande imagination, mon père. Ce n'était qu'un pari, idiot...

— Vous au-aauriez pu p-parier n'imp-porte quoi, mais vous vous êtes mis au d-défi d'ob-obtenir mon cœur. Celui d'un prêtre, in-ina-naccessible.

Au bord de la crise d'apoplexie, le prêtre s'arrêta. Il s'appuya même contre l'un des bancs dont il n'avait fini de ranger les missels. Sa main s'agrippa si fort au bois que ses jointures blanchissent. Pourtant, le français ne se départit guère de son sourire. Un sourire compatissant qui avait quelque chose d'insupportable pour le dandy.

— Po-pour y p-parvenir, vous vous êtes tr-travesti. Vous ê-êtes pas un homme du p-peuple dont les ex-excentricités a-amuseraient plus qu'autre ch-chose, vous êtes un me-membre de la no-noblesse, le d-dernier du ti-titre de votre ho-honorable lignée, parvint-il à dire d'une traite, pénible et douloureuse.

— Je vous assure qu'elle n'a rien d'honorable ! le corrigea Matthew, les joues empourprées.

— Ha-haïssez votre nom ou bi-bien est-ce vous-même que vous d-détestez tant ?

Pendant un bref instant, un vertige saisit le dandy, le poussant à s'accrocher au banc bien qu'en réalité, il s'y laissa plutôt glisser. Toutes les couleurs apportées par la colère disparurent de ses traits, cédant à la pâleur. Théophile, inquiet, se leva et lui apporta un verre d'eau.

— Vo-votre a-ami James m'a dit b-beaucoup de ch-choses sur votre c-compte, pas uniqu-quement ce s-sordide pari, il m'a é-également raconté que votre en-enfance a pa-pas été i-idyllique...

— James vous a dit tout cela ? Il n'avait pas le droit ! s'indigna Matthew.

— J'en su-suis dé-désolé.

Ces paroles transpiraient la sincérité. Matthew se troubla, que le prêtre s'excusât ainsi lui parut déplacé. Théophile prit place sur le blanc précédent, se tournant vers lui et posa sa main sur la sienne. Le dandy se sentit réchauffé par ce contact. Son coeur s'emballa, lui aussi, croyant qu'il avait encore une chance de le reconquérir, de tout réparer.

— Je... je préférais l'en-entendre de vo-votre bouche, ajouta le vicaire.

Tout en lui se révoltait à l'idée que qui que ce fût connaisse son passé, pourtant, il s'ouvrit. Peut-être que le regard si doux du prêtre posé sur lui l'y poussa. À moins que ce ne fût le contact de cette main chaude contre la sienne.

— C'est... c'est une histoire tout à fait commune, mon père, bien d'autres enfants ont connu les mêmes difficultés... je n'ai rien d'unique.

— Je le s-sais bien, mais c-cela ne rend p-pas ce qui vous vous est arrivé p-plus facile à v-vivre ou plutôt, à s-surmonter.

Le regard du français s'attarda sur lui, sans chercher à le fuir. Matthew n'y lut aucune colère, aucune animosité. Pas même un froncement de sourcil ou un petit pincement de lèvre méprisant. Cherchait-il dans son enfance malheureuse des excuses pour son comportement ? Il n'avait aucune excuse.

Pourtant, quand il releva la tête et croisa le regard de Théophile, toujours posé sur lui, attendant simplement qu'il se confesse, Matthew se sentit idiot d'avoir douté du français. Ne lui devait-il pas au moins la vérité, après tous ces mensonges proférés ?

— Ma mère... ma mère s'est enfuie avec mon père, un vaurien, un gitan, un voleur. Ils se sont mariés et ils m'ont eu. Je n'étais qu'un enfant, à peine en âge de comprendre ce qu'il se passait quand mon grand-père est venu me récupérer. À ce qu'il m'a raconté, dans les bras du cadavre de ma mère. Mon père avait disparu, probablement enfermé dans une prison ou tué, mais peut-être a-t-il simplement fui la justice.

Matthew poussa un lourd soupir. Le passé n'apportait rien de bon, il préférait s'en affranchir.

— Votre gr-grand-père vous vous a r-recueilli et é-élevé, c'est cela ? demanda d'une voix douce le français.

Prenant une inspiration, le dandy baissa les yeux. Cette main tenant la sienne le gênait à présent, il aurait voulu l'ôter et peut-être même s'enfuir de cette église, loin de cet homme qui lui demandait de se dévoiler.

— Ce... ce n'était pas un homme très tendre... pas très aimant non plus, mais... mais il était honnête et respecté, hésita Matthew.

— Il a pas été r-respectueux envers v-vous, observa Théophile.

— Non, ça on peut le dire ! s'exclama Matthew. Il me battait quand je n'arrivais à répéter mes leçons, si je rentrais boueux du jardin ou si je ratais une note au piano. Bien sûr, il ne négligeait rien en mon éducation ! Tout devait plier à sa volonté, y compris et surtout son héritier ! C'est tout ce que j'étais pour lui, un leg en bas d'un parchemin...

À bout de souffle, il laissa échapper entre ses lèvres devenues blanches:

— Je le haïssais, je voulais qu'il meure, qu'il...

Sa voix se brisa alors que la main douce et chaleureuse serra un peu plus sa main.

— D-dites pas cela, souffla le prêtre.

— Pourtant c'est vrai, rétorqua le dandy entre deux sanglots, j'ai prié pour qu'il meure et Dieu a fini par m'écouter.

La main posée sur la sienne l'abandonna, Matthew n'eut même pas la force de relever les yeux. Même Théophile, le bon Théophile, l'abandonnait. Il voyait enfin l'homme répugnant qu'il était, la mauvaise herbe que son grand-père avait toujours vue en lui.

Puis, une main se posa sur son épaule et en relevant des yeux noyés de larmes, il croisa le regard du prêtre, sans aucun jugement. Ses sourcils froncés trahissaient plutôt l'inquiétude. Matthew se demanda ce qui l'inquiétait, qu'il eût pu tuer son grand-père ou bien qu'il provoque un scandale dans l'Église ? Non, Théophile ne redoutait ni le scandale ni le jugement des autres, autrement, il l'aurait entraîné au-dehors et ne serait pas resté ici, dans son Église, à discuter avec lui de son enfance difficile.

— D-dites pas ces ch-choses-là, répéta le vicaire.

— Et pourquoi, mon père ? Pourquoi prétendrais-je avoir un quelconque respect pour cet homme ? Croyez-vous que Dieu n'est qu'amour ? Dieu est impartial, il punit et maudit. Vous ne voyez que le bien, ne voulez que le bien, mais tout le monde n'est pas ainsi. En fait, bien peu de gens sont bons, nous autres sommes pareils à des damnés hantant la terre, réfléchit à voix haute Matthew. Ne sentez-vous donc pas cette obscurité, tapis au fond de nous ? de moi ?

— Moi aussi je la re-ressens, Ma-matthew... je s-suis pas un a-ange ou un s-saint... mais je l-lutte c-contre la ten-tentation. La lu-lumière et l'ob-obscurité se font la gu-guerre en chacun de nous.

Théophile inspira pour reprendre son souffle.

— C'est une b-bataille de tous les i-instants et par-parfois, s-souvent même, nous la p-perdons. Cela veut pas d-dire que nous r-remporterons pas les s-suivantes.

Cette main s'agrippait avec force sur son épaule. Matthew retint son souffle.

— Vous... vous avez besoin d'es-espoir.

Le dandy secoua la tête.

— Non, mon père, ce dont j'ai besoin c'est de vous.

Théophile enleva sa main, doucement, mais l'enleva tout de même sous le regard presque courroucé de Matthew. Il avait vaguement conscience qu'ils devaient interroger les paroissiens, de quoi avaient-ils l'air de loin ? Le dandy aurait dû s'en moquer, mais au fond de lui, il ne souhaitait guère apporter des difficultés au français. Tout ce qu'il souhaitait, c'était l'aimer.

— Je vous aime Théophile, avoua-t-il. Je vous ai aimé, je crois, dès ce soir-là, au bal. Lorsque nous avons discuté sur ce balcon...

Ce fut au tour du prêtre de demeurer coi. Figé, raidi, comme une statue de sel. Matthew se souvenait vaguement d'un passage sur une femme raidie de la sorte dans la bible. Son époux avait dû renoncer à elle, mais lui n'était pas prêt à le faire. Théophile l'avait écouté, montré de la compassion, le dandy y voyait de l'espoir.

— Vous dites ressentir l'amour de Dieu, mais celui des hommes... pourquoi y avoir renoncé ?

Cette fois-ci, le vicaire recula, ses yeux arrondis, non de surprise, mais de frayeur. Sa lèvre inférieure se mit à trembler et il finit par la pincer.

— Je...

— Je crois savoir pourquoi, suggéra Matthew, dites-moi si je me trompe : votre famille l'a décidé pour vous. Vous êtes le puîné ou le cadet, il n'y avait de titre à porter, pas de terres à faire fructifier, d'ailleurs, il n'y avait pas d'argent, alors l'église vous ouvrait les bras...

Théophile secoua la tête, de gauche à droite, son buste s'écartant un peu plus du dandy qui se penchait en avant.

— C'est pas a-aussi s-simple...

— Oh que si, ça l'est, argua Matthew. C'est ainsi que sont définies les règles du jeu. Ni vous ni moi n'avons notre mot à dire. Sitôt qu'on vient au monde, notre destin est tout tracé, du fils du bottier à vous, comme moi, chacun a son rôle à jouer et il ne faut s'en écarter pas un seul instant. Si vous le faites, vous risquez de tout perdre, la ruine et le scandale ! Et pour quoi ? Bien souvent pour un acte d'amour. Dites-moi mon père, où est l'amour de Dieu dans tout cela ?

— M-matthew, je vous... vous en prie... t-taisez-vous.

Ce dernier avait franchi les dernières limites entre eux. Il finit par attraper la main de Théophile et l'attirer contre lui. La résistance du prêtre fut minime et le baronnet l'écrasa comme il écrasa ses lèvres contre les siennes. Il entendit un non étouffé, un s'il vous plaît agonisant au fond de sa gorge qu'il explorait déjà de sa langue et qu'il ignora, qu'il fit taire de sa brûlante passion qui embrassait toute son âme. Son cœur battait si fort dans sa poitrine.

Pourtant, il n'aurait su affirmer s'il venait de gagner ou de perdre définitivement la bataille...

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