Chapitre 9

La bataille de regard entre ma mère et moi durait déjà depuis quelques minutes.

- Je te le répète pour la troisième fois, articula-t-elle, qu'est-ce que tu as mangé aujourd'hui ?

- Et je te le dis pour la troisième fois que j'ai mangé des spaghettis carbonara à la cantine ce midi, répliquais-je.

Après être rentrée de chez Alice, j'étais directement passé à table. J'avais décrété que je n'avais pas faim, car j'avais beaucoup mangé ce midi, ce qui était évidemment faux. Je n'avais rien pu avaler.

- Et bien, tu mangeras de l'omelette quand même, décréta-t-elle en me servant une part dans l'assiette.

Je la fusillai du regard, bien décidé qu'aucun aliment n'entrerait dans ma bouche.

- Écoute ta mère, intervint mon père, et mange une bonne fois pour toute.

- Je te rappelle que tu as un rendez-vous avec Dr Barnier, demain matin, ajouta ma mère en se servant un verre de vin.

Je commençais à me balancer sur la chaise, agacée par la discussion.

- Je n'ai pas besoin de voir de psy.

- Tu rigoles ? Tu es plus maigre que jamais, s'écria ma mère.

Un silence tendu s'installa, seulement troublé par le raclement des pieds de ma chaise sur le parquet.

- Tu m'as privé de la danse, ne croies pas que je vais faire le moindre effort pour toi, répliquais-je froidement.

- Ça suffit maintenant, s'écria mon père, tu ne parles pas comme ça à ta mère !

Je ne pipai plus un mot, fixant le bout de mes chaussettes.

- Et arrête de te balancer, exigea ma mère.

Je reposai les pieds de la chaise sur le parquet puis quittai la table. J'avais une démarche assez étrange, je marchai en alternant entre le talon et les bords des pieds. Surtout pas toucher la plante des pieds, qui faisaient horriblement mal à cause de la foutue pierre que j'avais écrasé il y a deux jours. Je passai par le salon, pris la boîte puis retournai dans ma chambre. J'entendais mes parents parler fort dans la cuisine.

- On doit être plus ferme avec elle, s'écria ma mère.

- On ne peut pas forcer à manger, voyons, rétorqua mon père.

Je fermai la porte derrière moi et ouvris en vitesse la boîte. Je voulais m'échapper de la réalité, même si les souvenirs étaient encore plus durs. Je saisis l'avant dernière photo et y vis une maison en pierre traditionnelle, avec le flanc rocailleux de la montagne en arrière plan. Une fois de plus, je fus emportée par le tourbillon de souvenirs.

***

Je voulais immortaliser cette si belle bâtisse, qui s'ancrait dans l'architecture traditionnelle de la région. J'allais à présent la quitter : le mois chez ma tante se terminait aujourd'hui. Je rangeai l'appareil dans le sac à dos Eastpack flanqué dans mon dos, tandis que mon oncle calait ma valise dans le coffre. Je serrai mon oncle dans mes bras, puis ma tante et enfin Juan. Maria débarqua et me prit dans ses bras. Je restai figée dans son étreinte.

- Désolée, Adriana ne se sent pas très bien, elle doit restée au lit. Elle te dit en revoir de ma part !

Elle me dit un grand sourire. Hypocrite, c'est tout ce que je pensais d'elle. Je hochai la tête puis après un dernier coup d'elle à la maison, je montai dans la voiture. Mon oncle prit place au volant puis avança le véhicule dans le chemin de terre tortueux. La maison finit par disparaître à l'angle d'un virage.

- Alors, tu as aimé ton séjour ici, me demanda mon oncle d'une voix enjouée.

- Oui, bien sûr, m'exclamais-je avec un enthousiasme feint.

Après la scène dans la chambre d'Adriana, j'avais passé les cinq jours restant à l'éviter, ainsi que sa jumelle. J'avais commencé à trouver qu'une ambiance malsaine s'installait, lorsque j'étais avec les deux sœurs : Adriana ne m'adressait pas la parole et Maria me faisait des sourires hypocrites. J'avais terminé ce séjour avec Juan, me faisant humilier une nouvelle fois aux échecs. Je n'avais presque pas vu Adriana.

J'avais hâte de rentrer chez moi et de partir avec ma famille en Italie, visiter la région de la Toscane. J'en avais plus que marre de supporter cette situation bizarre, avec les jumelles. Je regardai par la vitre la route de terre céder place à du béton, nous menant droit à la ville la plus proche. Un quart d'heure plus tard, la voiture s'arrêta devant la gare. Je récupérai ma valise, puis après avoir dit en revoir à mon oncle, montai dans le train. J'étais soulagée de partir. Deux heures et demi s'écoulèrent avant que le train ne s'arrête à la gare de ma ville. Je sortis sur le quai puis pris une profonde inspiration. J'étais chez moi. Enfin. Le sourire au lèvre, sincère cette fois-ci, je marchai jusqu'au parking où m'attendait ma mère.

Je ne pensais plus à ce mois de juillet le premier jour. Mais, lors du deuxième jour, je commençais à avoir des doutes. J'aurais du aller la voir pour m'apercevoir si elle allait bien. Et si elle était au plus bas, si maigre qu'elle ne pouvait même plus marcher ? Ses questions me tournèrent dans la tête pendant tout le troisième jour. Je me mis à culpabiliser. J'essayai de les appeler, mais à chaque fois Adriana n'était pas disponible. Je devins morte d'inquiétude le quatrième jour. Le cinquième, je cédai et suppliai ma mère pour me laisser y retourner. J'avais inventé une excuse comme quoi j'avais oublié ma tablette là-bas et que c'était urgent que je la récupère. Ma mère finit par céder, mais je dus me payer l'intégralité des billets de train. Les trois quarts de mon argent de poche y passa, mais j'y fis à peine attention. Je devais aller la voir car j'avais un très mauvais pressentiment qui refusait de me quitter.

***

J'arrivai à peine à dormir, cette nuit. Je me tortillai sans cesse dans mes draps. La dernière photo me faisait de l'œil, mais je n'avais pas le courage de la retourner. Pour la bonne raison que c'était le souvenir dont je ne voulais pas me rappeler. Je me levai et essayai de danser, mais mes pieds me faisaient beaucoup trop mal. J'allai dans la cuisine pour me servir d'un verre d'eau lorsque les murs du couloir se mirent à se pencher. Je m'appuyai contre une étagère, alors que tout devenait flou. Le sol semblait lui aussi tanguer. Je respirai lentement, mais je me sentis peu à peu tomber. Ma tête percuta le sol en premier, puis mes épaules et mon ventre. Puis ma vision passe du flou au noir.

Quelques heures ou quelques minutes plus tard, je repris conscience. Je n'avais jamais eu un vertige violent. Je clignai des yeux, seule action que je pouvais faire, puis patientai jusqu'à sentir de nouveau mes bras et mes jambes. Je mis du temps à me redresser, et encore plus à tenir droit. Mes genoux tremblaient et j'avais peur qu'ils ne cèdent. Un pied après l'autre, je gagnai la cuisine. Je tendis les bras et réussis à me hisser sur une des hautes chaises qui s'alignaient devant le comptoir. Épuisée, je faillis m'endormir. J'ouvris le robinet près de moi puis remplis un verre que je bus en entier. C'était déjà mieux. Mon regard se porta sur le frigo. J'avais tellement faim. Une faim qui me dévorait le ventre, me tordait les boyaux, me rendait presque folle. Mais comme d'habitude, je détournai les yeux. Je remplis une nouvelle fois le verre, puis commençai le périple pour retourner dans mon lit.

Ma mère me traîna chez le psy, le matin même. J'avais refusé net lorsqu'elle était venue me réveiller, mais je n'avais pas vraiment eu le choix. Après enfilé un jean large et un T-Shirt manches longues, je dus suivre ma mère jusqu'au cabinet du Dr. Barnier. J'entrai dans son bureau en traînant des pieds et m'affalai dans son siège confortable. Il me fit la conversation, toujours avec son carnet sur les genoux. Dr Barnier était assez sympa, c'était même le meilleur de toute la ribambelle de psy que j'avais consulté. Il était assez réputé dans la région, ce pourquoi mes parents l'avaient choisi. Mais c'était aussi le plus cher. Depuis que tout avait commencé, j'avais diminué drastiquement le compte en banque de mes parents avec des cliniques privés, des thérapies avec des spécialistes et des psys hors de prix. Mon père était le numéro 3 d'une grande entreprise d'import-export, me garantissant des rendez-vous chez Dr Barnier pour un bon bout de temps. J'avais l'air d'une enfant gâtée qui se fichait de dilapidée l'argent de ses parents. Mais ça, c'était encore une autre raison à inscrire dans le grande Liste de la Culpabilité. Je culpabilisai pour beaucoup de choses : rendre aussi inquiet mes parents, obligé ma mère a resté tout le temps avec moi, l'avoir laissée...

A cette dernière raison, je m'empressai de la chasser de mon esprit et me concentrer sur ce que le psy racontait.

- Alors Inès, j'ai reçu un coup de fil affolé de ta mère, qui me disait que depuis la fameuse thérapie photo que je t'ai proposé, tu étais au plus mal. Quel est ton avis là-dessus ?

- Hé bien, commençais-je, ça au moins, ça m'oblige à retourner là-bas. Comme un voyage dans le temps.

Le psy me regarda avec intérêt puis me fit signe de continuer.

- À me confronter à... La base du problème, ajoutais-je en déglutissant.

- Tu es arrivée au bout, me demanda-t-il en posant son carnet sur une petite table.

Une des raisons pour laquelle j'appréciai ce psy, c'était qu'il prenait le temps de m'écouter et de poser son calepin.

- Pas encore... J'y suis presque. Mais je ne sais pas encore si je vais y arriver.

Je posai ma main sur la poche de mon jean. Je la sentais. Les bords de la photo pliée en deux qui se dessinait sur le jean. L'ultime voyage.


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