Chapitre 6
Le soleil pointait à l'horizon lorsque j'émergeai. Après la contemplation de la photo, j'étais tombée de fatigue sur le parquet puis... Plus rien. De timides rayons orangés découpaient des rectangles de lumière sur le mur blanc en face des fenêtres. Tous mes muscles endoloris avaient du mal à coopérer, et même après une douche. Je continuais de me traîner avec une lenteur effroyable, le regard vide et hagard. Je préparai les affaires au ralentit puis m'affalai sur le canapé du salon. J'allumai la télévision puis zappai jusqu'à tomber sur la chaîne avec des clips de musique en continus. Une chanson au piano accompagnée d'une voix douce me fit replonger dans le sommeil.
Ce fut ma mère qui me réveilla une nouvelle fois puis, après avoir vu mon état de fatigue, m'amena au lycée en voiture.
- Salut Inès !
Je me tournai et fis face à une fille toute fine aux longs cheveux blonds. Je la saluai en esquissant un sourire. Alice était dans le même cours de danse que moi, et semblait être la seule personne à comprendre que faire ce sport était un exutoire. Elle avait un passé compliqué qui allait de paire avec une vie pas facile et s'évadait grâce à la danse, comme moi.
- Madame Louvietta était inquiète, comme tu n'as pas donné de signe de vie après... Ta blessure, ajoute-t-elle.
- Je viens au cours de cet après-midi, mon genou va mieux, la rassurais-je.
Elle sembla soudain hésiter. Elle posa son sac à main sur sa table, fixa ses ongles vernis de rose puis finit par relever la tête.
- Elle veut récupérer la clé du studio, lâcha-t-elle.
Tous mon corps se figea à l'entente de ses mots. Mes lèvres s'ouvrirent, puis se fermèrent sans qu'un mot ne soit prononcé. Mon cœur se comprimait douloureusement. Mme Louvietta, ma professeur de danse depuis plusieurs années, m'avait donné un jeu de clé supplémentaire en novembre dernier, car je restais tard pour m'entraîner. C'était une marque de confiance, que de me confier ses clés. Je baissai la tête et serrai très forts les lèvres.
- Je suis désolée, Inès, dit Alice doucement en posant sa main sur mon épaule.
Je redressai le visage et repris contenance.
- D'accord, murmurais-je d'une voix qui se voulait neutre.
L'arrivée de la professeur de français nous dispersa à nos places respectives. La matinée passa lentement, à cause des deux heures de maths qui suivirent l'heure de français. J'évitai le déjeuner de midi, comme tous les mercredis, puis retournai chez moi. Mon pas se faisait de plus en plus pressé. J'avais hâte d'être en cours de danse. Danser seule était bien, mais danser en synchronisation, prendre les respirations en même temps, c'étaient un sentiment presque magique. Je filai à toute vitesse dans ma chambre, une fois entrée chez moi, pour éviter ma mère et ses questions insistantes.
Je sortis mon sac blanc avec un motif de ballerine qui faisait des pointes, puis le posai sur la commode. J'ouvris le dernier tiroir qui contenait pleins de justaucorps, de jupettes, de shorts, de collants, de gilets et des chaussons biens rangés. Je sortis un justaucorps blanc, un short en tissu fin rose et évidemment une paire de chausson rose pâle. Je mis toutes les affaires dans mon sac que je balançai en bandoulière sur mon épaule, puis en sortant dans l'entrée faillis percuter ma mère.
- Ah coucou maman, je pars à la danse !
Je la dépassai et pris au passage une pomme dans le bol de fruit sur le buffet.
- Je prends ça pour le dessert, ajoutais-je avant de sortir et fermer la porte.
Je dévalai les marches jusqu'au trottoir, où je jetai la pomme dans un massif de fleurs qui décorait l'entrée de l'immeuble.
Après dix minutes de marche rapide, je débouchai devant un complexe de petits bâtiments, avec inscrit au dessus de la porte d'entrée : Quartier des Sports.
Je dépassai un gymnase ainsi qu'un bâtiment qui abritait une salle de musculation puis me dirigeai vers une ancienne bâtisse en pierre. Ce complexe sportif était à la périphérie de la ville où j'habitais, ce qui était bien pratique, car une bonne partie des adhérents venaient des autres villes ou villages aux alentours. Ça avait ses avantages, de vivre dans la grande ville de la région. Je vis Madame Louvietta dans la petite cour, en train de fumer. Elle me fit signe d'approcher en écrasant sa cigarette sur le bord d'une fenêtre. Sa haute stature ainsi que ses cheveux foncés ramenés en un chignon serré lui donnaient un air sévère.
Ses yeux perçants s'adoucirent en me voyant.
- Alice t'a prévenu, me demanda-t-elle.
Je hochai la tête puis sortis la petite clé de la poche intérieur de mon sac blanc. Je regardai avec peine ma professeur récupérer la clé et la mettre dans son sac à main.
- Tu sais Inès, ça serait irresponsable de te laisser avec les clés, depuis que tu t'es blessés, la semaine dernière, s'expliqua-t-elle sans me quitter des yeux.
Je hochai la tête rapidement, voulant mettre terme à cette conversation. Ses longs doigts fins s'enroulèrent autour de mon bras. Elle pinça les lèvres en voyant que le bout de son pouce touchait son index.
- Va te changer et retourne dans mon bureau, on doit avoir une discussion, conclut-elle en tournant les talons.
Je soupirai puis allai dans les vestiaires, vide à cette heure-ci. Je venais toujours à l'avance, et je pouvais ainsi me changer tranquillement sans avoir à supporter les remarques des autres sur mon physique. Toujours les mêmes remarques : « tu devrais manger plus », « regarde comme tu es maigre » etc. Parfois, Alice venait à mon secours et foudroyait du regard celles qui jugeaient sans vergogne. Alice, c'était la fille que tout le monde aimait, elle était souriante, riait avec tout le monde et était très gentille. Tout le monde voulait être son amie. En cours de danse, elle était assez populaire par sa haute maîtrise de ce sport, elle faisait partit des meilleurs. Elle avait donc une certaine influence, et réussissait à les faire taire d'un regard.
J'enfilai ma tenue de danse puis entortillai soigneusement mes cheveux châtains en un chignon où aucune mèche n'échappait. Madame Louvietta était assez proche de ma mère, et j'étais sûr que celle-ci lui avait parlé de mes « problèmes alimentaires », comme disaient mon médecin et mon psy. J'étais totalement en désaccord avec eux. Je me tuais à leur dire que je n'étais pas anorexique, mais ils ne semblaient pas croire que mon avis importait.
Je m'engageai dans l'étroit couloir éclairé de néons blanc jusqu'à une petite pièce où ma prof m'attendait. Elle me fixa longuement puis finit par briser le silence.
- Inès, on doit parler de choses importantes.
Elle se leva puis me fit pivoter face à un large miroir, qui prenait toute la longueur du mur.
- Tu es satisfaite de ce que tu vois, m'interrogea-t-elle en plantant ses doigts dans mes épaules.
Le reflet renvoyait une image bien morbide. Le justaucorps blanc moulait complétement le haut de mon corps et le décolleté rond dévoilait mes deux clavicules saillantes. Ma poitrine semblait s'être creusée, et le tissu faisait des vaguelettes sur mes côtes voyantes. On voyait clairement les deux os de la cage thoracique jaillir et tendre le tissu blanc. Le bord de mon short était tendu entre mes deux hanches pointues. Mes jambes semblables à deux baguettes sortaient du short, toutes raides et osseuses. Mon visage était le tableau le plus pitoyable : un teint trop pâle, deux ombres violettes sous mes yeux sans éclats et mes pommettes saillantes.
- Comment ça, fis-je d'une voix tremblante.
- Est-ce que tu aimes ce corps, est-ce que tu te sens bien avec lui ?
Je détournai le regard, gênée. Je ne voulais plus regarder.
- Je-Je ne sais pas, murmurai-je.
Madame Louvietta finit enfin par me lâcher puis s'adossa au mur.
- Tu ne peux pas continuer comme ça, Inès. L'accident de la semaine dernière en est une preuve. Tu es en train de dépérir.
Je voulais partir, m'enfuir en courant de cet endroit oppressant.
- Tu reviendras quand tu auras repris des forces, lâcha-t-elle.
Je redressai la tête brusquement.
- Pardon, m'exclamais-je.
- Tu n'es pas en état de suivre des cours de danse, dit-elle en me fixant de son regard sévère, je ne t'acceptes plus dans ce studio.
Je me sentais défaillir. Mes muscles me lâchèrent un à un. Je me rattrapai de justesse à la poignée de la porte.
- Vous pouvez pas faire ça, soufflais-je, ma mère paye pour ses cours !
- On a trouvé un arrangement avec ta mère, répondit-elle.
Me plonger un poignard dans le ventre me ferait subir la même douleur. Je me forçai à respirer, sentant que j'allais faire un malaise si je continuais de retenir ma respiration.
- S'il vous plaît, la suppliais-je dans un dernier recourt.
- Je fais ça pour ton bien Inès, soupira-t-elle.
Mes larmes n'allaient pas tarder à couler. J'ouvris la porte brusquement et me ruai dans le couloir. Je plaquai mes mains sur mes joues en sanglotant. Qu'allais-je devenir, sans la danse ? Des pas se firent entendre et je levai la tête, espérant que madame Louvietta était revenu sur sa cruelle décision. Mais ce n'était que trois filles de mon cours, qui me fixaient avec curiosité et inquiétude.
- Ça va, me demanda l'une d'elle.
La porte s'ouvrit sur d'autres filles. Je piquai un sprint, bousculant tout le monde pour arriver dehors. Une main sur mon épaule me ralentit, au niveau du hall d'entrée.
- Hé, qu'est-ce qu'il se passe, s'inquiéta Alice.
Je me dégageai de son étreinte puis continuai ma course folle, évitant les regards stupéfaits des autres danseuses. Je sortis du Quartier des Sports en trombe, puis continuai à cette allure sur une large route, laissant la ville derrière moi. Je finis par m'arrêter, à bout de souffle. Je retirai mes chaussons complétement abîmés et contemplai le désastre. Les semelles étaient foutus et la couleur rose pâle disparaissait sous une couche de terre. Je nouai les deux chaussons entre eux avec les lacets puis pendis le tout autour de mon cou. Je passai par-dessus la clôture puis trottinai dans le pré aux hautes herbes vertes où paissaient des chevaux. Loin de toutes habitations, je poussai un cri. Je tombai à genoux en laissant échapper des sanglots avec un cri rauque.
- Ce n'est pas possible, hurlais-je en me tenant la tête, je suis désolée, je suis désolée, je ne vais pas pouvoir y arriver, Adriana...
Et c'est alors que, à la prononciation de son nom, je fus plongée dans les souvenirs sans même avoir besoin de photos.
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