Chapitre 7 - Le remède aux rêves

La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant. Miracle, nouvellement baptisée Toniyah, trompait le sommeil à la lumière d'une bougie en faisant un énième inventaire de ses affaires personnelles, que son père avait bourrées dans un sac de sport. Elle avait reçu la consigne de vider ce sac et de le ranger tout au fond du coffre en bois cerclé de ferrures dont sa chambre était meublé, en sus du spartiate lit au matelas de paille, de la table de chevet et du tabouret.

Moniyah, roulée en boule, somnolait déjà sur la couverture en laine grossière. La louve, puisque c'est ainsi que tout le monde s'accordait à la désigner, avait délaissé le panier de torchons crasseux au coin de la chambre pour s'installer à l'endroit le plus confortable. Miracle serait contrainte de plier les jambes pour dormir, mais elle ne trouvait aucune objection à la proximité de l'animal, qui au moins lui chaufferait les pieds dans cette tour percée de courants d'air.

Étalé sur le matelas devant elle, le contenu du sac se révélait bien maigre. Pas de téléphone, déjà. Et plus de montre à son poignet, non plus. La jeune fille s'en était indignée auprès de ses parents, mais rien n'y avait fait. Désiré et Jenovefa avaient tenu bon face aux protestations de leur fille.

« Désolé, mon cœur, avait expliqué Désiré. Ici, l'électronique marche pas.

— Mais comment je vais me débrouiller sans Bub ? avait imploré l'adolescente.

— Tu n'as pas vraiment le choix, avait renchéri Jen d'un haussement d'épaules. L'électricité ne fonctionne pas très bien dans ce monde. Électrons paresseux. Cela signifie que tu devras faire très attention à prendre tes médicaments, d'accord ? »

Miracle avait promis, à contrecœur. Elle contempla, pensive, les rangées de boîtes de comprimés qu'elle ne connaissait que trop bien. Elle préférait éviter d'y penser pour l'instant.

Des sous-vêtements. Culottes et chaussettes en grand nombre. Son père la mit en garde contre la mauvaise qualité des produits locaux. « Ça gratte, leurs trucs en laine. C'est horrible. On va t'éviter cette torture. » Et des soutien-gorges. Miracle n'était pas du genre coquette, mais elle ne disait pas non au confort d'une brassière de sport. Par contre, aucun autre vêtement ne lui fut autorisé. « Tu vas devoir faire comme tout le monde, si tu ne veux pas éveiller les soupçons. » Cette vérité brute acheva de la démoraliser. Elle jeta un regard amer à l'ensemble qu'elle était censée porter lorsqu'elle sortirait de la tour. Un rude pantalon de laine brun assorti d'une tunique en lin blanche, le tout serré par une large ceinture en cuir. Et une paire de bottes grossièrement taillées dans un cuir un peu râpé. Elle pensa avec nostalgie à ses pantoufles rembourrées, ses paires de Converse et de Nike, puis refoula ces images d'un autre monde. Inutile de se faire du mal.

Au moins, elle avait son carnet à dessins et ses crayons. Elle se félicita d'avoir toujours refusé de travailler sur tablette, et de préférer le toucher incomparable de la mine sur le papier. Certes, le papier coûtait une petite somme, comparé à la version numérique, mais aujourd'hui elle avait la satisfaction de pouvoir conserver son refuge artistique, malgré la cruelle absence d'électronique.

Désiré avait lancé un regard suspicieux à sa fille en lui rendant son précieux carnet, mais n'avait rien dit. Nourrissait-il des soupçons sur la provenance du fruit dessiné sur la dernière page utilisée ? Miracle espérait que non, car elle n'avait rien avoué de son larcin dans le garde-manger, ni de sa violente réaction lorsqu'elle avait mangé la fraise. Ses parents se faisaient bien assez de souci à son égard, il valait mieux ne pas en rajouter.

En attendant, il lui restait un bon nombre de pages à remplir, et elle comptait bien employer les journées prochaines à trouver des sujets à croquer, ne serait-ce que pour calmer son appréhension.

Trois pyjamas et trois chemises de nuit, en plus de celle qu'elle portait en ce moment.

Pas de savon, de dentifrice, ni de brosse à dents. Mais des protections hygiéniques. À condition de les enterrer après usage loin des regards curieux. « Mais je vais rester combien de temps ? s'était-elle inquiétée auprès de ses parents.

— Jusqu'à la fin des vacances d'été, déclara son père. Sauf si on a débusqué cette saleté d'ici là.

— Il faut que je te dise, papa... Cette chose parlait à quelqu'un, mais pas directement à moi.

— Tu veux dire qu'il y avait une autre personne avec toi dans le bois ? J'ai senti aucune autre piste.

— Non, c'est pas ça... Oublie, c'est sûrement rien.

— Tu as un truc à nous dire ? intervint Jenovefa.

— Non. »

Miracle s'était sentie rougir, sans savoir si son teint de cendre le laissait transparaître. Mais il ne fit aucun doute que sa gène n'avait pas échappé à ses parents.

La jeune fille soupira et roula ses affaires en boule, avant de les jeter négligemment dans le coffre. Étrangement, elle ne put se résoudre à faire suivre le même chemin aux boîtes de médicaments. Moniyah leva une paupière intriguée et remua la queue, comme pour marquer son intérêt.

« J'en ai marre, de ces foutus médocs, avoua Miracle. Je suis peut-être sur le point de faire une connerie. Tu ferais quoi, toi ? »

La chienne leva le museau et tendit le cou vers Miracle, qui se pencha vers l'animal et reçut un coup de langue sur le nez.

« Ah, t'es dégueu ! » rit la jeune fille.

Elle reprit rapidement son sérieux, inspira profondément, et se leva d'un bond. Elle ne trouverait pas le sommeil. Pas comme elle le souhaitait, en tout cas. Les griffes du cauchemar l'attendaient dans l'obscurité, préparées à son endormissement inéluctable, et impatientes de l'accueillir de leurs ongles pointus et tranchants, qui n'auraient de cesse de tourmenter l'âme mise à nu de la pauvre métisse, jusqu'à ce qu'elle supplie le monstre de la libérer de sa prison de sommeil, et de la laisser émerger dans un matin misérable.

Elle avait besoin d'un remède contre les rêves, et ses médicaments n'étaient pas la solution. Il fallait espérer que le vieil homme ne dorme pas encore à cette heure avancée. Elle rassembla les boîtes en carton de ses cachets, les bourra dans leur sac en papier estampé du logo de la pharmacie, prit sa bougie et sortit de sa chambre.

Personne dans le sas exigu où donnaient les trois portes des chambres de cet étage. Elle descendit les marches grinçantes de l'escalier en bois, à la lueur vacillante de sa chandelle. Elle se retrouva dans le foyer, où le conseil avait eu lieu plus tôt dans la journée. Les braises couvaient dans l'âtre et dégageaient une lueur rouge qui ne suffisait guère à éclairer au-delà du manteau de la cheminée. Miracle s'approcha à tâtons, à la seule lumière de sa bougie, et parvint à éviter les fauteuils de bois massif toujours posés au milieu de la pièce. Un point brillant luisait dans un coin proche de la cheminée. Non, deux. Elle fronça les sourcils, tandis qu'elle cherchait dans sa mémoire ce qui se trouvait à cet endroit pendant la journée.

Faute de réponse, elle se détourna vers le feu mourant, posa son bougeoir à terre et leva son sac de médicaments à hauteur de ses yeux, une décision irréversible peinte sur le visage. Elle poussa un soupir, déposa le tout sur les braises, et tâtonna sur le côté à la recherche du tisonnier, pour enfouir sous les cendres son tribut aux flammes.

« Je peux t'aider ? »

Le tisonnier heurta le sol de pierre dans un fracas métallique. Elle fut si surprise qu'elle poussa un hurlement aigu qui propulsa son cœur à trois cents kilomètres heure contre sa cage thoracique, tandis que la terreur la projetait à la renverse sur le dos. Elle chercha l'origine de la voix rocailleuse. Une allumette fut craquée, et une bougie s'alluma. Les billes noires luisantes clignèrent une nouvelle fois, et l'ombre d'une main se leva pour saluer la jeune fille pliée en deux par sa frayeur passagère.

« Oh putain, vous m'avez foutu les boules ! s'écria-t-elle.

— Foutu les boules ? s'étonna le vieux Havel.

— Oui, Vous m'avez fait très peur.

— Je vois.

— Qu'est-ce que vous fichez tout seul dans le noir ?

— J'écris. » Il fit un geste vers le massif volume qu'elle distinguait maintenant, posé sur un pupitre devant lui. « Le feu me tient chaud et me donne bien assez de lumière. » continua-t-il en tchèque. « Et toi, que cherches-tu ? »

Vous.

Tu m'as trouvé.

On dirait bien, oui. » fit-elle avec un rire gêné. Un long silence s'ensuivit, que ni l'un ni l'autre n'osait rompre. Miracle cherchait une approche subtile pour placer la demande qu'elle avait en tête, tandis que Havel s'amusait de cette situation inconfortable.

« Vous n'avez pas d'autre moment pour écrire votre machin ?

Malheureusement, mes journées sont bien chargées, avec mes responsabilités de chef de l'Ordre. Ma contribution au Guide du Chasseur est un devoir que je dois honorer au même titre que tout le reste, mais c'est une tâche solitaire et difficile.

Pourquoi ?

Désiré exige que j'écrive en français.

Et vous faites tout ce que dit mon père ?

Désiré a ressuscité l'Ordre, donc il semble logique d'écouter ses consignes. Au sujet du Manuel, il a dit "Terminé ce dialecte de merde, on écrit en français."

Avec ces mots exacts ? pouffa Miracle.

Absolument. Pour être franc, j'ai un peu de mal, car je manque de pratique dans cette langue. D'ailleurs, il me vient une idée. » Le vieux maître leva un sourcil et toisa son interlocutrice.

« Oui ?

Est-ce que tu voudrais bien m'aider ?

Je ne sais pas. Je devrais plutôt aller dormir. Je commence l'intégration demain, il faudrait que je sois en forme.

Tu as sans doute raison. Mais dis-moi... »

Miracle s'était à moitié relevée pour retourner dans sa chambre, et elle s'arrêta à mi-course.

« Que cherchais-tu en descendant ici ? »

La jeune fille hésita, indécise sur le degré de franchise qu'elle voulait accorder au maître.

«Tu peux t'exprimer sans crainte. Jocelyn et Lumir se sont rendormis. Moniyah ronfle. Quant à maître Buhurt, il n'a même pas bronché quand tu as crié. Il n'y a que moi.

Vous entendez si les gens dorment aux étages ?

Je suis assez doué pour écouter. Comme ton père.

Ha ! Lui, il voit, il entend et il sent tout. Mais il ne sait pas écouter.

Voilà une parole pleine de sagesse. Je vais essayer de te prêter une oreille attentive, dans ce cas. »

Il se pencha et tira le dossier d'une chaise vers lui, pour permettre à Miracle de s'installer. Elle prit place et déposa son bougeoir sur un tabouret près de l'âtre qui crépitait.

« Je ne veux pas vous importuner, Havel. C'est juste que j'aurais besoin de votre soupe pour mieux dormir.

Il suffit de fermer les yeux. On ne te l'a pas enseigné, là d'où tu viens ?

Si seulement c'était si simple. Je cherche une solution pour fermer les yeux et me réveiller le lendemain matin, en un instant.

Un remède aux rêves, hein ? Je devrais avoir ce qu'il te faut. »

Les deux veilleurs échangèrent un regard entendu, comme s'ils venaient de sceller un pacte secret. Miracle esquissa un sourire qui se répéta comme en miroir sur le visage ridé du vieil homme.

« Alors, est-ce que tu veux bien m'aider avec ce texte ? »

La bougie se consuma, la cire coula sur le tabouret et la mèche s'éteignit. Elle fut remplacée par une nouvelle, puis encore une autre. Quand enfin ils eurent achevé de travailler sur le texte, Havel cambra le dos pour chasser la lassitude, puis s'éclaircit la gorge avant de commencer la lecture.

« Quand Bolek m'a viré du clan, je n'ai pas regretté, parce que je venais à la Tribu des Roches pour devenir le chef de l'Ordre des Chasseurs. C'était super important. Par contre, je me souviendrai toujours de la réaction de mon da... da...

— Daron, compléta Miracle.

— La réaction de mon daron. Hynek Lovec avait été le mentor de Désiré à l'époque de son séjour chez notre tribu. Je ne sais pas si c'est pour ça que Désiré m'a demandé de devenir le maître du nouvel Ordre, en tout cas mon vieux ne l'a pas bien pris. Je me suis fait tej bien sévère. Tu es sûre de cette expression ?

— Oui oui, c'est parfait. Continuez.

— Et donc depuis ce moment, et jusqu'à sa mort, mon père a tout fait pour me faire passer pour une brebis galeuse. En quittant la maison de Bolek, je suis devenu un sale traitre. Mon propre frère de sang, qui est le nouveau chef des chasseurs de la tribu, me déteste à un tel point qu'il raserait toute la montagne juste pour me fumer. Et ça me fout vraiment les boules.

— Voilà ! se réjouit Miracle en applaudissant doucement, un sourire satisfait en travers du visage. Bon, je vais aller me pieuter.

Tu oublies ta récompense, l'arrêta Havel d'une main sur l'épaule. Tu l'as méritée. »

Il sortit de sa poche un flacon en verre qu'il glissa dans la main de la jeune fille.

« Une seule gorgée suffira largement, d'accord ? Davantage, ce serait dangereux. »

Elle acquiesça, se pencha pour dégager son bougeoir de sa prison de cire, puis se leva.

« Est-ce que tu me diras un jour ? lança le vieil homme.

Quoi donc ? fit Miracle sans se retourner.

Ce que tu ne veux pas voir dans ton sommeil.

Peut-être, un jour.

À demain, Toniyah. »

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Ambiance nocturne pour ce chapitre...

Vous avez vu comment j'installe une relation de substitution père / fille entre Havel et Miracle ? Et vous avez bien noté que Havel est "comme Désiré"... Pratique pour écrire dans la quasi-obscurité. Mini-spoil : il n'est pas le seul.

Ceux d'entre vous qui ont lu le tome 1 auront aussi remarqué que Miracle est la digne fille de son père, quand il s'agit de foutre le bordel. On verra si elle dépasse le maître.

Au prochain chapitre, Miracle fera ses premiers pas dans le monde de Svata Zeme.  D'ici là, faites briller la petite étoile. 😉👇⭐

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