Chapitre 29 - À cœur ouvert (1)
La moto neige progressait par hésitantes accélérations. Sans phare avant pour lui éclairer le passage, la conductrice plissait les paupières pour distinguer chaque passage entre les obstacles, sombres masses sur un fond noir. Elle tressaillait à la moindre irrégularité du sol qu'elle n'avait pas repérée et luttait pour conserver son attention sur le chemin, tandis que la louve entre elle et le guidon ne cessait de remuer pour garder son équilibre précaire malgré les cahots du véhicule.
« Moniyah, arrête de gigoter, pesta-t-elle. Tu vas nous faire planter. »
Lukas restait étrangement silencieux et Miracle sentait un halo humide s'élargir contre son ventre, là où la main du jeune homme enserrait sa taille. Elle n'osait s'engager sur les pentes trop raides, de peur de renverser la chenillette, et en l'absence de repère elle progressait aussi vite qu'elle le pouvait en terrain plat malgré les nombreux obstacles. Alors qu'elle priait sa chance, elle remarqua que la lumière commençait à poindre dans le ciel et que les contrastes se faisaient plus tranchés. Elle avait moins de difficulté à manœuvrer autour des bosquets, souches, roches et arbustes qui parsemaient sa route. Sa confiance s'en trouva renforcée et elle osa peu à peu maintenir une vitesse conséquente. Car malgré le boucan du moteur, elle ne discernait que trop bien le vacarme de la horde sauvage qui ne les lâchait pas. Elle posa la main sur sa poitrine et pensa que jamais les djabels n'abandonneraient la traque tant qu'elle et ses compagnons n'auraient pas été dévorés. À nouveau, le poids de sa responsabilité comprima ses épaules. Lukas pressa son bras et pointa le doigt vers une barre rocheuse où scintillait un minuscule point du lumière, guère plus fort qu'une lointaine étoile dans le matin glacé.
Sauf qu'il oscillait de droite à gauche.
« L'Ordre nous a trouvés, murmura la voix affaiblie de Lukas.
— Tiens bon. »
Le cœur rempli d'un espoir renouvelé, Miracle dirigea les patins de sa machine vers la balise. Lorsqu'elle rejoignit le plateau d'où luisait le signal, le soleil commençait à poindre entre l'horizon et une ligne compacte de nuages gris et uniformes. Dans l'aube brumeuse, elle s'approcha et vit l'individu qui brandissait la torche. Elle n'en crut pas ses yeux.
« Mais c'est ... »
Marika se tenait au bord de la falaise, sa flamme comme seul confort. Son ventre s'était beaucoup arrondi depuis que Miracle l'avait quittée il y avait bien deux lunes. Et pourtant, elle semblait parée pour le combat, dans d'épais vêtements rembourrés lacés de cuir. De féroces peintures de guerre ornaient son visage et elle portait un arc en bandoulière et son carquois à la ceinture. Miracle savait pertinemment qu'il était vain de reprocher sa présence à l'amazone. Enceinte jusqu'aux oreilles ou pas, elle demeurait chasseresse et future dirigeante de l'Ordre. Rien n'aurait pu la tenir à distance de cette bataille. Aussi, la jeune fille garda pour elle sa remarque et se contenta de soutenir Lukas pour l'aider à descendre de la selle.
« Vite, il est blessé ! » cria-t-elle en oubliant de s'exprimer en tchèque.
Des hommes se portèrent à son secours et la délestèrent de son fardeau. La jeune fille remarqua une trentaine de silhouettes d'hommes et de femmes harnachés pour le combat et s'effraya que son visage fût ainsi à découvert.
« Qui sont ces gens ? demanda-t-elle inquiète à Marika qui vint la soutenir.
— Des Chasseurs de l'Ordre, tous aussi dignes de confiance que moi et Havel. Tu n'as rien à craindre à leur sujet. »
Un homme d'apparence rude s'approcha de la guerrière et sa protégée.
« À quelle distance sont-ils ? interrogea Marika lorsque le Chasseur se présenta.
— Deux heures, peut-être trois.
— Nombreux ?
— Plusieurs centaines, sans compter les oiseaux. Mais éparpillés pour l'instant. Ils convergent dans notre direction depuis l'Ouest et le Nord. »
Marika hocha la tête. « Nous devons rejoindre Havel et discuter de la suite à donner.
— Havel est ici ? s'étonna Miracle.
— Oui. Fraîchement sorti des geôles de la capitale, grâce à Lumir. »
Miracle sentit ses joues s'empourprer à l'idée de la situation dans laquelle elle avait abandonné le vieux Maître. Elle se réjouit néanmoins que Lumir fût parvenu à le faire libérer. Marika mena la métisse vers le bord de l'aplomb. Sur leur chemin, les Chasseurs interrompaient leurs conversations et suivaient d'un regard lourd leur cheffe et sa disciple. Miracle n'y discerna pas d'animosité, mais davantage une curiosité un peu malsaine. Elle ne s'en offusqua pas. Ces gens allaient mettre leurs vies en jeu à cause d'elle. Elle aurait préféré que personne ne soit venu. Mais il était trop tard pour le dire.
Elle aperçut la silhouette de Havel, voûté au-dessus d'un maigre feu de camp en compagnie d'autres Chasseurs, elle reconnut parmi le petit groupe Lumir et Jocelyn, vêtus comme les autres de fourrures jusqu'au menton. Elle n'eut pas le temps d'échanger le moindre mot avec eux. Havel se tourna vers elle et un sourire fendit sa barbe blanche constellée de givre.
« Marika et Miracle ! Vous tombez bien, les éclaireurs viennent de nous informer de la situation. » Armé d'une fine branche, le Maître appuya son exposé d'un plan dessiné dans le manteau de neige. « Nous sommes ici. Les djabels se rassemblent peu à peu depuis ces deux directions, au nord et à l'ouest. Leur nombre ne cesse de croître et ils auront rejoint notre position dans peu de temps. Nous n'avons guère de choix. La première bourgade, Ostrava, se situe à trois heures de marche forcée. Nous pouvons y être d'ici la mi-journée, avertir la population et fortifier leurs défenses pour repousser la horde avec leur aide. » Il leva les yeux de son croquis et fixa Marika. « Cependant cette option pourrait s'avérer lourde de conséquences pour les villageois. »
La guerrière secoua la tête. « Je refuse de mettre en péril la vie de ces innocents. Le devoir de l'Ordre est de chasser les djabels, pas de faire tuer de simples gens dans des batailles qui ne sont pas les leurs. »
— Voilà une décision qui t'honore, acquiesça Havel. En tant que future cheffe, tes principes devront guider tes actes en toute circonstance, y compris les plus difficiles.
— Quelle est l'alternative ? »
Le vieux chasseur leva la branche et la pointa vers la ligne des montagnes. « Le mont Sniejka est à une heure de marche. Sur ce terrain escarpé, nous pourrons trouver un abri naturel que nous entourerons de pièges et des quelques explosifs dont nous disposons. Toutefois, nos chances de succès sont maigres. Et tu connais le prix de l'échec face à ces monstres. »
Les deux dirigeants échangèrent un regard entendu.
« Fort bien, trancha Marika en se redressant pour que sa voix porte aux oreilles de tous les guerriers. Nous sommes des Chasseurs, faisons ce que nos prédécesseurs nous ont formés à faire. Notre Ordre a ressuscité de ses cendres il y a moins de soixante cycles. Saisissons cette occasion d'éprouver la sagesse de notre enseignement. Je suis certaine que chacune et chacun d'entre vous fera la fierté de ses aïeux. Ce que nous avons appris peut nous apporter la victoire. Nous travaillerons ensemble, nous dépasserons les limites de ce qui a jamais été accompli et nous mériterons le prestigieux nom d'Ordre des Chasseurs. Rad Myslivcu !
— Rad Myslivcu ! reprit la troupe en chœur.
— En route. »
Une heure plus tard, un éclaireur indiqua un endroit qui conviendrait au plan élaboré par Havel et Marika. À mi-journée, Miracle se trouva installée dans une cavité sous roche qui semblait avoir autrefois servi de tanière d'hibernation à un ours. La grotte trônait quasiment au sommet d'un pic escarpé. Le chemin pour y accéder n'avait rien d'une partie de plaisir et la fragile adolescente dut batailler ferme et s'aider de nombreuses mains tendues pour gravir les pentes, sauter les crevasses et enfin atteindre l'abri. Havel lui-même installa Miracle dans une couverture et alluma le feu pour réchauffer la température. Tandis qu'il s'affairait à la tâche, deux Chasseurs déposèrent Lukas, allongé inconscient dans une civière de fortune. Le vieil homme nota l'expression d'inquiétude sur le visage de Miracle et s'empressa de la rassurer.
« Il s'en sortira. Il a perdu beaucoup de sang, mais nous avons traité sa blessure.
— Merci. Et vous ?
— Moi ? demanda-t-il surpris.
— Vous sortez tout juste de prison, vous devez être très affaibli. Si vous saviez comme je m'en veux de vous avoir laissé... » Sa phrase fut coupée par un sanglot.
Havel posa une main sur son épaule. « Tu as bien fait de te soucier de ton camarade qui était plus en danger que je ne l'étais. Quant à moi, je suis plus robuste que j'en ai l'air.
— Les djabels n'abandonneront jamais, enchaîna Miracle avec un regard grave. Vous croyez vraiment que vous pourrez réussir à les repousser ?
— Nous verrons bien. Si l'Ordre doit faillir, il ne mérite pas d'exister.
— Mais et vous ? s'écria la jeune fille.
— Ma vie est indissociable de l'Ordre. » À cet instant, une flamme jaillit de la boule de brindilles. Havel disposa du bois dans le cercle de pierres et se leva. « Je dois aller aider Marika à organiser nos défenses. Un vieux chasseur comme moi a plus d'un tour dans son sac. » Il envoya un clin d'œil dont l'optimisme tragique révolta Miracle.
« Que puis-je faire pour vous aider ?
— Reste ici en sécurité. »
Moniyah entra alors par l'ouverture et vint se lover près du feu contre Miracle.
« Je vois que tu es bien accompagnée, poursuivit Havel. Prends soin de Lukas et alimente le feu. Ton sac et tes affaires sont juste là. Patiente et laisse les Chasseurs s'occuper de la horde. D'ici ce soir, tout sera fini. »
Sur ces mots, le Maître de l'Ordre fit volte-face et disparut par l'étroite ouverture. Miracle étouffa un hurlement de rage. Encore une fois, on la traitait comme une gamine sans défense qu'il fallait absolument protéger, si nécessaire au prix de vies humaines. Certaines de ces vies avaient des noms, elle les connaissait et avait appris à les aimer. Lukas, Moniyah, Marika, Havel, Lumir. Et les autres, aussi, ceux qui ne l'avaient jamais vue et qui risquaient de mourir pour la préserver.
Hors de question.
Elle se leva d'un bond et fit sursauter Moniyah. Certes, elle n'avait rien de comparable à Marika pour ce qui concernait l'art de la guerre, mais elle disposait de facultés qu'elle entendait bien mettre à contribution dans la bataille qui s'annonçait. Elle s'empara de son sac de voyage et fouilla dans ses affaires, telles qu'elle les avait laissées dans le grand appartement luxueux de Freydjan à Pribam. Son carnet de croquis s'y trouvait, au milieu des chaussettes sales et des sous-vêtements.
L'apprentie sorcière s'assit en tailleur devant le feu et posa au sol les dessins de sa maigre collection. Les esquisses de la moto-neige et de la kalachnikov avaient blanchi. Le chalet de Freydjan ne serait d'aucune utilité car il avait brûlé et se situait trop près. Freydjan lui-même ? Vu le dernier accueil qu'il lui avait réservé, il semblait improbable que le Blême se montre plus amical. Restait le loft. Ce serait une issue de secours possible en cas de recours extrême, à condition qu'elle parvienne à ouvrir le portail. Avec un soupir d'appréhension, elle se tourna vers son carnet et revit ses péripéties à rebours. Les dessins des rues de Pribam n'étaient pas d'assez bonne qualité pour établir un contact. Les esquisses de Lukas n'avaient jamais fonctionné qu'une fois, et il se trouvait maintenant à ses côtés. Soudain, le visage de sa mère lui fit face, avec son sourire bienveillant. Appeler ses parents à l'aide n'était pas la solution dont elle rêvait, mais si cela pouvait sauver les vies de ses compagnons, elle était prête à mettre sa fierté de côté.
Elle se concentra de toutes ses forces sur l'image de Jenovefa et tenta d'évoquer les traits délicats et harmonieux de la quarantenaire. Son esprit ne rencontra que l'écho des abymes. En sueur et le sang battant à ses tempes, Miracle reprit son souffle et se rendit à l'évidence. Soit la distance était trop importante, soit la communication était bloquée pour une raison ou une autre. Elle arrivait à court d'options.
Elle tourna alors la page et revit un dessin qu'elle aurait préféré oublier. Le torse nu de Lukas, avec la poitrine ouverte et un cœur en son centre. Son cœur à elle. L'idée de renouveler l'expérience traumatisante de cette horrible nuit la répugnait. Pourtant, la clé de l'irrésistible attraction des djabels envers elle résidait là. Si elle pouvait éteindre cette balise, les monstres se disperseraient. Quitte à ce qu'elle y laisse la vie, il fallait tenter le coup.
Mais d'abord, elle devait songer à préserver Lukas des effets de l'opération.
Elle récupéra son crayon et entreprit méthodiquement de recouvrir les parties du corps du jeune homme, transformant les courbes ou noircissant les surfaces et les traits pour que plus rien ne relie le croquis à son am... i ? Amant ? Âme sœur ? Peu importait, il suffisait qu'elle le sache hors de danger.
Alors qu'elle terminait son travail de recouvrement, elle s'aperçut qu'elle se trouvait déjà en transe, comme si l'activité artistique stimulait l'opération de son esprit. Lorsqu'elle revint vers le cœur, elle constata que l'organe s'agitait de soubresauts réguliers. À l'idée de ce qu'elle s'apprêtait à faire, elle prit une grande inspiration pour se donner du courage. La douleur de la première expérience revint s'imprimer dans son cerveau, aussi vivement que si c'était la veille. De sa main tremblante, elle tendit les doigts vers la pierre enchâssée dans le muscle. Sa poitrine fut transpercée d'une douleur si lancinate qu'elle se plia en deux et poussa un long cri de souffrance. Le goût du sang se répandit dans sa bouche et elle sentit couler du liquide à la commissure de ses lèvres. Si Moniyah réagit à sa détresse, la jeune fille n'en sut rien, tant elle demeurait concentrée sur le supplice qu'elle devait continuer à s'infliger. Rien d'autre n'importait. Ses doigts progressèrent d'encore un centimètre dans la chair, lui arrachant un nouveau hurlement. Elle sentait la masse de sa main dans sa cavité thoracique qui comprimait son poumon et lui coupait le souffle. Sa vision s'emplit d'étoiles et elle crut défaillir sous le coup de la douleur et incapable de respirer. C'était une question de secondes avant que ses forces ne l'abandonnent. Elle poussa de toute l'énergie qui lui restait, malgré la torture.
Son index effleura une surface dure et régulière. Tout devint noir.
Elle flottait.
À la dérive, au milieu des étoiles.
L'immense soleil autour duquel elle gravitait emplissait l'espace et dardait ses rayons brûlants sur sa peau nue.
« J'ai besoin de réponses ! » hurla-t-elle en direction de l'astre écarlate.
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Voici la première partie de ce long chapitre. Je ne vais pas me laisser avoir comme les autres fois, donc je divise en deux morceaux. En plus, j'aime bien vous laisser sur un cliffhanger.
J'espère que l'auto-chirurgie improvisée de cette fin de chapitre ne vous aura pas trop retourné.e.s, je vous rappelle que cette histoire est classée pour public adulte.
Je vous promets que ça en vaut la peine, vous (et Miracle) aurez les réponses très bientôt.
Une petite étoile en attendant ? 😉👇⭐
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