Chapitre 18 - L'hôpital
La conversation fut soudain interrompue par un bruissement devant la porte. Eliska mit un doigt sur sa bouche et s'approcha de l'ouverture pour jeter un coup d'œil discret. Des bruits de course résonnèrent.
« Cette moucharde de Milova nous a espionnées, la sale fouineuse. Tu dois partir, vite. »
Elle revint précipitamment vers Miracle et lui rendit son masque et ses gants.
« Mais qu'est-ce qu'elle va faire ?
— Ce que je me refuse à t'infliger. Elle va prévenir les inquisiteurs.
— Qui sont ces gens ? s'inquiéta la jeune métisse.
— Le bras armé de l'Église. Crois-moi, mon enfant, il vaut mieux qu'ils ne te trouvent pas.
Elle plongea fébrilement la main dans la panière à linge sale et en tira un tablier souillé et une coiffe de religieuse, qu'elle lui jeta dans les bras.
« Enfile ces vêtements, passe par le cloitre et échappe-toi par l'hôpital. Vite ! Je vais les retenir un moment.
— Mais... et vous ?
— Tout ira bien. Je leur expliquerai que cette petite garce de Milova invente des histoires pour me nuire, par jalousie. »
Miracle se hâta de nouer le vêtement sale et de passer la coiffe sur ses cheveux rebelles. Elle fourra ses autres affaires sous sa tunique et courut vers le seuil. Là, elle se retourna et envoya un « Merci » à sa bienfaitrice. Des éclats de voix accompagnés de claquements de bottes tonnèrent depuis le hall. La jeune fille s'élança dans le couloir et tourna dès qu'elle le put.
Elle s'adossa au mur et força sa respiration à se calmer. Si elle devait passer inaperçue, il fallait qu'elle apaise les mouvements erratiques de sa poitrine. Elle baissa la tête pour dissimuler son visage sous le large volant de la coiffe, joignit les mains sur son tablier maculé, en essayant de ne pas penser à l'origine des taches. Le déguisement était imparfait, car elle ne portait pas la tenue complète des religieuses, mais si elle faisait en sorte de ne pas attirer l'attention, elle pouvait se sortir de ce guêpier.
« Oh putain je veux pas finir cramée sur le bûcher. » murmura-t-elle en guise de prière.
L'absence de Jocelyn se fit cruellement ressentir. Pour une fois qu'elle avait besoin de lui, ce connard avait eu les jetons de rentrer dans ce foutu hosto. Il ne servait à rien de s'appesantir sur des pensées inutiles. Elle respira un grand coup et se mit en marche, à pas mesurés. Comme il lui fut difficile de résister à la tentation de prendre ses jambes à son cou et de courir comme une dératée vers la première sortie ! Son instinct lui hurlait de se barrer de ce merdier en quatrième vitesse, toutefois sa raison lui dictait que ce serait le plus sûr moyen de se faire prendre. Il convenait d'agir avec méthode et discernement. Eliska lui avait donné le moyen de s'enfuir, elle devait simplement mener le plan à son terme.
À commencer par le cloitre. Ses notions d'histoire lui laissaient deviner une cour carrée flanquée de galeries à colonnades. Le lieu ne se trouvait certainement pas en direction des chambres des malades. Elle se dirigea donc vers sa gauche, passa devant une officine remplie de pots en verre sur des étagères contenant des feuilles de nombreuses plantes. Une religieuse s'y affairait. Derrière elle, une ouverture donnait sur l'extérieur. Il devait s'agir du cloitre. Miracle entra dans l'herboristerie et contourna sans dire un mot le comptoir où travaillait la bonne sœur, le souffle suspendu, priant pour que la soignante soit suffisamment absorbée à sa tâche pour ne pas lui jeter un regard.
Elle traversa enfin la pièce sans encombre. Au moment où elle débouchait sur la galerie, la voix de la femme l'interpella :
« Allez dans la paix des Trois, ma sœur. »
Le cœur de Miracle cessa de battre. Si elle ne répondait pas, la nonne soupçonnerait le subterfuge. Elle réfléchit à tout vitesse et marmonna la première phrase qui lui vint à l'esprit, tirée d'un vieux roman de la fin du vingtième :
« Sous son œil. »
Elle tira une grimace sous sa coiffe et se maudit de sa connerie, puis força le pas et s'engagea dans le passage voûté. Elle espérait très fort que la religieuse fût un peu bouchée de la feuille et n'ait pas prêté attention à sa réponse. Un regard furtif l'informa que deux hommes en robe de bure déambulaient sous les arcades à l'opposé de la cour. Elle découvrit la haute façade d'un imposant bâtiment accolé au cloitre. Ce devait être l'hôpital dont Eliska avait parlé. La grande porte qui y menait se trouvait de l'autre côté de la cour, à environ trente mètres. Sauf qu'il était impensable de traverser en ligne droite. Elle fit donc mine de suivre les colonnades dans le sens des aiguilles d'une montre.
« Ma sœur, venez ici un instant. »
La voix de la vieille herboriste résonna dans la cour, comme un couperet, ou la lame d'une guillotine. Le cœur de la pauvre Miracle s'affola. Elle agita une main par-dessus son épaule, comme pour signifier qu'elle n'avait pas le temps de s'arrêter, et trottina désespérément vers l'issue. Elle y était presque.
« Hey ! Vous ! »
Cette fois, c'était une voix d'homme. Elle partit en sprint et franchit la porte ouverte. Des cris et des appels résonnèrent derrière elle. Une vague de panique la poussait en avant. Elle n'avait d'autre choix que d'avancer, courir aussi vite que ses jambes pouvaient le supporter, tant que ses poumons parvenaient à extraire la moindre molécule d'oxygène pour ses muscles endoloris.
« Là, attrapez-la ! »
Elle ne les sèmerait jamais. Le couloir où elle progressait, bordé de hautes fenêtres scellées par des barreaux, n'avait pas de fin. Des patients et infirmiers éberlués s'écartaient sur son passage, sans avoir la présence d'esprit de l'arrêter. Pour l'instant, en tout cas. À ce rythme, elle ne verrait pas la sortie avant de se faire rattraper. Soudain, elle avisa un escalier et s'y engagea pour monter à l'étage supérieur. Le souffle lui manqua, alors qu'elle gravissait les marches deux par deux. Ses poursuivants gagnaient du terrain, mais l'avaient provisoirement perdue de vue. Elle saisit cet avantage lorsqu'elle déboucha en haut sur un couloir exactement similaire à celui du rez-de-chaussée. Elle s'engouffra par la première porte venue, priant pour s'y trouver tranquille quelques précieuses secondes.
La chance lui sourit.
Dix petites secondes après son entrée, la porte s'ouvrit brusquement. Un homme pénétra dans la chambre plongée dans la pénombre. À pas précautionneux, il s'avança vers le premier des quatre lits. D'un geste vif, il baissa le drap qui recouvrait le visage du malade. Un vieillard aux traits torturés par la douleur lui rendit son regard. Il se détourna avec dégoût et passa au lit suivant. Il allait pour l'inspecter quand son attention fut attirée par une respiration haletante depuis le lit du fond. Il s'approcha. La patiente n'était pas très âgée, d'après sa voix sifflante et rocailleuse, mais elle souffrait énormément.
« Laissez-moi... Je vous en supplie... Il faut que... J'ai trop mal ! » délirait-t-elle en se contorsionnant sur sa couche. Il baissa les yeux sur la pauvre fille. Son visage était recouvert d'un sac de toile. Le signe des lépreux. Celle-ci paraissait en détresse avancée.
Il ne vit pas le tablier et la coiffe roulés en boule sous le drap. Il n'eut pas la présence d'esprit de se demander pourquoi une lépreuse n'était pas soignée dans le pavillon approprié. Peut-être n'était-il qu'un simple garde réquisitionné à la hâte, mal habitué aux hôpitaux, son niveau de tolérance à la misère humaine certainement dépassé. Il se détourna et ressortit de la chambre.
Miracle attendit un moment que l'agitation se calme. Elle devait également reprendre quelques forces après sa folle course. Les autres malades de cette chambre ne remarquèrent pas sa présence, ou au moins n'avaient pas la force de la signaler. Elle utilisa ce répit pour achever de se changer et reprendre son costume de lépreuse. Après tout, les inquisiteurs recherchaient une fugitive déguisée en bonne sœur. Avec un peu de chance, ils n'avaient pas encore eu le temps d'interroger Milova, ni Eliska. Mais elle ne pouvait pas rester planquée là. Ils devaient surveiller les issues et fouiller l'hôpital. Son seul espoir était de parvenir à rester cachée en attendant que les recherches soient levées. La poitrine serrée d'angoisse, elle sortit par la porte dans le couloir.
Par les fenêtres barrées, elle pouvait voir l'extérieur, cruellement inaccessible. Des hommes en uniforme noir entraient et sortaient des chambres. Un garde était posté devant les escaliers et jetait des regards soupçonneux à tous les passants.
Elle marcha d'une allure aussi naturelle que possible dans la direction opposée, cherchant désespérément un moyen de lever le soupçon qui pesait sur ses épaules de lépreuse. Comment ne pas avoir l'air louche ? Comment justifier sa présence dans la partie de l'hôpital qui n'accueillait pas ses semblables ? Elle avisa un vieil homme endormi dans une chaise à roulettes contre le mur. Sans bruit, elle s'accroupit devant lui et constata qu'un filet de bave s'écoulait de ses lèvres retroussées et formait une auréole humide sur sa longue chemise de nuit. Parfait.
La jeune fille se plaça derrière le siège et commença à le pousser en direction du fond du couloir.
« Hé, toi ! Où vas-tu comme ça ? aboya une voix.
— Je ramène mon père à sa chambre, répondit-elle du tac au tac. Il sera mieux dans son lit. »
Le garde s'interposa et la toisa, l'air peu convaincu. Ses traits revêches et sa barbe mal rasée lui donnaient clairement le physique de l'emploi. Il posa la main sur le manche de sa matraque. « Qu'est-ce qu'une lépreuse fabrique dans cette aile ?
— Les médecins m'ont autorisée à lui rendre visite une fois par semaine. Il n'a plus que moi, vous comprenez. Une fille doit veiller sur son père. »
Ces paroles parurent radoucir le molosse. Il relâcha sa posture et lui décocha un signe du menton. « Tu peux y aller. »
Miracle ne se le fit pas répéter. Elle avança lentement et feignit de dire des paroles de réconfort au pauvre bougre sur la chaise.
« Allons-y, papa. Comme je suis contente de te voir aujourd'hui. Ils te traitent toujours bien ? Tu as mangé, au moins ? J'espère que tu vas te remettre vite. »
Tout en cheminant, elle surveillait les allées et venues des uniformes noirs. Leur enthousiasme des premières minutes retombait, si bien qu'ils ne savaient plus vraiment ce qu'ils cherchaient. Seul un homme, loin derrière elle, haranguait les gardes et les sommait de retrouver la fugitive. Elle ne pouvait pas s'être envolée, elle était forcément encore dans ces murs. Les accents de haine dans la voix du commandant glacèrent d'effroi la jeune métisse. Rien de bon ne lui arriverait si elle était attrapée.
Une grande salle de repos s'ouvrait à sa gauche, elle s'y engouffra. Des malades jouaient aux dames, d'autres restaient simplement assis sans bouger à une table, ou bien debout à la fenêtre.
Miracle abandonna le fauteuil avant que le monsieur ne se réveille et la fasse remarquer, puis elle s'éclipsa par la porte opposée.
Un rapide coup d'œil dans le passage l'informa qu'un garde s'y trouvait déjà et achevait de fouiller les pièces méthodiquement, une par une. Personne d'autre à l'horizon. Pourtant, ce seul homme représentait un obstacle qui pourrait se révéler fatal. Elle se rappela alors de la tactique qu'elle utilisait, plus petite, dans ses rares parties de cache-cache à la maison. Forcément avec Jenovefa, car Désiré la dénichait toujours, ou alors il faisait semblant. Une fois, sa mère l'avait cherchée pendant au moins quinze minutes sans la trouver. La petite Miracle avait réussi à épier sa mère, puis avait changé de cachette pour un placard que Jenovefa avait déjà vérifié. Quel fou rire elles avaient eu, quand enfin la petite fille avait été découverte ! Justement, le garde acheva la tournée des portes de cette section et disparut au croisement. Miracle saisit l'occasion pour se faufiler jusqu'à la première pièce, dont elle entrouvrit silencieusement la porte. Un placard. Nickel.
Il s'agissait d'un local d'entretien. En se cherchant une cachette dans le bazar semi-organisé de l'étroite pièce sombre, Miracle regretta soudain d'avoir laissé son bâton dans la salle d'examen où elle avait rencontré Eliska. Disposer d'une arme, même dérisoire, pour se défendre contre un éventuel agresseur, lui parut soudain d'une importance capitale. Elle fouilla donc dans le bric-à-brac des seaux, torchons et serpillères empilés à la va-vite, se dégota un balai et en délogea la brosse pour se retrouver avec un long manche en bois qui ferait plus ou moins l'affaire. Elle venait tout juste de réussir l'opération quand la porte s'ouvrit soudainement. Son cœur bondit dans sa poitrine.
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Je ne suis pas satisfait du découpage de ce chapitre. Ne vous inquiétez pas, je vais attendre d'arriver à la fin de la scène pour revoir le tout.
La suite arrive très bientôt.
N'hésitez pas à titiller la petite étoile. 😉👇⭐️
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