Chapitre 14 - Retour, départ
En apesanteur. Le lieu baignait dans une obscurité absolue. Ni haut, ni bas, pour distinguer un hypothétique horizon. Le silence, également. Pas un de ces fonds sonores plus ou moins marqués par un long souffle d'air, un bourdonnement, une vague rumeur. Pas même le moindre acouphène, non, l'absence totale de bruit. Comme pour un repos complet dans un caisson d'isolation sensorielle. Sauf qu'ici les dimensions étaient ouvertes, infinies. Et le froid. Saisissant, pernicieux, omniprésent.
Quelques points argentés apparurent, à peine perceptibles sur le fond noir. Ils tournoyaient follement, et leur ballet vertigineux donnait l'impression de devoir continuer pour l'éternité. Ils laissaient des traînées blanches sur leur passage, tant la ronde s'accélérait. Ils se firent de plus en plus nombreux et brillants, à tel point que tout aux alentours se mua en un rideau d'onyx tranché de mille fines coupures. La futile bataille du monde contre le néant.
Un astre éclatant se dessina bientôt, dont le puissant rougeoiement s'intensifiait à chaque seconde. Le soleil enflait, et à mesure qu'il gagnait en taille, la virevolte infernale ralentit. Enfin, tout se stabilisa, et les étoiles prirent leur place dans le ciel. Au milieu, immense, impérieux, terrible, le soleil rouge brûlait d'une aura à peine supportable.
Miracle prit conscience qu'elle dérivait, nue, en orbite autour de cette boule de flammes. Elle sentit les rayons lui craqueler la peau, lui roussir les cheveux, lui percer les yeux. Elle voulait pourtant regarder en face le cœur de cette puissante étoile écarlate, où elle devinait la pulsation d'une énergie inépuisable, conquérante et inflexible. Mais elle, simple mortelle si fragile, n'avait d'autre choix que de détourner les yeux. Elle croisa les bras sur sa poitrine, replia les jambes et se laissa flotter un temps. Devenue fœtus, elle s'imagina telle une minuscule planète, animée de sa propre rotation, avec ses pôles au sommet du crâne et au bout des doigts de pieds.
Elle l'entendit alors. Une voix désincarnée, venue du plus profond de ce centre incandescent, si ténue qu'elle la prit d'abord pour une vibration de l'univers, qui résonnait jusqu'aux confins des galaxies les plus lointaines. Elle lui parlait.
Moi en toi. Toi en moi. Deviens le nouveau vaisseau de mon périple. J'ai tant de choses à accomplir depuis le précédent. Si tu devais mourir, un autre m'accueillerait, puis un autre, et toute une multitude, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Et alors seulement, elle pourrait me prendre. Tu ne dois pas la laisser. Son frère m'a dérobé, son fils m'a de nouveau arraché à ses griffes. Elle ne me laissera plus façonner le cours de l'univers. En temps voulu, je reviendrai vers Lui, mais pas par sa main, à elle. Le possible que j'entrevois doit se réaliser. La trame du temps sur laquelle tu marches est celle qui me mène le plus sûrement vers cet horizon. Conduis-moi, et je t'accorderai mon pouvoir. Va, et suis ton chemin, Miracle !
« Miracle ! Miracle, est-ce que tu m'entends ? Respire ! »
La voix affolée de Jenovefa perça le songe. Des coups de poing frénétiques s'abattaient sur sa poitrine.
« Respire ! » retentit à nouveau l'injonction.
Ses poumons s'emplirent d'air insufflé par sa bouche. Une fois, deux fois, trois fois. Puis les contraction thoraciques reprirent. Trois nouvelles insufflations.
« Miracle, je t'en supplie, sanglota la voix de sa mère, reviens ! »
Soudain, une piqûre atroce lui transperça le torse et rayonna par tous ses nerfs de la tête jusqu'au ventre. Le choc lui ouvrit les yeux et la redressa sur le lit, telle un pantin mécanique sorti de sa boîte. L'air s'engouffra dans sa gorge desséchée, sa bouche émit un râlement d'outre-tombe digne d'une momie égyptienne. Elle retomba comme un poids mort sur le matelas, terrassée par une fatigue qui venait de lui atterrir sur les épaules comme un sac de ciment.
Les mains délicates de sa mère vinrent lui cueillir le visage, tandis que Jenovefa, en pleurs, déposait une centaine de baisers sur les joues et le front de sa fille.
« Oh Miracle, Dieu soit loué. J'ai cru te perdre. »
La jeune fille ouvrit les yeux et eut aussitôt une expression d'effroi quand elle vit l'énorme seringue enfoncée dans sa poitrine. Jenovefa comprit et lui posa une main à la base du cou pour l'apaiser.
« Je te l'enlève, surtout ne bouge pas. »
D'une main tremblante, d'un geste aussi précautionneux que lui permettait son état émotionnel, sa mère retira lentement l'aiguille. À mesure que la fine pointe métallique ressortait de sa peau, Miracle en réalisait la longueur.
« Qu'est-ce que...
— Une piqûre d'adrénaline en plein dans le muscle cardiaque. Je l'avais donnée à Havel en cas d'urgence vitale. »
La maman se munit d'un large pansement adhésif et l'apposa sur la poitrine de sa fille, où perlait une goutte de sang.
« Voilà. Tu m'as fait une de ces peurs.
— Maman, je...
— Plus tard. Repose-toi, pour l'instant. »
Elle aida sa fille à se débarrasser de sa chemise de nuit déchirée, lui en enfila une nouvelle et réajusta les draps sur son corps couvert de sueur glacée. Elle eut un temps d'arrêt lorsqu'elle constata les veines violacées qui ornaient toujours sa jambe gauche, cependant elle n'en fit aucune remarque. Seuls ses yeux verts trahirent son état d'esprit, car l'éclat d'une colère noire s'y alluma, et elle fixa la porte avec une lueur meurtrière dans le regard.
« Je reviendrai te voir bientôt, ajouta-t-elle. Dès que tu seras en état de te redresser, je te ramènerai sur Terre pour te faire examiner à l'hôpital.
— Non, maman , s'il te plaît, protesta Miracle d'une voix affaiblie.
— Inutile de discuter. » trancha sa mère.
Elle était déjà entrée dans les hostilités qu'elle s'apprêtait à déclencher sur le maître de l'Ordre auquel elle avait confié sa fille adorée. Cette dernière ne savait que trop bien que personne ne pouvait se mettre en travers de sa route, lorsqu'elle se mettait dans cet état. Quiconque osait s'interposer le payait cher. Mais elle réservait la vraie souffrance pour la cible de sa fureur, qu'elle accablait sans relâche jusqu'à ce qu'elle suppliât de lui faire grâce. Miracle se désola de ne pas avoir la force d'épargner à Havel les foudres destructrices de sa mère. Il n'était pour rien dans les deux incidents successifs qui étaient survenus. Tous deux avaient été causés indirectement par ce qui résidait dans la poitrine de l'adolescente. Mais cela, Jenovefa ne pouvait pas l'entendre, du moins pas dans l'immédiat.
Miracle regarda donc, impuissante, sa mère sortir au pas de charge de la chambre. Elle entendit ses pas lourds de menace dans les escaliers, puis ses éclats de voix retentirent entre les murs, jusqu'au plus haut étage de la tour. La jeune ressuscitée était trop faible pour discerner les termes exacts, mais elle crut comprendre, dans un mélange de tchèque et de français, des bribes de phrases assassines.
« Mais quelle bande de bras cassés... pas fichus de... complètement bouchés, ou quoi ?... trop compliqué pour vous... simplement de la garder en lieu sûr, merde ! ... »
La logorrhée d'insultes se mua en bruit de fond, et fit l'effet d'un somnifère à l'adolescente. Harassée par ses émotions, elle sentit sa tête tourner, ferma les yeux, et s'assoupit.
***
Lorsqu'elle reprit conscience, elle ne parvint pas à déterminer l'heure qu'il pouvait bien être. Une épaisse grisaille de brume bouillonnante masquait le soleil, tandis qu'un méchant grésil battait les pierres de la tour. Les bruits du dehors lui étaient devenus familiers, pourtant elle ne sut pas si la classe du matin venait de s'achever, s'il s'agissait de la pause de mi-séance, ou bien si la journée se terminait. Les rires et conversations des élèves s'échappaient de l'école et se dispersaient peu à peu aux quatre vents.
Moniyah avait redressé le museau. Elle remonta vers le haut du lit et lécha le visage de sa compagne de chambre, en guise de bonjour.
« Arrête ! protesta Miracle. Je suis contente de te voir, moi aussi. »
Elle se sentait toujours comme drainée de toute force, secouée par son expérience de la veille. Du moins, elle espérait que c'était bien la veille. Elle mit les pieds sur le sol de pierre froide, laissa le temps à la douleur de remonter le long de ses jambes, vers ses hanches, son cou, et atteindre le sommet du crâne. La lassitude fit le trajet inverse. Mais il fallait qu'elle se bouge. Une conversation s'avérait urgente.
Elle enroula sa couverture autour de ses épaules et descendit laborieusement les escaliers vers la salle de séjour. Par chance, Jenovefa s'y trouvait seule, perdue dans ses pensées devant le feu qui dansait dans la cheminée. La jeune fille s'assit à côté de sa mère sans dire un mot. La quarantenaire pencha la tête et sourit à son enfant.
« Je suis heureuse de voir que tu vas mieux. Tu vas pouvoir dire au revoir à Havel et rassembler tes affaires.
— Je veux rester, maman.
— Tu n'y penses pas ! s'indigna la mère. Tu n'es à l'évidence pas en sûreté ici. Havel m'a expliqué ce qui s'est passé avec le djabel. Hors de question de te laisser à la merci de ces monstres.
— Ces djabels, il n'existent pas sur Terre ?
— Si, malheureusement. Ton père est parfois appelé pour en éliminer.
— Alors je ne suis pas plus en danger ici qu'à la maison. Les Chasseurs me protègent, et Havel a demandé à Jocelyn de me surveiller en permanence. »
Miracle n'en revenait pas d'utiliser cet argument, alors que la simple présence de l'apprenti l'insupportait au plus haut point. Mais elle avait décidé de faire feu de tout bois. Il n'en faudrait pas moins pour convaincre sa mère.
« S'il n'y avait que cela, continua Jenovefa, mais j'ai cru comprendre que tu ne prenais plus ton traitement. Tu sais pourtant que nous n'avons aucun moyen de te joindre, en cas de problème. Qu'est-ce qui t'est passé par l'esprit ? »
L'expression pleine de reproches sur le visage de sa mère contraignit Miracle à détourner le regard, mais elle tint bon.
« Je ne peux pas te l'expliquer clairement, maman, mais depuis que je suis arrivée ici, mon état a évolué. Je peux faire de l'exercice, courir, faire des tâches fatigantes...
— Tu as perdu la tête ? Les médecins t'ont interdit ce genre d'activités pour une bonne raison. Tu risques... exactement ce qui s'est produit la nuit dernière. Si je n'étais pas intervenue, tu serais morte. »
Elle appuya sur ce dernier mot comme pour marquer un arrêt à la discussion. Miracle ne se laissa pas démonter et insista.
« Justement, ce qui a déclenché la crise n'a rien à voir avec un effort physique trop intense. Tu dois me croire, maman. Ce n'est pas une tumeur ordinaire que j'ai dans la poitrine. J'ai même toutes les raisons de penser que c'est bien autre chose. Elle m'a... » Elle hésita quant à la précision de ce qu'elle devait révéler à sa mère pour ne pas passer pour folle. « Elle m'a parlé. »
Le sourcil que leva Jenovefa rendit bien compte de sa perplexité face à cette information.
« Écoute, ma puce, tu as été sacrément secouée. Pendant quelques minutes, ton cœur ne battait plus, donc il est possible que ton cerveau ait un peu halluciné. Je suis certaine que tu crois dur comme fer à ce que tu me dis, mais sois réaliste. Et puis, quoi qu'il en soit, il est plus prudent de passer quelques tests à l'hôpital pour vérifier que tout va bien. Nous verrons bien si ta tumeur a évolué comme tu le dis.
— Mais...
— Ça suffit. Va t'habiller et range tes affaires. Nous prendrons congé dans une heure. Je dois me reposer pour préparer les sauts. Allez. »
Rageuse, Miracle remonta dans sa chambre. Elle claqua la porte derrière elle et s'affala sur son lit. Les yeux noirs de jais de Moniyah la fixaient de leur éclat mystérieux.
« T'en fais pas, ma belle. Je laisserai pas ma mère nous séparer. »
Animée d'une détermination renouvelée, elle attrapa sur la table de chevet son carnet à dessin et son crayon gras.
« Je vais lui montrer de quoi je suis capable. »
Le visage de sa mère, qu'elle connaissait depuis près de dix-sept ans, lui apparaissait clairement. Elle le visualisait sans effort et son crayon couvrait le papier d'un trait spontané, presque machinal . Elle traça la masse des longs cheveux ondulés, qu'elle aimait lâcher dans le cercle familial. Le front dégagé, barré d'une fine ride d'inquiétude. Ses yeux malicieux et pétillants qui la regardaient en coin, comme pour lui confier un secret. Son nez court et retroussé. Sa bouche pulpeuse et maquillée, étirée en un élégant sourire. Sa main qui soutenait son menton, dans une pose qui faisait penser à un instantané d'une star hollywoodienne pris sur le vif. À mesure qu'elle griffonnait son croquis, elle entra dans une concentration profonde, qui la plongea dans une transe telle qu'elle perdit conscience de son environnement. Plus rien n'existait que les courbes et les formes du visage de Jenovefa. Et voici que ces traits s'animèrent. L'expression passa du sourire à la tristesse, puis à la gratitude. Des mots sortirent de la bouche.
« Merci pour ce que vous avez fait, Havel. Je m'excuse d'avoir été un peu rude à votre égard. »
Miracle reconnut la pièce dans laquelle se tenait sa mère, la même que celle où elle l'avait laissée. Elle tendit la main et appela.
« Maman ! »
Jenovefa tressaillit, mit la main à sa poitrine et répondit.
« Miracle ? C'est toi ?
— Oui, maman. Prends ma main. »
La femme étira les doigts et les phalanges de la mère et de la fille s'entrelacèrent. Miracle tira de tout son poids vers l'arrière. Soudain, elles se trouvaient toutes deux dans la chambre, main dans la main, hébétées de ce qui venait de se produire. Le regard qu'elles échangèrent valait toutes les paroles du monde. L'étonnement et la fierté dans les iris verts de la mère, la joie et le triomphe dans les yeux noirs de la fille.
Jenovefa tomba assise sur le lit.
« Eh bien, voilà qui résout notre léger souci de communication. Si on m'avait dit que ma petite Miracle apprendrait l'art de l'Esquisse...
— Tu me crois, maintenant ? C'est cette chose dans ma poitrine qui me donne ce pouvoir, et le monstre la veut. Je dois maîtriser cette force. Où est-ce que tu en as entendu parler ?
— La seule personne de ma connaissance qui fasse des tours dans ce genre, c'est Freyd. Mais je préfère te laisser combattre une armée de djabels plutôt que de l'autoriser à t'adresser la parole.
— Freydjan ? Le Blême de la Prophétie ? »
La maman eut un air accablé et soupira en se collant la main sur le front.
« On dirait que tu as entendu les histoires colportées par les fanatiques de l'Ordre. Ne prends pas ce qu'ils racontent au pied de la lettre.
— Ils disent que toi et papa êtes des immortels.
— Quoi ? Encore cette... » Jenovefa serra les dents de dépit. « Combien de temps s'est écoulé depuis ton arrivée ici ?
— Je sais pas. Quinze jours, peut-être.
— Figure-toi que sur Terre, nous t'avons laissée depuis moins de cinq jours. » Cette information laissa Miracle bouche bée. « Tu comprend ce que ça veut dire. Le temps s'écoule plus vite dans ce monde que sur Terre. Les événements qui se sont déroulés pour moi et ton père il y a vingt ans remontent ici à l'histoire ancienne.
— Et donc, quand vous parliez de me laisser attendre ici pendant les vacances d'été, ça représentait...
— Environ six mois, oui.
— Mais Sainte Jenovefa, c'est bien toi ? Et ce Dizrye, c'est papa.
— Oui. Mais ce qui s'est passé a été très déformé. Nous avons prononcé des paroles dont nous ne mesurions pas la portée.
— Vous avez mis un beau bordel, tu veux dire.
— Crois bien que j'en suis désolée. Nous étions jeunes et follement amoureux, nous ne cherchions qu'à sauver notre peau. Et tu connais ton père. Les trois quarts du temps, il ne savait pas ce qu'il faisait, et pour le reste il a eu beaucoup de chance.
— Et Freydjan, alors ?
— Il est préférable de te passer de son aide, je t'assure.
— Ça veut dire que je peux rester ? »
Jenovefa soupira à nouveau et leva les yeux au plafond.
« Ton père va me tuer. »
—————
Les affaires reprennent ! Ce mois de nano m'a fait avancer à une vitesse de dingue. Je continue sur ma lancée pendant encore quelques jours.
Ce chapitre est plein d'infos précieuses. Vous aurez déjà compris l'explication de la supposée immortalité de Jen et Désiré. Oui, le cours du temps n'est pas le même selon les mondes. Les lois de la physiques aussi varient légèrement, puisque l'électricité ne fonctionne pas aussi bien sur Svata Zeme. ⌚⚡
Celleux qui ont lu le tome 1 peuvent faire la comparaison entre ce qui s'est passé durant le séjour de Désiré, et l'histoire qu'en retiennent les gens. Je dois préciser que la mentalité des habitants de Svata Zeme est très orientée au premier degré. Ils ont généralement un peu de mal à faire la part des choses entre les paroles et la réalité, et la distinction entre mots et vérité. Vous verrez d'autres illustrations de cet état d'esprit un peu plus tard.
Le chapitre suivant est déjà écrit. La suite arrive dans pas trop longtemps.
D'ici là... 😉👇⭐
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top