8. Culpabilité
Place Stanislas. Depuis presque un an qu'il est à Nancy, Désiré n'a jamais mis les pieds dans ce quartier. Sauf peut-être pour visiter les apparts, avant de déménager de Bobigny. L'agence devait se situer à peu près dans le coin. Mais il n'a jamais trouvé l'occasion de flâner dans le centre ville.
Il doit bien admettre que les bâtiments ont de jolies façades, habilement éclairées et mises en valeur. Il dépasse l'Opéra National et trouve la mairie sur sa gauche. Il doit certainement exister un terme pour désigner ce style architectural. «Classique » est au-delà du vocabulaire de Désiré, lui il dirait «cossu ».
Au centre de la place trône la grande statue en bronze d'un homme bedonnant perruqué, appuyé sur son bâton. Une lugubre silhouette de géant noir. En la dépassant, Désiré lit l'inscription du piédestal.
À
STANISLAS LE BIENFAISANT
LA LORRAINE RECONNAISSANTE
Il a fait quoi, Stan, pour mériter toute cette admiration ? Les traits sévères, les plis du visage creusés par les profondes ombres projetées de la lumière jaune, Stanislas pointe dans le vague un doigt accusateur. Pourtant, une fraction de seconde, Désiré se sent visé.
Le Café du Commerce se tient à l'opposé de l'Opéra. Un grand espace reste dégagé devant, où la terrasse est dressée en été. En cette nuit de fin novembre, cela ne fait que renforcer le sentiment sidéral de vide. Désiré a l'impression que sa poitrine lui pèse. Il s'engouffre à l'intérieur de la brasserie.
La bouffée de chaleur s'accompagne d'un brouhaha qui lui vrille les tympans. Il prend une poignée de secondes pour s'ajuster, et détaille la décoration. Des plafonds blancs à moulures d'où pendent des chandeliers et des lustres aux ampoules nues. Les tables, chaises et banquettes s'accordent en diverses nuances de marron. Des miroirs garnissent les murs et de grandes fenêtres quadrillées offrent une vue généreuse sur l'extérieur. Une déco à l'ancienne, avec une touche d'industriel, un ensemble aéré et malgré tout chaleureux. Le tout crée une ambiance sophistiquée tendance prout-prout. Désiré déteste immédiatement l'endroit.
Assis à une table dans un coin discret, Piaget attend. Désiré congédie sans un mot le serveur venu le placer, et s'approche. Le jeune flic lève les yeux de son téléphone, aperçoit Désiré et remue nerveusement sur sa banquette. L'oreille fine de Désiré perçoit un cliquetis, et il sent au-dessous des effluves de cuisine et de parfums pour homme et femme une très légère odeur de graisse et de poudre brûlée. Piaget est armé. Évidemment. Désiré prend place sur la chaise en face malgré tout. Il n'oserait pas, pas en public.
Les deux hommes gardent le silence en attendant que le serveur prenne la commande de Désiré.
« La même chose. » demande Désiré au moustachu en nœud papillon. Et une éternité s'écoule encore avant que la pinte de bière ne soit déposée sur un sous-bock entre ses mains.
« Je te préviens, entame Piaget, j'aurais préféré te montrer tout ça devant un jury, mais tu ne me laisses pas le choix. Comment tu m'as trouvé ?
— Je sais que t'es rentré chez moi pour fouiller.
— J'avoue, confesse Piaget. J'avais pourtant fait très attention. Je ne me doutais pas que tu te rendrais compte de ma petite visite. Je te félicite, vraiment.
— Je m'en cogne, de tes compliments. Tu me dois une explication.
— Comme tu veux, mais tu ne vas pas aimer.
Piaget se penche et tire de son sac un dossier cartonné vert qu'il jette sur la table.
« Tu te doutes bien que c'est une copie, précise-t-il. S'il m'arrive quoi que ce soit, mon supérieur en recevra un exemplaire. »
Désiré ne prend pas la peine de répondre et fait claquer les élastiques.
Les premières feuilles sont des impressions noir et blanc de photos prises chez Désiré. Il reconnaît le sol de son entrée, puis le lavabo de sa salle de bain. Sur le premier cliché, un masque noir opaque et une cagoule. Sur le deuxième, une liasse de billets et de la drogue dépassant de plusieurs paquets posés dans la vasque.
« Ça vaut rien, ça, balance Désiré en jetant négligemment les feuilles sur la table. Tu peux pas te servir de ces photos comme preuves, comme t'as fait une perquise illégale. T'avais même pas de mandat.
— On dit commission rogatoire, corrige Piaget. Mais je vois bien l'idée.
— Encore pire, à cause de ça tout ce qu'il y a dans ton dossier de merde, tu peux pas l'amener devant un juge. En plus, même en admettant que t'as vraiment trouvé ces trucs chez moi, y'a rien qui prouve que tu les as pas mis là toi-même.
— T'as raison, admet Piaget. Pour ce que ça vaut, je te jure que non. Disons qu'il y a un partout, la balle au centre. Fais-moi plaisir, regarde la suite. »
Le document suivant est une photo mal cadrée. On y voit deux hommes en pleine discussion devant une Mercedes foncée. Le cliché semble avoir été pris de nuit, et l'image est très bruitée, mais le premier homme ressemble à Youssef. Le deuxième porte de larges lunettes de soleil.
« Cette photo, explique Piaget, nous a été fournie par un indic qui a formellement identifié les individus. L'un se nomme Youssef Chabani, c'est le lieutenant d'un réseau de drogue des quartiers sud de Nancy. L'autre, c'est le cerveau, il se fait appeler Brahim.
— Je vois pas en quoi ça me concerne, rétorque Désiré.
— Je vais t'expliquer. Brahim a débarqué un jour dans la cité et a commencé à jouer au foot le soir avec les gosses. Il n'a pas de nom, pas d'adresse connue. Et malgré nos efforts pour le prendre en filature, il nous a toujours repérés. On sait pas où il habite. Il se déplace à moto, mais la plaque ne correspond à rien.
— Et alors ?
— C'est là que ça devient marrant. Cette moto, c'est la tienne.
— N'importe quoi, rit Désiré.
— Je trouve ça super marrant moi aussi. Tiens, on prend le pari. Je suis certain que le numéro sur ta carte grise ne colle pas avec celui de ta plaque. Pas la peine de me montrer, j'ai vérifié.
— Conneries, répond Désiré. Et ton soi-disant témoin, tu crois qu'il va m'identifier comme un dealer ? Tu rêves, sérieux. J'ai rien à voir avec ton affaire.
— Jette un œil à ce qui suit. »
Désiré baisse les yeux sur une photo d'identification criminelle. Un homme d'environ la trentaine, une tâche de naissance sous l'œil gauche, en parka à capuche, l'air pas franchement ravi de se faire tirer le portrait, se tient devant une échelle de mesure au commissariat. Son dossier le désigne comme Safi Mezrahi, un mètre soixante quinze, domicilié à Villeneuve-les-Nancy.
« C'est un ancien caïd de cité, renseigne Piaget. Il faisait tourner son petit business tranquille, pas grand chose d'exceptionnel, et se faisait pincer de temps en temps pour possession, mais on ne l'a jamais coincé pour traffic. Et une nuit, alors qu'il rentre chez lui, il se fait tabasser en plein au milieu des immeubles par un homme masqué. Les gens l'appellent l'Œil, à cause du dessin sur son masque et des tags qu'il pose sur son territoire. Bref, un putain de massacre. Tout le monde a été réveillé par le raffut, t'imagines bien, tout le monde a vu l'agresseur. Personne n'est intervenu pour défendre Mezrahi. Il a eu les deux genoux explosés, c'était il y a deux mois, il est toujours en maison de rééducation et les médecins ne sont pas certains qu'il remarchera un jour.
— Dur, concède Désiré.
— Quatre jours après l'agression, poursuit Piaget, Brahim se pointe comme une fleur et propose de fournir le réseau. On sait pas d'où vient la marchandise, mais lui dit pas la peine de s'en soucier. Il suffit de faire tourner le réseau, pas d'inquiétude pour l'approvisionnement. Ça discute un moment, et il finit par mettre en place un accord sur les bénéfices. Et de fait, tu vois venir le truc, il devient le cerveau du réseau. Évidemment ça plaît pas à tout le monde, mais le temps passe et on se rend bien compte que le petit système tourne nickel. Brahim fournit, il ne demande pas d'investissement en échange, et se contente juste de ramasser une grosse part des bénéfices.
— Bravo, tu m'as raconté une belle histoire, mais franchement je vois pas le rapport avec moi, prétend Désiré.
— J'y viens. Figure-toi que, coïncidence, l'Œil a éliminé ou mis hors d'état plusieurs autres réseaux assez importants dans la région. Ça crée une crise dans le marché. Je te fais pas un cours d'économie, forte demande, les prix augmentent. Et comme par hasard, le réseau de Brahim est pas inquiété. Forcément chez nous on est plusieurs à se dire sans pouvoir le prouver que Brahim et l'Œil travaillent ensemble. C'est obligé.
— Si tu veux.
— Maintenant, j'ai ma théorie. Avec tout ce que j'ai ramassé comme éléments, je suis certain de deux choses: Un, Brahim et l'Œil sont une seule et même personne. Deux, cette personne, c'est toi. »
Les derniers mots de Piaget tombent comme un couperet, laissant Désiré le souffle coupé. La poitrine comprimée dans un carcan de culpabilité, il sent une bouffée de chaleur s'échapper du col de son sweat tandis que le sang lui monte au visage.
« T'es un malade, sans déconner t'es fou, clame-t-il en haussant le ton. Je vais pas rester ici écouter tes conneries.
— Attends, reste assis, tente de le calmer Piaget. Je te montre un dernier document et je te laisse partir après. »
Désiré ne souhaite plus que sortir de cet enfer, cependant je parviens à lui faire entendre que nous devons savoir. Puisqu'il faut racler la fange de notre face obscure, plongeons jusqu'au fond, les bras, les coudes, les épaules, la tête dans la merde. Écoutons ce que ce flic veut nous révéler.
Désiré reprend place. Piaget lui tend une page pleine de lignes de comptes. Dans ses doigts tremblants, Désiré reconnaît un relevé de son compte bancaire sur les trois derniers mois. Certains mouvements ont été surlignés et annotés.
Des achats internet pour un arc de compétition en carbone, un masque à LEDs, un couteau de chasse, un rack de serveurs informatiques (mais merde, on l'avait annulée, cette commande). Du matériel disparate pour plusieurs milliers d'euros.
Des virements à l'étranger sur le compte d'une association culturelle non identifiée. Un total de près de dix mille euros.
De gros dépôts en cash, des sommes avoisinant les vingt-cinq mille.
« Alors ? demande Piaget d'une voix calme et tranquille. T'as une explication pour tout ça ? »
Désiré se voit pris au piège. Je perçois sa colère nous envahir, elle menace de nous engloutir. Désiré doit contre-attaquer.
« Tu sais quoi, j'ai rien à te dire, vomit-il le visage déformé par la rage. Y'a un truc que tu me dis pas, c'est que t'as aucune autorisation d'enquêter et voilà pourquoi t'as pénétré chez moi par effraction. Tu mènes ta petite enquête illégale dans ton coin, et donc t'as pas la moindre preuve. T'as que dalle. Pourquoi tu t'acharnes sur moi ? Je t'ai fait quoi pour que tu restes sur ma gueule ?
— Tu me reconnais vraiment pas ? s'étonne Piaget. T'as raison, je te surveille sur mon temps libre. Il y a trois ans, tu t'es fait arrêter en gare de Strasbourg. C'est moi qui t'ai interrogé. À l'époque, t'étais recherché pour disparition inquiétante. Tes parents s'étaient inquiétés de ton départ précipité, ils étaient sans nouvelles de toi depuis trois mois. À l'interrogatoire, tu n'as pas donné la moindre explication convaincante sur ce que tu avais fait tout ce temps, mais j'ai eu l'intuition que tu revenais tout droit de Syrie, d'Afghanistan, ou de je sais pas où. Pour moi, t'étais soit un terroriste, soit un passeur. »
Désiré écoute le refrain mais les mots se brouillent dans son esprit. Il les connaît par cœur. Ils sont la raison pour laquelle il a quitté - fui - Bobigny. Pourquoi faut-il que son passé revienne le hanter ? Lui qui manquait déjà de chavirer sous les accusations de Piaget se sent de plus en plus submergé par une vague de désespoir.
« Je n'étais que stagiaire, continue Piaget. Personne ne m'a pris au sérieux. Alors, je me suis tenu renseigné sur tes déplacements. Quand tu as déménagé à Nancy, j'ai demandé ma mut. Et je t'ai gardé à l'œil. »
Désiré se lève brusquement en faisant grincer sa chaise. À demi étouffé par la rage et la panique, il martèle la table du doigt.
« Tu me laisses tranquille maintenant. T'es un cinglé et c'est tout. Moi j'ai rien fait alors tu vas arrêter de me harceler, c'est compris ? »
Il tourne le dos et fait un pas vers la sortie. Tout le monde le regarde, visages blafards, bouche bée. Une mouche vole. Il fait volte-face et écarte les bras aussi théâtralement que possible.
« Tu vas faire quoi là ? Me flinguer devant tout le monde ? »
Des murmures de panique s'élèvent, une chaise ou deux grincent sur le carrelage.
« Je me casse et je veux plus jamais voir ta gueule. »
Un quart de fraction de seconde plus tard, la froideur glaciale de la nuit d'automne envahit ses poumons, sa vue se trouble alors qu'il file à toutes jambes à travers les rues de Nancy. Je ne sais pas par quel miracle il retrouve sa moto.
Tandis qu'il reprend son souffle, il se hasarde à sortir sa carte grise de son portefeuille, et il vient se placer derrière la moto.
AP376TC.
CE925GO.
Encore un poignard en plein ventre. Et la bile s'écoule à l'intérieur de lui. Je me vois nageant dans un océan de rancœur. Immergé jusqu'au cou dans la fange poisseuse du remords, la colère et l'injustice, je crois suffoquer. Et le niveau monte.
Quand je reviens à Désiré, il fonce à toute allure sur l'autoroute. La moto slalome entre les automobiles. Les lumières des lampadaires s'enchaînent en stroboscope, tranchant la nuit comme les lames dorées d'une justice implacable, lâchant leur flot d'accusations.
Lâche.
Dépressif.
Alcoolique.
Drogué.
Menteur.
Escroc.
Dealer.
Pyromane.
Assassin.
Est-ce que Désiré a senti la roue arrière chasser ? Il tente de déborder dans l'interfile. La trajectoire est un peu raide, il se penche dans la courbe. Puis tout bascule.
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Voilà, ce chapitre conclue un axe de l'histoire. J'espère ne pas vous avoir trop perdus. Dites-vous que s'il reste des zones d'ombre, c'est normal. Si des habitants de Nancy me lisent, je prie de n'avoir pas trop écorché votre chère ville. Et si vous trouvez des incohérences, ou des inexactitudes, n'hésitez pas à me les signaler. Google Maps m'aide beaucoup, mais rien ne vaut l'aide de quelqu'un qui connaît vraiment les lieux.
Du côté de l'intrigue, vous avez pu constater que le Lieutenant Clément Piaget est du genre tenace, et légèrement obsédé par le cas de Désiré. Mais après tout, il a de bonnes raisons. Évidemment, vous vous doutez bien qu'il n'est pas prêt de lâcher Désiré. J'espère que vous avez envie de savoir comment Désiré va se sortir de tous ces ennuis, et de découvrir ce qui lui arrive après sa fuite aveugle.
Pour la partie suivante de l'histoire, les chapitres auront des rimes en -ance.
Merci à mes quelques lecteurs pour leur soutien. J'ai plaisir à écrire pour vous tout autant que pour moi.
Garnath out
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