5. Assiduité
La semaine passe, et Désiré concentre tous ses efforts sur son travail. Je reste avec lui tout ce temps, veillant à ce qu'il reste attentif. Je sais qu'il a besoin de se réfugier dans sa routine et de ne pas trop se poser de questions, et j'espère que le train-train lui fera du bien. Plus d'affreux cauchemars, de couteaux ou de matraques, de meurtres et d'incendies. Toute la semaine, il essaye de se tenir à carreau. Il pointe à l'heure au boulot et part à la pêche aux compliments du chef. La tâche s'avère difficile, car Nadaud est avare de louanges, et il faut se satisfaire d'un simple hochement de tête. Désiré a beau enchaîner les heures sup et faire du zèle, au final il en retire l'impression de ne jamais donner assez.
Une semaine crevante s'achève enfin. Désiré s'est fait livrer dix grammes par son nouvel ami Youssef, mais sous la pression du boulot il consomme tout en quatre jours. Il se trouve donc obligé de commander en urgence. Un tiers de son salaire y passe, son compte est déjà dans le rouge, et nous ne sommes que le dix du mois.
Malgré tout, je me sens fier de lui, et je l'emplis à chaque instant de ce sentiment gratifiant. Je suis présent à chacun de ses gestes, veillant à ce qu'il ne se laisse pas endormir par la répétition de tâches mécaniques, qu'il ne souffre d'aucune absence, aucun blanc, aucun trou noir pendant tout ce temps. Avec beaucoup de volonté, nous pourrons régler ce problème de comportement, ou de mémoire, ou quoi que ce soit. C'est difficile, mais en unissant nos forces nous passerons le cap. Après tout, je suis pas cinglé, merde.
Il reste le problème du sommeil. Les nuits sont mauvaises, et bien que Désiré s'effondre sur son oreiller dès vingt-et-une heure et sombre immédiatement dans l'inconscience, il n'en tire pas de repos et se réveille péniblement chaque matin.
Nous sommes donc de nouveau lundi, il est onze heures et Désiré ouvre à peine les yeux. Il est complètement crevé et compte bien passer la journée à glander. Il écoute les allées et venues dans son immeuble. Tiens, l'ascenseur s'arrête à son étage. Les pas se rapprochent. La sonnerie. Putain, qui ça peut bien être ? Il se lève en catastrophe, enfile un t-shirt sale et se précipite pour ouvrir. Pourquoi y a du sable par terre ? Pas le temps de s'occuper de ça, il entrouvre sa porte.
« Bonjour, un colis pour M. N'Kanté.
— C'est moi.
— Tite signature, siouplé. »
Désiré cache sa surprise, mais ce colis est inattendu. On n'a rien commandé. Le carton pèse pas loin de trois kilos, et est assez volumineux. Dès que le livreur s'en va, Désiré dépose la boîte sur la table du salon. C'est un envoi en recommandé, le nom de l'expéditeur apparaît sur l'étiquette :
Précieuse N'KANTÉ
16 avenue Paul Éluard
93000 BOBIGNY
Mais pourquoi sa petite sœur lui expédie des trucs ? Bon, voyons le contenu. Couteau. Il se dirige vers la cuisine quand la sonnette retentit de nouveau. C'est qui encore ?
« Bonjour, monsieur. On est vos voisins du dessus, salue un homme grisonnant en chemise à carreaux à côté d'une dame d'un âge certain au chignon serré, en robe à motif floral.
— Les Klein, ajoute la dame.
— Bonjour, je peux vous aider ?
— Oui, c'est à propos du bruit.
— Quel bruit ? Je bosse toute la journée.
— Vous faites un peu trop de vacarme la nuit.
— Avec l'aspirateur, renchérit Mme Klein. Et la musique aussi. Il y a des heures convenables pour ça, vous savez.
— Ah bon. Vous savez je rentre du boulot assez tard, je suis désolé si je fais un peu de bruit, mais j'ai pas trop le choix. Je fais un peu de ménage cinq minutes de temps en temps, vous trouvez que j'abuse ?
— Euh non, c'est plus que cinq minutes. Alors vous voyez on est venus discuter avec vous pour trouver un accord.
— Et sinon on ira voir le syndic, s'écria soudain la dame.
— Bon, écoutez je veux bien vous promettre de faire plus attention, ça vous va ? fait Désiré un peu agacé, mais également soucieux d'accommoder les deux petits vieux.
— Ça vaudrait mieux, répond la vieille court-circuitant son mari. Viens Émile, on rentre. »
Désiré claque la porte, l'air incrédule. Ils ont fumé, les vieux. Il n'a pas passé l'aspirateur depuis des jours, et ne se souvient pas de la dernière fois qu'il a mis de la musique. Ça vient forcément de chez quelqu'un d'autre. Il tend l'oreille et entend le couple rentrer chez eux.
« Il ne manque pas de culot, celui-là, entame la vieille Klein.
— Au moins on aura fait l'effort de lui parler. Il ne pourra pas dire qu'on est malhonnêtes.
— La belle affaire ! Tu verras que rien ne va changer. Ces gens-là te disent une chose et puis ils en font une autre. Tu as vu comme c'est chez lui ?
— Ces Schwartz sont tous les mêmes. On n'en sera jamais débarrassés.
— Ils sont partout maintenant... »
Désiré n'a pas besoin d'en écouter davantage. Il avait presque pitié du mignon petit couple de retraités, mais la révélation que ce sont juste de gros connards racistes coupe court au début d'envie de leur épargner le moindre vacarme, même imaginaire. Ils iront se faire foutre.
Bon, à cause de ces deux blaireaux, il a perdu du temps et il voudrait faire les courses avant midi, pour être tranquille le reste de la journée. Le colis de Précieuse devra attendre. Il faut sortir pour remplir les placards.
Désiré va dans l'entrée pour prendre son blouson, et retrouve les petits grains de sable sur le sol. Il ouvre le placard, commence à décrocher le cintre, mais son mouvement reste figé. Au fond du placard, posé en vrac, se trouve l'attirail du parfait petit maçon. Truelles, seau, sacs de ciment, perfo. Et des petits morceaux de gravats. Voilà autre chose.
Il sent qu'il va perdre patience, mais respire un grand coup et décide de s'en tenir au plan initial: sortir maintenant et glander ensuite. La piste de petits grains de sable file jusqu'à l'ascenseur. Désiré retourne chercher un balais et efface la trace compromettante. Il ne veut même pas savoir ce qu'il se passe, tant que personne ne vient l'emmerder avec. Satisfait d'avoir effacé toute connexion avec cet élément incompréhensible, il rentre dans l'ascenseur. De nouveau des gravats. Un mot est scotché sur le miroir.
Nous rapelon a l'ensemble des occupant de l'immeuble qu'il est formailement interdi par le rêglement de propriétée de faire des travaux dans les garage et les parti commune.
Pas de signature. Le texte est entièrement rédigé en Comic Sans. Prenant note du bon goût et du courage de ses voisins, Désiré se lave les mains de cette accusation. Il n'a pas de garage, de toute façon.
L'air frais de novembre lui caresse la joue, comme pour l'enjoindre à oublier ses tracas. Le temps est couvert et froid, il commence à pleuvoir, mais l'eau qui tombe lui donne le sentiment agréable de le laver d'une couche de crasse. Il se laisse aller à fermer les yeux en tendant les bras, paumes vers le ciel.
Quand enfin il se met en route, il remarque immédiatement la Clio blanche garée de l'autre côté de la route. Cette fois c'en est trop. D'une démarche nerveuse, il s'approche du véhicule. Dans le rétroviseur, il reconnaît le conducteur, le paumé du Lidl, la semaine dernière. Il redouble le pas, mais le mec l'a déjà repéré. Il démarre en trombe.
« Qu'est-ce tu veux ? Tu t'en sortiras pas comme ça ! » hurle Désiré, mais ses mots se noient sous la pluie. Rageur, il tape du pied dans une flaque.
Il reprend son trajet vers le centre commercial, et n'a pas fait cent mètres que son regard est attiré par un nouveau détail. La façade blanche de l'immeuble le long de l'avenue a été taguée. Un œil, peint à la bombe rouge, l'iris rouge également.
***
Désiré ouvre la porte de son appartement et pose son sac de courses. Malgré son blouson, il est trempé. La pluie a redoublé sur le chemin du retour. Il range impatiemment ses emplettes et se pose enfin dans son salon devant le colis reçu ce matin. Délicatement, il ouvre le carton. C'est quoi ce bric-à-brac ? Il découvre des objets divers. La perplexité le laisse à ce point sans voix qu'il doit prendre le temps de se ressaisir, vérifier l'adresse du destinataire, et finalement procéder à un inventaire complet.
Un vieux smartphone, un badge de Burger King marqué "Jennifer", une paire de lunettes de soleil, et deux gros livres, dont un apparemment très ancien. La couverture semble faite de cuir, et malgré son âge avancé on peut toujours lire le titre embossé: navod v myslivecku. La reliure craque lorsqu'il ouvre le volume, mais à sa grande déception les pages sont toutes marron, l'écriture à peine perceptible, illisible.
Sans raison particulière, il revient sur les lunettes. Elles ressemblent à n'importe quelle paire de lunettes de soleil. Elles sont d'une telle banalité qu'on ne saurait pas dire si elles ont été dessinées pour homme ou femme. Il n'y a même pas de marque, juste un trait métallique au coin de chaque verre. Pourtant, ces lunettes lui paraissent étrangement familières. Il les tourne entre ses mains, et soudain un éclat de lumière vient frapper l'angle de la monture noire. Il revoit alors un éclair de souvenir, un éclat de soleil aveuglant se reflétant sur la monture. Une voix de femme résonne, douce, pleine d'espoir et de résolution:
Už se nebudu bát a už nebudu plakat.
Nous comprenons ces mots, Désiré et moi: Je n'aurai plus peur et je ne pleurerai plus.
Putain, il faut qu'il en sache plus. Il attrape son téléphone et appelle Précieuse. Elle décroche immédiatement et ne lui laisse pas le temps de se présenter.
« Ouaich Didi, ça va ou quoi ?
— Salut Press, répond Désiré, renonçant pour l'instant à convaincre sa sœur de ne plus utiliser ce surnom ridicule.
— Tu veux encore un truc ? Ça fait deux fois que tu m'appelles en genre une semaine. T'es pas bien ou quoi ?
— Je t'appelle à propos de ça. J'ai reçu ton colis.
— Ah ouais justement, tu sais combien ça coûte d'envoyer un paquet comme ça ? Tu vas me rembourser, hein. Moi j'ai pas un boulot comme toi.
— T'inquiète, on verra ça. Pourquoi tu m'as envoyé ces affaires ? Tu les as trouvées où d'abord ?
— Ouaich t'as fumé, c'est toi qui m'as demandé.
— Non, j'essaie de me souvenir d'un truc, fait-il d'un ton hésitant tout en se demandant comment ne pas inquiéter sa petite sœur, et par extension ses parents. Je t'ai appelée quand ?
— Mardi dernier, en pleine nuit. M'en foutais, je dormais pas.
— Je t'ai dit quoi ?
— T'étais zarbi. T'avais une voix trop chelou, genre toute mielleuse, tu m'appelais ta chère Précieuse. T'étais bourré ou t'avais fumé ?
— S'te plaît, vaut mieux pas que tu saches. Je voulais quoi ?
— T'as insisté pour que je descende dans la cave pour aller chercher des affaires dans les cartons que t'as laissés ici quand t'as déménagé. Je t'ai dit ouaich t'es malade, moi je descends pas dans les caves en pleine nuit, je suis pas folle. Mais t'as vachement insisté et tu m'as fait des promesses alors j'y suis allée, sans réveiller les parents. Et t'as pas voulu raccrocher, je t'ai mis sur haut-parleur, et tu m'as indiqué exactement où chercher les trucs, et tu m'as fait promettre de te les envoyer.
— Et ensuite ?
— Ensuite, t'as raccroché.
— Ok, merci. Bon tu dis rien aux parents, d'accord ?
— Ouais, mais toi t'oublies pas ce que tu m'as promis en échange.
— Ce que je t'ai...
— Fais pas comme si t'as oublié, sinon je vais dire aux parents que tu fumes du shit.
— Non non, j'ai pas oublié. Dis-moi juste ce que je t'ai promis.
— Deux places pour le concert de Keen'V en janvier.
— Pfff, Keen'V ! C'est trop moisi.
— Discute pas, t'as juré.
— D'accord. Je t'enverrai ça. »
Désiré raccroche et soupire de frustration. Il faut qu'il en ait le cœur net. Il ouvre le journal d'appels de son téléphone. Mercredi à une heure douze, un appel de quarante six minutes à Précieuse N'Kanté.
Bon, c'est officiel. Je suis cinglé.
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Je publie un tout petit peu en avance cette semaine. Les prochains chapitres avancent bien, je vous y réserve encore des surprises. Dans ce chapitre, vous avez eu lu confirmation que Désiré a de gros soucis dans sa tête. Mais n'oubliez pas que ceci est un roman fantastique. Je n'en dis pas plus... Bonne lecture, et comme d'habitude: 👇⭐
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