40. Épilogue

Ce matin, le chef Éric Nadaud ouvrira son restaurant comme à l'accoutumée, à huit heures trente précise. Fidèle à son habitude, il enfilera sa veste étoilée dans les vestiaires, puis s'arrêtera un instant dans la cuisine pour vérifier l'état des postes de travail, et se féliciter de la rigueur de sa brigade. Satisfait de son constat, il se laissera bercer quelques secondes par le ronronnement de la chambre froide et le grésillement des néons. Enfin, il traînera les pieds jusqu'à son bureau pour s'atteler à sa pire corvée, la paperasse. Il fermera la porte, passera une main lasse dans ses cheveux blancs clairsemés, puis découvrira devant l'ordinateur le panier tressé au couvercle fermé. Sous ses lunettes de lecture, j'aurai déposé la lettre qui suit.

« Chef Nadaud,

Je m'appelle Désiré N'Kanté, j'ai été saucier dans votre brigade. Vous vous souvenez de moi, j'espère.

Peu avant mon départ, ou je devrais plutôt dire ma disparition, vous m'aviez lancé un défi. Certes, le délai d'un mois est largement dépassé, mais j'ai récemment pris la résolution de faire amende honorable et de tenir tous mes engagements. Vous vouliez que je crée pour vous un plat de poisson où la sauce serait l'élément majeur. Mon plat est dans le panier. Bon appétit.

Avant que vous ne goûtiez à ma création, si toutefois vous y consentez, je vous dois quelques explications. Il s'agit d'un filet de requin des sables, cuit en marinade de vinaigre d'algues et de lait de coco fermenté, agrémenté de riz collant aux suprêmes d'agrumes. Ce plat consistait l'essentiel de notre alimentation, durant le long séjour de noces que ma fiancée et moi avons passé dans un atoll paradisiaque.

Nous sommes devenus experts dans la récolte des nombreuses ressources que nous offraient la mer et les différentes îles que nous avons visitées. La pêche au harpon n'a plus de secret pour moi, et je sais reconnaître les variétés de fruits et de plantes comestibles. De longs mois se sont écoulés sans que nous ne ressentions le besoin de nous habiller, de rechercher la civilisation, ou une autre compagnie que la nôtre. Une simple paillasse et un feu de camp suffisaient à notre bonheur.

J'espère avoir mis un peu de ce bonheur simple dans la confection de ce plat. Je dois cependant vous mettre en garde. Les goûts et les sensations que vous éprouverez à la dégustation ne dureront pas. Vous constaterez que vos souvenirs s'estomperont assez rapidement. Cette disparition vous obsédera. Vous vous raccrocherez de toutes vos forces à la moindre bribe de ce goût, aux plus fugace des arômes.

Pour votre bien, je vous implore de suivre mon conseil : laissez le souvenir s'envoler. Il ne serait pas raisonnable de vous mettre dans tous vos états pour un simple plat de poisson. Et je vous rassure, ce phénomène n'a aucun rapport avec vos capacités mentales. Cette lettre atteste que vous n'êtes ni fou, ni sénile. Certaines choses sont tout bonnement vouées à disparaître. J'en ai fait l'amère expérience, au sujet de la femme que j'aime et qui partage aujourd'hui ma vie.

Simplement, je ne pouvais me résoudre à la laisser partir, et mon obstination a bien failli me briser. Vous avez d'ailleurs été témoin de quelques signes avant-coureurs de ma déchéance, je vous prie de m'excuser de vous avoir infligé un spectacle si déplorable. Jen me signale à juste titre que j'ai bien fait de ne pas abandonner, sans quoi elle aurait sombré dans l'oubli, et plus la moindre trace de son passage sur cette Terre ne subsisterait aujourd'hui.

Certes. Cette femme est la voix de la sagesse, et je suis à l'heure où je vous écris le plus heureux des hommes. Cependant, je ne souhaite à personne de traverser ce que j'ai vécu.

Je vous offre néanmoins de connaître, fugacement, une petite part de la plénitude et de la misère qui m'ont habité, tour à tour, durant cette difficile période de ma vie où je me suis égaré puis retrouvé.

J'ose espérer que cette expérience vous aidera à mieux comprendre mon point de vue sur le monde et la vie en général.

Jen et moi souhaitons à présent nous installer dans la région. Je nourris le projet d'ouvrir mon propre restaurant, où je souhaite faire profiter mes clients de l'expérience que j'ai acquise dans des cuisines très diverses, et pour le moins exotiques. Je ne doute pas de parvenir à convaincre une banque de m'accorder sa confiance, et il me faudra ensuite recruter une brigade qui saura faire honneur à votre enseignement.

Si mon plat vous séduit, je serai honoré de vous recevoir dans mon modeste établissement, dès que nous en aurons ouvert les portes. Soyez certain que Jen et moi vous ferons un bon accueil.

Je ne saurais comment mieux vous exprimer ma gratitude, pour votre patience et vos conseils à mon égard.

Avec tous mes remerciements,

Bien cordialement,

Désiré N'Kanté »

— FIN —

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