4. Nécessité

« ...ienvenue on est encore là jusqu'à neuf heures dans le Morning y'aura les infos et la météo dans cinq minutes toute l'équipe est là pour vous accompagner ça va tout le monde mais tout de suite on éc... »

La radio réveille Désiré en sursaut. L'angoisse lui saisit l'estomac, lui ouvrant grand les yeux. Pourvu qu'on soit mardi. Il se lève en sursaut, éteint son radio réveil, et vérifie fébrilement sur son téléphone. Le soulagement, on est bien mardi, et il est huit heures. Désiré doit être au boulot à dix heures. Il s'affale dans un soupir. Et la gueule de bois se rappelle à son souvenir. La nausée et la migraine, à se taper la tête contre le mur. Il cherche à tâtons les deux bouteilles de rhum vides qui devraient se trouver au pied du lit. Elles n'y sont pas.

L'appartement a été rangé. Le lino balayé et la serpillière passée. Plus le moindre emballage de sucrerie, plus de tâche non identifiée. Le parfum frais du détergent flotte dans l'air. Il se lève et trouve la cuisine nettoyée, la poubelle vidée. Dans sa chambre, son linge est propre, rangé dans l'armoire. C'est moi qui... ? Balayant son chez-lui d'un regard perdu, il repère un post-it collé sur la table du séjour. Un mot y est écrit: Meluji te. Ça veut dire quoi ? On dirait un peu son écriture, mais couchée étrangement. Je comprends ces mots affectueux, mais Désiré n'a pas le temps et est bien trop préoccupé pour élucider ce mystère. S'il prenait une minute pour y penser, il saurait comme moi l'affection de ce message. Cependant, il ressent surtout le besoin urgent d'un remontant pour assurer la longue journée de boulot. Il passe un petit coup de fil à son dealer, en se faisant un bon café.

« Ouais c'est qui ?

- Désiré, mec. Faut que tu me livres ce matin, y'a moyen ?

- Ça va pas être possible.

- Attends je te jure que j'ai le cash, je te paie direct.

- Non, c'est pas toi le problème. On a genre un petit souci d'approvisionnement. On peut pas te livrer.

- Tu vas pas me casser les couilles, dit Désiré en montant d'un ton. J'ai trop besoin maintenant, là. Vas-y passe-moi ton boss.

- C'est un peu ça le souci, mec. Je peux pas te passer mon boss. Il s'est fait niquer.

- Attends, c'était lui le gars dans le journal qui s'est fait planter ?

- Ouais, c'était lui. On va s'occuper des hegouns qu'ont fait ça, c'est la guerre. Écoute, je te... »

Désiré raccroche. De rage, il fracasse la cafetière sur le sol. La panique monte, et envahit ses pensées. Une journée entière de boulot au resto sans un rail de coke, c'est impossible à gérer. Du calme, il doit forcément y avoir une solution. Il se force à appuyer les mains sur la table et à regarder les carreaux blancs et jaunes sur le mur, en tentant de ralentir le rythme effréné de son cœur. Son ulcère le lance soudain et lui arrache une grimace de douleur. Reprenant péniblement son souffle, il ouvre le placard de l'entrée, enfile son blouson tout neuf et ses bottes et descend prendre sa moto. S'il faut vendre un rein pour toucher un gramme, il le fera. S'il faut tuer, il y est prêt.

***

Désiré tourne depuis un moment dans les quartiers sud. Le soleil se lève à peine, ça caille sévère. Le patelin s'appelle Laneuville-Devant-Nancy. Autant dire le trou du cul de la banlieue. Il passe Rue du Général Leclerc, un large boulevard non loin de l'autoroute, toujours en-dessous de quarante kilomètres heure, parcourant du regard les trottoirs et les allées. Les automobilistes pestent contre lui, et il se fait insulter deux ou trois fois, pourtant il ralentit encore en dépassant un ensemble d'immeubles. Une cité adossée au canal. Sept bâtiments carrés, de quatre ou cinq étages, avec un terrain de jeu au milieu. Enfin, il repère un gamin qui fait le guet. Il met le clignotant, se range sur le côté, monte sur le trottoir et déplie la béquille. Le môme le toise d'un air suspicieux. Enlevant son casque, Désiré s'approche. Le gosse a peut-être douze ans, maximum treize, mais il se tient assis les genoux écartés, machouillant du réglisse avec un regard de cowboy, comme si tout le quartier lui appartenait. Il tapote du talon sur le trottoir, emmitouflé dans sa grosse parka, la capuche sur la tête. Désiré remarque la morve qui pointe à son nez, mais il se moque bien de la santé de ce mioche, et va droit au but.

« Y'a des produits ?

- Clair, pélo. Y'a tout ici, c'est la tess. Tu veux quoi ? Du shit ?

- Non, coke.

- T'es nouveau.

- Ouais, ça fait quoi ?

- Brahim veut voir tous les nouveaux. On vend rien sinon.

- C'est qui Brahim ? Ton boss ?

- Je l'ai jamais vu, mais ouais c'est le boss. Tu rentres là dans le bloc, y'a un cousin qui te dira où aller. »

Tout au bout du doigt du gamin, Désiré voit l'entrée. Même sans l'indication, il l'aurait trouvée. C'est la plus pourrie de toutes, une fissure court jusqu'au deuxième balcon, et plusieurs couches de tags à la bombe et au feutre décorent harmonieusement la façade. Désiré se retourne vers le mioche.

« T'es pas censé être à l'école, plutôt que de te les peler dehors ?

- Ma mère est au boulot, fait le gosse en haussant les épaules. Et j'suis exclu trois jours.

- T'as fait quoi ?

- J'ai tapé un sixième.

- Et tes parents... Oh et puis laisse tomber. »

Désiré fait volte-face et coupe à travers la pelouse givrée. Soudain, un sentiment de malaise m'envahit et la vision s'obscurcit. Le même lieu, en un autre temps. Les immeubles autour de moi sont enveloppés dans la nuit noire, mais mes pieds avancent dans un halo rouge. Un homme est à terre, haletant. Il tente de se relever, je le saisis par le col et le plaque contre un réverbère. Il tente de se défendre, m'envoie un crochet dans les côtes, que j'encaisse en me protégeant de mon coude gauche, bien collé au corps. De ma main droite, je lui saisis la gorge et je serre. Il se débat, frénétiquement. Je vois la panique dans son regard. Je lâche subitement mon étreinte et il s'effondre à terre. Je me penche, fouille dans son blouson et en retire un paquet entouré de scotch. Il tente vainement de m'en empêcher d'un geste pathétique. Satisfait, je glisse mon butin dans ma poche intérieure et pose ma botte sur son cou. Je sors la matraque télescopique et la déplie d'un coup de poignet. Je baisse les yeux vers lui. Il ne voit que mon masque, et l'horreur s'exprime sur son visage. Alors, sans un mot, je me décale vers ses jambes, vise son genou et je frappe.

Désiré revient à lui, appuyé contre le poteau, le corps tout entier couvert de sueur froide, le souffle court. La tête tourne. Il entend le gamin au téléphone.

« Ouaich, le gadjo il arrive mais il tape une crise contre un poteau. C'est un hmar, wallah.

- Non mais ça va, rassure Désiré. Tout va bien. J'arrive. »

Il se ressaisit et respire un grand coup. L'air frais du matin se mélange à une sale odeur qui lui fait reprendre ses esprits. À mesure qu'il s'approche, elle s'amplifie, et lorsqu'il franchit la porte ouverte de l'allée, la puanteur le frappe de plein fouet. Un mélange nauséabond de pisse, de tabac froid et de fast food, avec une lointaine touche de détergent à la javel. Il franchit le seuil, et se retrouve immédiatement accueilli, pour ne pas dire intercepté, par deux jeunes assis dans la cage d'escaliers.

« Selem le kehlouch. Tu... Oh euh pardon. Euh... C'est vous le client ?

- Ben ouais c'est moi.

- Vous êtes le... client. Okay, hamdoullah, par ici monsieur. »

Ils lui indiquent l'ascenseur. Désiré se sent soudain un peu inquiet, les deux types ont une attitude bizarre. Mais il ne va pas abandonner maintenant, il lui faut son rail. Il dépasse les boîtes aux lettres dont la plupart sont rayées ou défoncées, et entre dans la cabine exiguë. Ça sent à plein nez le cannabis et les poubelles. La porte se referme, mais il n'a pas le temps d'appuyer, quelqu'un plus haut presse le bouton. La cabine s'élève en tremblant dans un crissement inquiétant jusqu'au cinquième et dernier étage.

Le mec qui ouvre la porte arbore une barbe fine rasée de près, une casquette blanche Adidas, une paire de Nike et un survêt rouge. Il attrape Désiré par l'épaule et commence à l'emmener dans le couloir.

« Selem, chef. Ça va hamdoullah ? Viens faut que je te parle. Y'a un tipeu qui fait sa poucav. Il s'est fait embarquer au comico. On va le choper à la sortie dans ma gova. Tu viens ou c'est comment ?

- Woh doucement, moi je suis juste le client.

- Le... Client ? Aaaah ouais, le client. Bienvenue monsieur. Par ici, suivez-moi. »

Mais qu'est-ce qui tourne pas rond avec ces cons ? Ils sont tous camés ou quoi ? Le mec change de direction et guide Désiré à la porte d'un appartement. En entrant, Désiré remarque la quasi-absence d'ameublement. Il passe devant une chambre vide et une cuisine en formica sans table ni chaises, l'écho de ses pas résonnant entre les murs nus, et se fait installer sur un canapé dans le séjour. La pièce est lumineuse et relativement aménagée. Canapé et fauteuil assortis, table basse, cadres décoratifs au mur. Pas de rideaux à la fenêtre. Son hôte lui verse un coca dans un verre sur la table.

« Euh c'est quoi ton blaze ?

- Désiré.

- Tu vas tester le matos. Qu'est-ce tu prends ? Ecsta ? Héro ?

- Coke.

- Pas de problème, on a ça. Relax, je te prépare la marchandise. Tu sniffes ?

- Ouais. »

Un silence pesant s'installe pendant que le mec part en cuisine. On n'entend même pas le ronronnement d'un réfrigérateur. Désiré se tapote les genoux et sifflote, le regard alerte. Un truc cloche. Sans même se rapprocher, il remarque le trou dans le tableau au mur qui donne sur l'appartement d'à côté. Un œil brun se fait bousculer par un autre. Quelqu'un l'observe. Des chuchotements lui parviennent:

« Wallah c'est lui.

- Ferme ta gueule. »

Désiré se râcle la gorge, et engage la conversation avec son hôte en cuisine.

« C'est pas toi le boss, alors ?

- Euh... Non c'est pas moi. C'est Brahim le boss.

- Et si je suis clean aujourd'hui, il va m'approuver, ton boss ? Je serai plus obligé de monter ?

- Le boss va... T'inquiète Inch'Allah le boss va t'approuver. On pourra te livrer quand tu veux, mec. On traite bien les clients. »

Il revient avec le sachet sur un plateau, et le dépose sur la table basse. Désiré fait le rail et sniffe. Aaah putain le soulagement. Il sent son corps se raidir, les larmes lui monter aux yeux, son cerveau s'enflammer. Tous les muscles de son corps se contractent et ses articulations craquent, des vertèbres aux mollets. Il retombe sur le canapé, l'air détendu, et savoure ce regain d'énergie dont il se sent déborder. Plus de migraine, plus d'estomac en feu, plus de jambes lourdes, plus de poids accablant sur les épaules. Il pourrait conquérir le monde. Sans ouvrir les yeux, il s'adresse au type, resté tout ce temps silencieux sur le fauteuil en face.

« Tu me files ton numéro ?

- Ouaich mon frère. Je m'appelle Youssef. N'importe quelle heure, tu m'appelles, t'es livré.

- Génial. Je te dois quoi ? fait Désiré en tendant la main vers la poche de son blouson.

- Rien la première fois, mon frère. Et prends un petit échantillon bonus, répond Youssef. Il lui serre la main, au creux de la paume un petit sachet dont Désiré se saisit, puis met son poing sur le cœur.

- Merci. Bon, faut que j'y aille. J'ai un boss, moi aussi.

- Hahaha. Très drôle. Azy je te raccompagne. »

En remontant sur sa moto, Désiré ne peut se défaire du sentiment étrange que rien ne s'est passé normalement. C'est alors que son regard est attiré par un tag sur un mur près de l'allée, à moitié recouvert mais encore bien visible. Un œil rouge, comme injecté de sang, peint à la bombe. Rien à foutre, il est neuf heures vingt, il a une journée de boulot à se taper.

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Salut à vous mes fidèles lecteurs ! [le vent souffle un buisson séché en travers de la salle vide] Vous êtes super.
Quand ce roman cartonnera sur Wattpad, je regretterai d'avoir écrit ces mots. Mais pour l'instant j'écris pour moi. Et pour FalsePerson8 qui est ma seule lectrice et qui est géniale. Bref, ce chapitre est accompagné d'un bonus dictionnaire pour vous aider à comprendre les dialogues. Gagner un dico, ça fait trop pourri, genre t'as gagné à un jeu télé moisi. Je tâcherai de vous avoir des pin's la prochaine fois. J'espère que les aventures de Désiré vous plaisent, alors comme d'habitude laissez-moi un petit commentaire, et n'hésitez pas à faire briller la petite étoile...

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