38. Elle
Le crissement du gravier sous mes semelles. Le sentier recouvert de petits cailloux blancs réguliers suit un arc élégant entre marronniers et sapins.
Au loin, sur ma gauche, s'élève la façade austère d'un bâtiment classique, aux pentes de toit percées de lucarnes aveugles. Les frontons et menuiseries aux formes dépouillées, les soubassements bordés de haies et de parterres de rosiers, traduisent un sobre prestige passé.
Une senteur de buis en bourgeons flotte dans tout le parc. Quelques nuages gris flottent à la dérive dans un morne ciel de mi-saison, et cachent un soleil encore trop jeune.
Je reconnais la personne assise en bordure du chemin, et qui m'observe d'un œil attentif. Les longs cheveux poivre et sel, attachés en une queue de cheval purement fonctionnelle, encadrent un visage aux traits fatigués, mais dont les yeux bleu gris n'ont rien perdu de leur acuité. Son insistance à porter une blouse blanche trahit son inaltérable volonté de se réclamer d'une science qui la place à part du commun des mortels.
Je m'immobilise à bonne distance.
« Docteur... la salué-je.
- Bonjour, Désiré. Je suis heureuse de vous voir en état de communiquer. Venez donc vous asseoir à côté de moi. L'occasion me semble idéale pour avoir une conversation. »
J'hésite.
« Vous pourriez m'obliger, de toute façon.
- Que me racontez-vous là ? En tant que votre thérapeute, je n'ai pas le droit d'enfreindre votre libre-arbitre.
- Comme si ça l'avait jamais arrêtée. » soufflé-je entre mes dents.
Je réduis la distance à pas mesurés, puis prends place sur le banc de pierre, flanqué de buissons taillés en topiaires sphériques.
« Je croyais vous avoir...
- Fait du mal ? J'ai certes manqué de jugement l'autre jour, dans l'église. » Elle porte une main nerveuse à son cou, puis tourne le regard vers le bâtiment principal de la clinique, où quatre infirmiers de forte carrure fument leur cigarette et nous épient du coin de l'œil. « Je ne referai pas la même erreur. Je demeure votre médecin, et vous mon patient. Il ne saurait y avoir de rancune entre nous. Je reste convaincue que c'est votre psychose qui a parlé ce jour-là. Et tout cela est du passé. Je m'interroge davantage au sujet de votre comportement de ces derniers jours. Vous voulez bien en discuter ?
- Si ça vous fait plaisir, doc.
- S'il-vous-plaît. Votre attitude a beaucoup changé, depuis votre retour du tribunal. Il y a eu votre témoignage devant le juge, que j'ai trouvé fort éloquent. La Cour a apprécié vos aveux, et cette soudaine prise de responsabilité a penché dans la balance. Vous vous en tirez à très bon compte, si on considère... » elle s'interrompt un instant pour avaler sa salive et se racler la gorge. «... les charges retenues contre vous. L'internement est une sanction beaucoup plus clémente que l'incarcération qui vous attendait si vous aviez été déclaré sain d'esprit.»
- Si vous le dites.
- Mais l'auto-mutilation... » Du regard, elle désigne mon avant-bras gauche enveloppé dans un épais bandage. « Et cette nouvelle manie de tourner en rond dans le parc à longueur de journée. Vous voulez bien m'expliquer ?
- Je vais vous décevoir, doc, mais il n'y a rien de bien nouveau. Je cherche Jen.
- Je comprends. Elle aura été ma plus grande erreur dans votre cas. Je m'excuse d'avoir insinué que cette femme n'existe pas, de l'avoir prise pour une de vos personnalités. C'est ce qui a causé la crise de violence. Vous ne pouviez pas supporter d'entendre ce dont vous étiez convaincu qu'il s'agissait d'un mensonge. Car j'avais tort. Jen existe bel et bien. »
Mon visage s'illumine à la mention de cette vérité, que je désespérais d'entendre d'une autre voix que la mienne.
« Vous l'avez trouvée ? Où est-ce qu'elle est ?
- Je ne l'ai pas vue en personne, mais elle a appelé quand elle a vu les articles à votre sujet dans la presse. Elle m'a tout longuement raconté au téléphone. »
Le docteur Bazin entreprend alors de me conter le récit d'une histoire qui m'appartient, et qui refait peu à peu surface, depuis les profondeurs d'un sombre lac souterrain gelé, dont la surface se brise sous les coups de butoir de cette impitoyable vérité nue.
Je rencontrai Jen durant un voyage en Europe de l'Est. Le coup de foudre entre nous fut instantané, la relation qui nous lia fut celle d'un amour profond et sincère, un lien évident et indestructible entre deux âmes qui se cherchaient. Malgré l'obstacle de la langue, nous parvînmes tant bien que mal à communiquer, et prîmes la décision conjointe de nous installer en France. J'organisai donc l'entrée illégale de Jen sur le sol français. Nous fûmes arrêtés, mais les autorités nous autorisèrent à rester sur le territoire, à condition que Jen régularise sa situation.
Les premiers temps s'avérèrent difficiles. Je trouvai un emploi dans un restaurant non loin de Bobigny, tandis que Jen tentait d'apprendre le français. Mon maigre salaire ne nous permettait guère de luxe, et nous dûmes compter sur l'aide financière et l'hospitalité de mes pauvres parents.
À force de persévérance, Jen finit par décrocher un petit boulot au black. Nos finances s'en trouvèrent améliorées, et nous permirent enfin d'emménager dans notre petit chez-nous. Nous étions également débarrassés du poids de la dépendance envers ma famille, qui avait déjà beaucoup donné pour nous soutenir.
Nous fûmes heureux, quelque temps. Nous apprîmes à nous contenter de ce que la vie nous offrait, et à savourer les instant simples passés ensemble. Toutefois, le travail prit une place démesurée dans nos vies. Je ne comptais pas mes heures en cuisine, et Jen ne ménageait pas ses efforts pour gravir les échelons et gagner le respect de ses collègues. Nos horaires décallés ne nous offraient que peu d'occasions de nous retrouver. Notre relation en souffrit.
C'est ainsi que, de rendez-vous manqués en crises de mauvaise humeur, la flamme de notre histoire s'étouffa. Elle se levait à l'aube, je rentrais à des heures indues. Il n'en fallut pas plus pour que s'installe entre nous une rancune stérile doublée de jalousies infondées. La fatigue et le manque de sommeil firent le reste.
Quand est-elle partie ? Je ne remarquai pas immédiatement sa disparition, accaparé comme je l'étais par mes exigences professionnelles grandissantes. Lorsqu'enfin j'en pris conscience, la nouvelle me laissa sans voix, désemparé, dans une détresse inerte. Qu'avais-je fait de si terrible ? Avais-je commis un crime ? Comment m'excuser, pour quel motif, et par quel moyen, puisqu'elle s'était tout bonnement volatilisée ?
L'incompréhension posa les premiers jalons de ma folie, et mon déménagement de Bobigny vers Nancy n'y changea rien. Bien au contraire, la perte de repères précipita ma chute.
De son côté, Jen refit sa vie. Elle parvint à bout des interminables démarches administratives et obtint la nationalité française. Forte de la régularisation de son statut, elle fit valoir son droit à la formation et suivit des cours du soir. Un an plus tard, elle parvint à convaincre une banque de lui faire confiance, et finança ainsi la création de son entreprise d'import-export de produits d'épicerie fine exotique.
Aujourd'hui, sa vie est stable. Elle a fait des rencontres, d'autres hommes, mais n'a plus jamais connu l'amour. Rien en tout cas de comparable à ce qui nous unissait autrefois. Cela lui convient. Elle a trouvé son équilibre, et ne souhaite pas réveiller les démons du passé. L'article sur mon évasion de l'hôpital lui a littéralement sauté au visage, et a remué en elle des sentiments qu'elle préfère laisser disparaître. Elle s'en est longuement expliquée auprès du docteur Bazin, avec l'assurance que ce coup de fil resterait sa seule et unique entorse à sa tranquilité durement gagnée. Elle insiste. Ce temps est révolu.
Je garde longuement le silence et laisse les oiseaux meubler la quiétude de cette fin d'après-midi.
« Je vois.
- Je suis sincèrement désolée pour vous, enchaîne la toubib. Pour ce que ça vaut, vous aviez raison. J'aurais dû le comprendre plus tôt. Mais nous connaissons à présent l'origine de votre psychose. Cela représente un espoir de guérison, vous ne trouvez pas ?
- Peut-être, concédé-je sans enthousiasme. Docteur, qu'est-ce que ça signifie, quand un fou rêve qu'il perd la raison ? »
Elle me fixe d'un air interloqué avant de répondre.
« C'est peut-être le signe qu'il n'est pas aussi fou qu'on le croit. »
Je me lève et inspire profondément l'air vibrant de ce printemps qui éclot.
« Merci, doc. Pour tout.
- Où allez vous ? »
Je me tourne vers le chemin et reprends la marche.
« Il reste une réalité que je veux explorer. »
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Bonsoir à tou.te.s
Voilà un chapitre bien court, comparé à ce que j'ai publié récemment. J'aurais pu enchaîner, mais je voulais vous laisser sur ce retournement de situation.
Cet épisode nous renvoie au chapitre 21, où Bazin confronte Désiré dans l'église. Elle l'a pourtant prévenu, sa pathologie cause de gros délires hallucinatoires. Vous aviez remarqué que c'est juste après la scène de l'église que tout est parti en vrille ?
Il y a donc une réalité où Désiré est un vrai malade mental qui se tape des films dans sa tête. 🤪 Mais je vous rassure, il est encore sur la Marelle. En reprenant le sentier, il poursuit l'Ascension.
Le prochain chapitre sera plein de castagne. C'est l'heure de la grosse baston finale. 💥💪
Je m'y colle rapidement. En attendant, faites briller la petite étoile. 😉👇⭐
Garnath out
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