37. Marelle
Totalement pris au dépourvu par cette intervention inopinée, je me fige instantanément. Je dois rêver. Tous mes sens me disent qu'il n'y a pas une âme qui vive à des centaines de mètres à la ronde. Le long crissement des insectes dans la plaine, la douce plainte du vent tiède, sont mes seuls compagnons. Je secoue la tête et avise le début de la ligne luisante juste devant mon pied.
« Il faut vraiment qu'on parle. »
La voix a surgi tout près de moi. Je sursaute, mon cœur s'emballe, et je m'accroche à une branche basse de l'arbre rabougri pour ne pas perdre l'équilibre.
« Qui est là ? demandé-je d'une voix méfiante. Montrez-vous.
— Je suis devant toi. N'aie pas peur, assieds-toi et discutons un peu. Il y a si longtemps que je n'ai pas eu de compagnie. »
Je me laisse descendre le long de l'écorce et m'installe entre deux racines, au pied du tronc rugueux.
« Je ne vous vois pas. Comment est-ce possible ?
— Voilà qui est étonnant. Moi qui n'ai pas d'yeux, je te discerne très clairement. Parfois, nous cherchons loin de nous ce qui se trouve bien en évidence. »
La voix semble provenir d'un orifice au sommet d'une branche cassée. Je laisse échapper la seule pensée qui me vienne :
« L'arbre ?
— Celui-là même. L'Enfant du vénérable pilier des mondes, bouture de la Sagesse Primordiale, qui fut planté en ce lieu au commencement du Temps, dont les racines enserrent le cœur de la Terre. Mais tu peux m'appeler Ygg. »
Je reste sceptique face à cette succession de titres ronflants auto-décernés. Pour ce que j'en sais, l'individu qui me parle pourrait tout aussi bien être une gerbille mégalomane à la voix grave, cachée dans un tronc creux.
« Pour un pilier du monde, tu ne paies pas de mine, Ygg.
— Et tu es bien peu perspicace, pour un homme qui a fait un si long chemin. Ne vois-tu donc rien de plus qu'un vieil arbre desséché ?
— Disons que tu me demandes un léger effort d'imagination.
— Nous nous ressemblons, en surface. Quand je sonde ton être, je sens un homme vidé de sa substance, au corps torturé et brisé. Pourtant, il demeure au fond de toi une étincelle qui te maintient en vie. Elle t'a porté jusqu'ici, bien au-delà des limites de la résistance de ton corps et de ton esprit. Mais elle se meurt, et ne verra pas l'aube. Tu pourrais être soufflé par la plus faible des brises, comme une brindille. »
Je lève le regard vers les fins rameaux qui ondulent au gré du vent.
« Une brindille... C'est pourtant ce que l'on trouve à l'extrémité d'une branche robuste. »
Un éclat de rire s'échappe de l'embouchure, si puissamment que j'en ressens les vibrations dans mon dos.
« Ha ! Tu ne manques pas d'aplomb, jeune étranger. Tu me rappelles celui qui m'apporta ici autrefois. Qui es-tu et que cherches-tu en ce lieu ?
— J'ai bien peur d'avoir oublié la réponse à ces deux questions. Je me suis perdu en chemin.
— Sois sans crainte. Mes racines plongent loin sous le sol. Elles encerclent les océans et les continents. Je retrouverai les petits fragments de ton âme que tu as semés en route. Détends-toi un instant. »
J'inspire profondément et m'autorise à fermer les yeux quelques secondes. Je me réveille en sursaut. Combien de temps s'est-il écoulé ? La nuit paraît bien avancée. Les lucioles constellent toujours la plaine de leurs doux éclats fantomatiques. Je remarque soudain une branche basse à quelques centimètres de mon visage. Un frêle bouton de rose argenté s'agite dans la brise fraîche de minuit.
« Cueille ce fruit, retentit la voix d'Ygg. Porte-le à tes lèvres et redeviens celui que tu étais. »
J'obtempère. La délicate fleur se détache sans difficulté. Ses graciles pétales luisent d'un éclat métallique. Je décèle un parfum à la fois riche et subtil. Je pose ma bouche sur la rose, et lève le coude, comme pour vider un verre en cristal plein d'une liqueur précieuse. Une simple goutte glisse sur ma langue, puis au fond de ma gorge.
Je sens alors une chaleur m'envahir, descendre dans mon ventre jusqu'au bout de mes membres endoloris, puis remonter vers mon crane. Les brumes qui enveloppent mon esprit se dissipent progressivement, chassées par une grande flamme, intense et lumineuse. Je me souviens.
« Jen ! Faut que je me magne de franchir la Marelle, sinon elle va disparaître pour de bon.
— Fort bien, mais ne serait-il pas avisé d'écouter les conseils d'un ancien avant de te lancer dans cette périlleuse entreprise ? Quel est ton nom, jeune étranger ?
— Désiré.
— Oui. Un nom intéressant. J'ai vu ta venue bien avant que tu n'échoues ici. Je savais qu'un homme saurait déjouer les défenses érigées par la Marelle. Oh, tu n'es pas le premier. D'autres avant toi se sont aventurés sur le Chemin des Mondes, mais nul n'en a encore vu le bout.
— Ils sont morts ?
— Détruits. Vaincus par les obstacles qui se sont dressés sur leur route.
— Un ami m'a dit qu'il faut être de sang royal pour avoir le droit de parcourir la Marelle. C'est vrai ?
— Ce que sait ton ami ne concerne que la Marelle d'Ether. Il ignore tout des deux autres piliers de la Réalité. Tout être natif de la Terre peut fouler la Marelle d'Ombre. Le sang n'a aucune importance.
— Et quelqu'un qui est né dans une Ombre ? C'est possible ?
— Je crains que non.
— Mais... Jen est avec moi. La Marelle va la tuer ? C'est impossible ! Je me suis tapé tout ce trajet pour la sauver, il doit bien y avoir un moyen.
— L'Ombre dont tu parles, que ton esprit conserve tant bien que mal, réside en toi. Je ne saurais pas dire ce qu'il en adviendra. Tu le découvriras au bout du chemin, lorsque tu obtiendras la récompense. Si tu triomphes des épreuves.
— Quelle récompense ?
— Le pouvoir, bien sûr. La Marelle n'est rien d'autre qu'une échelle qui mène à l'éveil, à la capacité de voyager entre les Ombres. Au cours de ton périple, au fil de tes pas, tu seras déconstruit et reconstruit. À la fin, tu verras clairement l'Univers tel qu'il est. Cette vision s'estompera, bien sûr, mais tu conserveras la capacité de marcher entre les Ombres.
— Comme Freyd ! Trop bien.
— Certes, mais sache qu'il y aura un prix à payer. Si tu y consens, et si tu survis, tu te trouveras au centre de toute chose, à la croisée de tout lieu en tout monde. Tu pourras donc demander à la Marelle de te transporter à l'endroit de ton choix, dans n'importe quel plan, à l'exception des autres pôles de la Réalité.
— D'accord. Et les épreuves ?
— Elles seront celles que tu apporteras.
— Quoi ? Mais ça veut rien dire.
— Je ne peux t'en dire davantage. Une dernière chose. Ne dévie pas du chemin, et ne tente pas de prendre de raccourci, faute de quoi tu te perdrais dans les limbes, où tu te consumeras à petit feu avant d'être étouffé par le Vide.
— Ouais, merci du conseil, vieille br... Euh, d'accord.
— Je te souhaite bonne chance dans ta quête. Puisses-tu accomplir ton dessein.
— C'est une belle nuit pour mourir. »
Fort de ces précieux conseils, je me lève et prends place devant la fine ligne bleu électrique qui court vers le lointain. Je prends un moment pour accrocher le bourgeon de fleur argentée au revers de mes haillons. Mes mains tremblent. L'appréhension m'étreint la poitrine. Le moment de vérité est arrivé.
« Allez, Jen. Tiens le coup. On se retrouve au bout du chemin. »
Une courte gerbe d'étincelles électriques jaillit autour de ma cheville lorsque mon pied entre en contact avec le sol. Le pas suivant en cause une nouvelle, et de même à chaque foulée. Je ressens de légers picotements dans ma voûte plantaire, qui remontent jusqu'à mes genoux. Une odeur d'ozone se dégage autour de moi.
Je prends confiance et accélère la cadence. La ligne lumineuse semble s'allonger à mesure que je progresse. Je n'ose pas jeter un regard en arrière pour vérifier si le tracé se maintient dans mon dos. Le temps presse. Je décide de passer en petites foulées, puis en allure de course de fond. Les braises bleues que soulèvent chacun de mes pas fusent à hauteur de mes épaules, et obstruent un peu ma vision, mais ma vue perçante me permet encore d'anticiper la trajectoire lumineuse. La Marelle décrit une large parabole, en forme de spirale concentrique. Je cours depuis déjà plusieurs dizaines de minutes, et j'aperçois une nouvelle ligne sur la gauche, qui court en parallèle à mon chemin. J'envisage un instant de sauter vers elle, et ainsi de m'épargner un tour. Toutefois, l'avertissement d'Ygg m'en dissuade. Pas de raccourci. Je passe à cinq mètres de mon point de départ, où se dessine la silhouette tordue de l'arbre bavard.
Pas loin d'une heure pour faire le premier tour. Je m'imagine un instant sur le sillon d'un gigantesque disque vinyl. Espérons que mon temps diminuera beaucoup avec les rotations suivantes, sinon la chanson ne sera jamais finie avant l'aube.
Les lucioles reflètent les étoiles. La plaine obscure se mue de plus en plus en miroir du ciel, et l'horizon s'évanouit. J'ai la sensation de ne plus fouler un sol ordinaire, mais davantage un domaine céleste. Ce deuxième tour me semble infiniment plus long que le premier, et je réalise soudain que j'ai bel et bien quitté la Terre. Un immense trou noir sur ma gauche éclipse les étoiles, et la rotation des astres décale peu à peu l'objet. Soudain, le soleil pointe à la limite de la masse obscure, et révèle une planète brune, à la couleur sable striée d'ocre. Le tracé de la Marelle court sur un anneau en orbite autour de la géante.
« Putain, c'est quoi cette planète de ouf ? fais-je entre deux respirations.
— Jupiter. »
Saisi de terreur par cette voix puissante sortie de nulle part, je tente d'en déterminer l'origine. Je remarque alors les contours d'une gigantesque forme humaine noire placée plus loin sur ma route. La lueur du soleil dessine des courbes massives. Je crois reconnaître cette silhouette, sans parvenir à mieux la situer. Le colosse se tient sur ma trajectoire. Je ralentis la cadence, et m'approche avec méfiance.
Une perruque bouclée encadre un visage aux traits sévères. Un large vêtement enveloppe un corps que je devine athlétique, et un bâton sert de symbole d'autorité plus que de canne. Aucune nuance de couleur, sur la peau comme sur les vêtements. Tout d'un noir de jais.
« Je te reconnais, toi...
— Silence, mortel. Tu parleras lorsque je t'y autoriserai. Je me nomme Stanislas de Lorraine. Tu parais aujourd'hui devant Jupiter pour répondre de tes crimes, et recevoir leur juste châtiment.
— Gloups. Non mais c'est une blague. T'es juste une statue de bronze sur la place de l'hôtel de ville à Nancy.
— Assez ! tonne le géant d'un puissant coup de bâton sur le chemin. Désiré N'Kanté, voici la liste de tes forfaits. Incendie. Meurtre. Trafic de drogue. Intimidation. Destruction de bien. Évasion. Agression. Vol. Escroquerie. Piratage. Coups et blessures. Association de malfaiteurs. Détention d'armes. Faux et usage de faux. Attaque à main armée. Violation de frontières. »
Le juge de bronze ponctue chacun des chefs d'accusation par un coup de bâton dont l'impact se répercute telle une onde de choc jusqu'aux confins de l'univers, et résonne dans ma poitrine.
« Woah, euh, ça fait beaucoup...
— Qu'as-tu à dire pour ta défense ?
— Attendez. Ygg a dit que les épreuves de la Marelle sont celles que j'amène avec moi. Ça veut dire que vous n'êtes pas vraiment Stanislas de Lorraine. Vous représentez ma propre culpabilité à cause de tous les trucs moches que j'ai commis pour arriver jusqu'ici.
— Quand bien même, rétorque le juge qui se penche au-dessus de moi, je ne suis pas moins réel, et tu dois répondre devant moi.
— Okay, okay. Vous avez raison. Écoutez, je plaide coupable de tout ce que vous avez contre moi. Il faudrait être un sacré connard pour nier, même si tout ce que j'ai fait était par amour pour Jen. Ça ne justifie rien. Mais si vous représentez une sorte de justice divine, mes petites actions doivent pas franchement vous émouvoir. Et si c'est de ma propre conscience dont il s'agit... je reconnais que j'aurai un paquet de boulot pour me regarder en face dans un miroir. Donc voici ce que j'ai à dire à propos du châtiment que je mérite. Permettez-moi de déterminer ma peine. Je promets de réparer les torts que j'ai causés, et de faire amende honorable pour chacun des crimes que vous avez retenus contre moi.
— C'est une base acceptable. Mais je ne peux me contenter de simples promesses. Tu ne saurais échapper à une sentence. Tu dois payer un prix. »
Je soupire en entendant ces mots. Il a raison. Mais qu'ai-je à offrir ? Je redresse le torse et m'avance vers le corps massif du colosse. Je tends la main gauche et regarde le visage de la justice.
« Le tribut de la chair. Ton présent est accepté.
— Vous pourriez faire en sorte que ça ne soit pas trop douloureux, s'il-vous-plaît ?
— Il en sera ainsi. »
Le géant lève son bâton, à l'extrémité duquel jaillit une flamme éblouissante qui m'oblige à fermer les yeux et à détourner le visage. Je garde le bras tendu et contracte les muscles de mon corps, en anticipation de la torture qui m'attend.
Un fourmillement emplit mon avant-bras. De surprise, j'ouvre les yeux et découvre le moignon en-dessous du coude. Ce n'est pas une douleur physique qui fait couler des larmes sur mes joues.
« La sentence est accomplie, déclare Stanislas. Tu peux continuer ton chemin, mais garde à jamais la promesse que tu as faite.
— Ouais. Attendez, je vais commencer tout de suite. J'avais promis à Freyd de l'aider à trouver la Marelle… C'est un peu mort, vu qu'il a dû partir en urgence à Bangkok pour… Enfin bref, je suis sûr qu'il aimerait avoir des réponses à ses questions au sujet de la… de vous, quoi.
— Je consens à t'éclairer.
— Si j'ai bien pigé son histoire, tous les mondes, l'univers, tout ça existe grâce à la tension entre l'Éther et le Chaos. Ça change quoi, qu'il y ait une Marelle en plus sur Terre ? »
Le colosse couleur d'ébène pousse un long soupir et s'assoit lourdement au milieu du chemin. Le décor stellaire vertigineux se reflète sur sa peau luisante.
« On me nomme parfois la Marelle d'Ombre. C'est une dénomination fallacieuse, employée par des idiots. L'Éther et le Chaos s'opposent comme les pôles d'une batterie. Le courant ainsi généré donne naissance à l'espace, au temps, et aux multiples images que sont les Ombres. Je vins au monde dans cet ordre des choses. Mon existence ne met aucunement cela en péril. En fait, je donne à l'univers une dimension supplémentaire.
— Mais… quelle dimension il peut y avoir, en plus de l'espace et du temps ?
— La réalité. Je suis la Marelle des Possibles. En moi, tout événement porte son contraire.
— Je comprends que dalle.
— Crois-tu que la voie que tu as tracée jusqu'ici était la seule route ? N'existe-t-il pas d'autres chemins qui t'auraient mené en d'autres endroits, vers un autre destin ? Marche vers ta prochaine épreuve, et je te donnerai un aperçu de ton autre réalité. »
—————
Bonsoir tout le monde. 🖖
J'ai écrit ce chapitre d'une traite. Il faut dire que je visualise cette fin d'histoire depuis des mois. Ça s'écrit tout seul.
Si j'ai oublié des crimes dans la longue liste de Stan de Lo (ouais, on est potes), n'hésitez pas à me le signaler. J'alourdirai volontiers la facture. 😁
Je vous aurai fait voyager jusque dans l'espace. 🪐
Allez, ne lâchez pas la rampe. Je vous réserve encore plein de surprises au prochain chapitre.
Encore une publication nocturne. 🌙
Je vous laisse pour un bon dodo bien mérité. N'oubliez pas de chatouiller la petite étoile. 😉👇⭐
Garnath out
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