33. Barrages

Début de soirée sur les berges du Nil. Des mouches grasses bourdonnent dans l'air étouffant. Le concert des criquets se marie au chant nuptial des grenouilles qui fraient dans le limon.

La symphonie est couverte par une mélopée d'insultes en arabe émanant du chauffeur de la Renault 21, auquel Freyd vient de faire comprendre qu'il ne touchera pas un dollar en échange de sa bonne action. Le paiement pour avoir pris en stop trois touristes égarés se bornera à un merci et tchao. Choukran et ma'asalama. Pauvre Ahmed, qui pensait avoir gagné sa journée. Il finit par claquer sa portière et démarre dans un nuage de poussière, laissant en plan les trois espèces d'ingrats en rase campagne, sur le bord du plus long fleuve d'Afrique.

« Bon, on fait quoi, maintenant ? soupire Piaget pour souligner l'inconfort de leur situation.

— Ça n'est pas évident ? rétorque Freyd. Nous suivrons la voie tracée dans la vision de Désiré.

— Ouais, mais moi je vais pas me taper la marche sous ce cagnard, et je nage super mal.

— Qui a parlé de nager ? »

Sur ces mots, le grand brun descend dans la vase jusqu'au bord de l'eau. Désiré, resté jusqu'alors silencieux, hésite à le mettre en garde au sujet du crocodile dont il voit dépasser le dos crénelé entre les roseaux. Il se ravise lorsque son compagnon tire de sa poche une carte, qu'il tient à hauteur de son visage et fixe intensément.

Les minutes s'écoulent.

« Mais qu'est-ce qu'il fout ? murmure Piaget.

— Tu vas voir. »

Le changement vient subtilement. La forme sombre de Freyd à moitié immergé dans les eaux noires se fond dans le crépuscule. Une vaguelette perturbe le cours habituel de l'eau. Puis Désiré ne distingue plus qu'une masse floue sans contours, qui enfle au bout des doigts de l'Étherien. La forme gonfle et tournoie, avalant tout dans son expansion. La panique gagne la foule des batraciens et chasse le crocodile. Peu à peu, l'apparition gagne en définition et en consistance. Enfin, dans le fleuve se dresse le profil d'une majestueuse embarcation de près de vingt mètres de long.

Désiré contemple le vaisseau, quand soudain une syllabe inarticulée et un bruit d'éclaboussure l'alarment. Sans hésiter, il dévale le talus et se jette à l'eau, juste à temps pour attraper les épaules de son ami inconscient.

« Piaget, viens m'aider à le sortir. Il est tombé dans les vapes. »

Ensemble, les deux compagnons hissent tant bien que mal le corps inanimé du pâlichon sur le pont du bateau. Après s'être assuré que l'infortuné respire bien, Désiré découvre avec émerveillement la délicatesse et la noblesse des matériaux. Le bois vernis reflète la lueur des étoiles, les cordages et la voile soigneusement pliés montrent des signes d'entretien, le bastingage luit d'un éclat doré.

L'espace intérieur n'est pas en reste. Les deux cabines et la salle de bain, habillés de matériaux nobles, rivalisent de boiseries et de marbres précieux. La décoration est soignée. L'équipement dernier cri de la cuisine, la sono et les écrans plats, viennent compléter la visite.

Piaget et Désiré dévêtissent Freyd et l'installent dans un des lits aux draps de satin. À la suite de quoi, ils prennent place dans le salon, où Désiré apporte un plat de charcuterie fine et de légumes au vinaigre trouvé dans le frigo.

« On dira ce qu'on veut, Freyd sait bien vivre, déclare le flic, la bouche pleine.

— J'avais trop la dalle, renchérit Désiré. On va lui en laisser, quand même. »

Ils rangent le reste du dîner au frais. Piaget perd le chifoumi et écope des banquettes du salon comme couchette. Désiré dort comme jamais depuis près d'une semaine, d'un sommeil sans cauchemar.

Des bruits de pas le réveillent au petit matin, alors que de timides rayons embrasent le ciel à travers le hublot.

« Vous auriez pu me laisser de quoi manger, se plaint Freyd.

— Ngh ? Quoi ? répond la voix ensommeillée du blondinet. Si, on t'avait gardé une part.

— Mais bien sûr, soupire le brun. Peu importe. Lève-toi et profite de la salle de bain. On ne reste pas à bord. »

Intrigué, Désiré sort de la cabine et rejoint ses compères.

« Comment ça, on ne reste pas ? lance-t-il en guise de bonjour. On va remonter tout le fleuve dans un rafiot de luxe. C'est la meilleure idée de tout le voyage.

— La Volavka est trop voyante. La preuve. »

Il pointe du doigt par la fenêtre un petit attroupement de curieux en djellaba qui se rassemblent sur la rive et échangent des banalités en croisant les bras.

« Nous allons prendre le nécessaire, et nous trouver un autre moyen de transport. »

Ce disant, il ouvre un placard dissimulé sous la banquette, compose un code sur un clavier, et tire d'un coffre une grosse liasse de billets, ainsi que plusieurs passeports et documents officiels.

« C'est quoi, ton plan ?

— Dieu sait que j'aime ce bateau, soupire-t-il. J'ai navigué sur des fleuves et des océans, du territoire Zyglote jusqu'à la Nouvelle Lando. Je ne pensais pas devoir lui dire adieu un jour. Une Ombre sur Terre, elle va disparaître en trois ou quatre jours. Peut-être une semaine. Et puis, une jonque thartienne n'a rien à faire sur le Nil. C'est peut-être mieux qu'elle termine ainsi. Un vaisseau fantôme... »

Sa voix se brise à cet instant. Il essuie le coin de sa paupière, renifle un grand coup, puis redresse la tête.

« Allons trouver un capitaine digne du dernier vol du héron. Il te reste de la Tadikwa ? »

À la mi-journée, le trio regarde voguer vers le nord le gracile navire. Désiré a repéré une felouque en bon état, dont le capitaine a répondu à leurs signes. Freyd a alors expliqué, avec un accent anglais presque authentique, appuyé par des « Oh dear, oh dear », que leur embarcation s'était embourbée dans la vase, et dans la panique de la manœuvre nocturne, leur voile s'était déchirée. Le voyage en amont devenait impossible, alors que leur présence était expressément requise à Assouan. Si le brave capitaine consentait à un échange, il pourrait mener la Volavka en aval jusqu'au Caire, où il serait grassement récompensé pour ses efforts.

« Si j'ai bien pigé l'arnaque, récapitule Piaget, le bateau aura disparu avant d'arriver à destination, et le pauvre mec se sera fait chourer sa felouque.

— Tu es en-dessous de la vérité, cher Clément. Il est probable que ce pauvre homme disparaisse en même temps que le navire. Ils hanteront à jamais cette partie du Nil, oubliés de tous.

— Pendant ce temps, complète Désiré, on récupère un bateau super discret, et on met les Étheriens sur une fausse piste.

— Quand même, on est une bande de gros enculés, sur ce coup.

— Hâtons-nous d'acheter des provisions, avant que mon argent ne se volatilise. »

***

La felouque fend paresseusement les eaux, poussée vers le sud par un vent constant. Combien de jours se sont écoulés ? Désiré dirait quatre ou cinq. Difficile à dire, tant les journées se ressemblent. Les rives verdoyantes, couvertes de palmiers, cachent de moins en moins des étendues désertiques éblouissantes. L'air brûlant charrie l'odeur du sable chaud, caresse la surface du fleuve et assèche la gorge. Désiré passe des heures allongé sous l'ombre de la voile, le regard perdu dans le lointain. Des nuées de moucherons et de moustiques assaillent les yeux, la bouche et la peau des voyageurs. De temps en temps, un pêcheur à pied ou en barque jette un regard vaguement curieux sur les trois étrangers, et leur envoie parfois un bonjour de la main, puis reprend son activité.

Les trois compagnons se relaient à la barre. Dans son temps libre, Piaget pêche. Freyd griffone. Désiré se surprend à composer des vers dans sa tête :

Barque sur le Nil
Quand verrai-je mon aimée ?
Réponds, crocodile.

Elle t'attend, Désiré,
Au pays des imbéciles
Qui croient aux contes de fées.

Une péripétie vient bouleverser leur quotidien, à l'écluse d'Esna. Une longue série d'embarcations fait la queue devant le mur de béton. L'excitation laisse place à l'ennui, car il faut près de six heures pour que vienne leur tour de franchir l'obstacle. Le passage prend une petite dizaine de minutes, et se déroule sans encombre. Les responsables daignent à peine jeter un œil dans leur direction, et la felouque peut enfin reprendre son lent périple.

L'arrivée à Assouan sonne comme une délivrance pour le trio. En abandonnant leur embarcation au port d'Assouan, Freyd prévient qu'ils ne s'arrêteront que le temps de trouver un véhicule. Il reste encore des kilomètres jusqu'à la frontière Soudanaise, et il faut la franchir au plus vite.

La nuit tombe bientôt, et Freyd revient enfin prévenir ses camarades qu'il a pu négocier une voiture, au prix de ses derniers dollars qui ne s'étaient pas encore volatilisés. En apercevant la Peugeot 504 à la couleur rouge délavée et aux chromes rouillés, Piaget ironise :

« Désiré, t'as perdu le droit de critiquer ma Clio. »

***

« Le vendeur m'a dit de prendre tout droit sur la piste, à l'embranchement de la route 75, rumine Freyd en feuilletant la carte.

— On a dû se tromper quelque part. » grogne Piaget au volant.

Désiré commence à douter du projet de Freyd. Le plan consiste à passer la frontière à un poste isolé, et de tenter un bluff avec les faux papiers récupérés sur la Volavka, avant que ces derniers ne se soient totalement estompés. L'Étherien compte sur le Mal de l'Ombre pour créer la confusion chez les douaniers. L'idée semble de plus en plus folle, à mesure qu'ils s'approchent de la frontière.

« On arrive au poste. » déclare-t-il alors que ses yeux captent l'éclat du soleil matinal se reflétant à l'horizon sur des carrosseries. « Vous êtes sûrs que c'est un passage isolé ? On dirait qu'il y a tout plein de bagnoles. »

Freyd consulte la carte, l'air perdu. « Comment est-ce qu'on peut voir les berges du lac Nasser ? Clément, quelle route nous as-tu fait prendre ?

— Hé ho, j'ai suivi tes indications, s'énerve le conducteur.

— Demi-tour. On ne passera pas ici. »

Ils rebroussent chemin et tournent à l'embranchement suivant, où démarre un chemin de terre qui serpente en plein désert.

« Cette maudite carte ne veut rien dire, jure Freyd. J'ignore où nous sommes.

— Quoi ?! » s'indigne Piaget.

Le conducteur tente d'arracher la carte à son passager, et une engueulade s'ensuit, où chacun accuse l'autre d'incompétence, et de bien d'autres défauts sans aucun rapport avec la situation présente.

« Calmez-vous, les tourtereaux, hurle Désiré pour les faire taire. On a un souci. Regardez. »

Il pointe du doigt l'horizon. Le sable de la piste laisse place à une bande de goudron où brille la même file de carrosseries chromées. Un peu à gauche, le bleu saphir du lac se détache sur le sable du désert.

« Mais c'est quoi cette merde ?! crie Piaget en s'arrachant la tignasse.

— Comment a-t-on pu revenir ainsi au même point ? Il faut faire demi-tour.

— Ah non, moi j'en ai ras le cul. On traverse ici et puis basta.

— Attends. Je vais essayer une dernière manœuvre. Au diable les précautions, passons par une Ombre. Je ne devrais pas avoir de mal à dériver, dans ce paysage monotone. Je vais prendre le volant. »

Le flic soupire mais consent à échanger sa place. Freyd repart en direction du désert.

La chaleur se fait étouffante à bord de la vieille guimbarde au moteur ronflant. Les passagers ont beau s'éventer du mieux qu'ils peuvent, leurs vêtements leur collent à la peau. Freyd transpire encore plus abondamment, et la sueur goutte littéralement à son menton. Son visage se crispe sous l'effort.

« Je n'y arrive pas. » lâche-t-il entre ses dents.

Comme pour confirmer ses dires, au bout de la route apparaît, telle une cruelle réalité, une tache bleu marine, et l'éclat métallique d'un pare-choc perce impitoyablement à travers la réfraction de la chaleur sur l'asphalte brûlant.

« Je rêve, c'est un putain de mirage, s'écrie Piaget.

— Non. C'est elle.

— Comment ça ? demande Désiré.

— Briseis nous a attirés dans une sorte de trou gravitationel. J'ignore comment elle s'y prend, mais quelle que soit la direction que nous prenons, nous aboutirons systématiquement à ce point. Que ce soit par des moyens physiques ou par la marche en Ombre, tout nous conduit à ce poste frontière. En d'autres termes…

— C'est un piège. »

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Hello Wattpad !

Est-ce que, comme moi, vous profitez bien de vos vacances pour prendre le soleil ? 🌞

Ce chapitre vous a peut-être donné des envies d'exotisme. La croisière sur le Nil, c'est le top du romantisme, mais il faut avoir les moyens. J'ai un peu transformé l'expérience pour nos trois larrons. Ils ont raté plein de spots touristiques super intéressants. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes.

J'ai essayé de retranscrire l'atmosphère un peu éthérée et hors du temps de ce genre de croisière avec l'histoire du bateau de Freyd, la Volavka, qui signifie héron en tchèque.

Le poème que compose Désiré contribue aussi à l'ambiance. Ça paraît un peu étrange de le voir tomber dans le lyrisme, mais il ne faut pas oublier que Jen n'est pas loin et peut l'inspirer en lui glissant des mots.

Petite question qui n'a rien à voir : Vous avez compris ce qui est arrivé au plateau de charcuterie ? 😁

Je termine le chapitre avec une citation tirée de Star Wars. Je suis sûr que vous maintenant que je vous l'ai fait remarquer, vous l'entendez différemment. 😅

Allez, bronzez bien. N'oubliez pas la petite étoile. 😉👇⭐

Garnath out

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