3. Normalité
Désiré ouvre péniblement les yeux. La fissure dans le coin du plafond blanc est toujours là. Un horrible mal de tête lui barre le front, lui faisant plisser les paupières. Chaque muscle de son corps le lance. Il fait jour, la lumière filtre à travers les volets et blesse ses pupilles. Quelle heure peut-il bien être ?
Onze heures trente. Merde, il devrait être au boulot. Pourquoi son réveil n'a pas sonné ? À moins que... Il repousse sa couette, s'assoit sur le bord de son lit et allume son téléphone. On est lundi, c'est son jour de repos.
Soulagé, il se passe la main sur le front, essuie la transpiration et tente de remettre de l'ordre dans son esprit. Il n'a aucun souvenir après jeudi et son entretien dans le bureau du chef. Une absence de trois jours complets. Encore. Ça arrive de plus en plus souvent, c'est certainement dû au stress. Il faut espérer qu'il s'est bien pointé au boulot tous les jours. Un flash lui vient tout-à-coup. Fabrice, le rôtisseur, lui passe une poêle brûlante pleine de jus de cuisson. C'est un début mais en soi cela ne veut rien dire. Comment savoir si la scène s'est déroulée récemment, ou bien il y a deux semaines, voire davantage ? Le travail devient si machinal que parfois il ne sait même plus ce qu'il a fait le jour même. Pris d'angoisse, il vérifie les messages sur son téléphone. Il y a un texto du chef.
Je t'ai compté une demi-journée de congé pour ce dimanche après-midi. Je t'ai trouvé blanc toute la fin de semaine. Tu as une sale tête, soigne-toi. Je t'attends d'attaque mardi matin sans faute.
Quel soulagement, il n'est pas viré. Le chef ne manque pas d'humour pour lui dire qu'il a le teint blanc. Désiré sourit à cette blague raciste involontaire. Mais soudain, il repense au rêve. Ce cauchemar inquiétant qui avait l'air si réel. Le moindre détail lui revient en tête. Il faut vérifier.
Désiré se laisse tomber sur la chaise devant son bureau et démarre son ordi. Son mouvement est accompagné d'un concert de crépitements. C'est quoi tous ces papiers de bonbons ? Il y en a plein le bureau et par terre, le sol en est littéralement jonché. Pendant que Windows se lance, il traîne des pieds jusqu'à la salle de bain, se jette une volée d'eau fraîche à la figure et prend une aspirine dans la pharmacie. S'installant devant son écran avec son verre d'eau et son cachet effervescent, il vérifie les infos locales sur internet. Sans succès, dans un premier temps. Puis finalement, il trouve un article dans l'Est Républicain à propos d'un incendie dans une cité de Nancy.
Incendie dans une tour: la tragédie évitée
Vendredi soir, les habitants d'un immeuble proche du Boulevard de l'Europe ont été réveillés par une épaisse fumée montant des parties communes. Le feu a pris dans une cave au deuxième sous-sol vers vingt-trois heures. Les pompiers sont rapidement intervenus et ont évacué le bâtiment dans le calme. Le brasier a été maîtrisé peu avant l'aube et n'a occasionné aucune victime ni aucun blessé. Les dégâts matériels sont en cours d'évaluation, et dix familles des étages inférieurs seront relogées temporairement, a déclaré le représentant de la mairie. Selon le chef de la brigade des pompiers, l'origine de l'incendie pourrait être criminelle. De plus, un homme a été retrouvé poignardé devant son appartement dans le même bâtiment. Cependant, aucun lien n'a pu être établi entre les deux événements. Une enquête est en cours pour tenter de déterminer les circonstances de la mort. L'individu était connu des services de police, qui n'excluent pas un règlement de comptes entre bandes rivales.
La cave, le feu, l'homme poignardé. Ça pourrait coller avec son rêve, remarque Désiré. Une sueur froide coule le long de son échine. Non, c'est forcément une coïncidence. Ou alors, il a lu l'info quelque part, et a fait le cauchemar ensuite. Oui, c'est la seule explication rationnelle.
Sur le point de fermer l'écran, il remarque une notification de nouveaux mails. Il ouvre la boîte et parcourt ses messages.
— Votre porte-feuille Bitcoin est activé
(Encore de la pub. Le filtre anti-spam laisse vraiment passer n'importe quoi. Allez, poubelle)
— Votre commande #362468 est enregistrée. Cliquez sur le lien pour suivre la progression
(C'est quoi cette merde, j'ai commandé quoi ?)
Désiré découvre stupéfait le récapitulatif d'une commande passée à son adresse. Bordel de merde, un rack de trois serveurs Dell QuadCore pour la somme de... 1849,97€, c'est quoi ce délire ? Autre chose cloche, le nom du destinataire: Kévin Rullier, chez Désiré N'Kanté. C'est qui cet enfoiré de Kévin ? Comment il a eu mon numéro de carte bancaire ? Faut que j'annule ça.
Il faut pas loin d'une heure à Désiré pour retrouver le site, récupérer des identifiants et écrire une demande d'annulation de commande. Quand il en vient finalement à bout, il se sent harassé. La migraine n'a pas complètement disparu. Il s'allonge dans son siège en se frottant les tempes, faisant crépiter les papiers de bonbons. À cet instant, par-dessus l'effluve acidulée des Krema aux fruits, des Arlequins et des Werther's, il décèle un relent qu'il n'avait pas encore remarqué.
La piste, froide, humide, épaisse, métallique, le mène jusqu'à la cuisine. Suspicieux, il se dirige vers le frigo et ouvre brusquement la porte. L'odeur du sang lui saute au visage, et il se détourne en réprimant un haut-le-cœur. Sur l'étagère du haut se trouve un sac plastique contenant un paquet emballé dans du papier journal.
Il le soulève à bout de bras par les anses et le dépose sur la table de la cuisine, tout en se pinçant le nez. Le paquet pèse près de deux kilos. Il défait lentement le nœud en faisant la grimace.
L'odeur s'intensifie et se précise, celle du sang frais et de la viande crue. Le papier journal déplié laisse apparaître un lapin écorché. Non, plutôt un lièvre. On l'a tué puis dépecé. Les abats ont été placés dans un sac à part. L'animal a été saigné, écorché, vidé et nettoyé. Du travail bien fait. La carcasse a un trou sur le flanc, entre deux côtes. Une blessure mortelle au poumon, peut-être au cœur. Elle n'a pas traversé, laissant un petit orifice de forme ronde, toutefois la chair n'a pas brûlé. Ce genre de blessure ne peut avoir été faite que par une flèche. Mais qui est le cinglé qui chasse à l'arc et qui prend mon frigo pour sa vitrine de trophées ? C'est ce Kévin, mon coloc clandestin, qui se croit dans Hunger Games ? De toute façon, il n'y a pas grand chose à faire. Désiré ouvre son placard et sort une grande casserole.
***
Le civet de lièvre prend deux heures de cuisson. Désiré en profite pour sortir manger au McDo du coin et faire des courses. Le supermarché se situe à quelques centaines de mètres de chez lui, la marche lui fait du bien, dérouille ses membres endoloris et l'air frais de novembre oxygène son cerveau encore embrumé. Après avoir récupéré sa commande, il s'installe près de la baie vitrée et contemple le spectacle de la rue. Le va-et-vient des passants lui semble à la fois rassurant et déprimant. Un père de famille se fâche contre ses enfants qui refusent de monter en voiture. Une vieille dame tire lentement son chariot rempli de légumes et de papier toilette. Des jeunes passent en skate. En-dehors de son petit deux pièces, le monde continue de tourner rond. Et pourtant, il se sent accablé par la platitude et la vanité de cette agitation quotidienne. Le repas solitaire trop vite avalé calme à peine la faim qui le tenaille, mais un troisième burger ne serait pas raisonnable. De plus, son ulcère recommence à le faire souffrir.
En sortant du restaurant, il marche en direction du supermarché quand il repère un peu plus loin sur le trottoir une Clio blanche. Elle n'a rien de particulier, si ce n'est qu'elle se trouvait également garée devant chez lui, à trois cents mètres de là, au moment où il est sorti. Désiré continue son chemin et passe devant le véhicule. C'est bien la même plaque d'immatriculation. Personne à l'intérieur, mais du véhicule émane une odeur poivrée de déodorant pour homme et de kebab. Un sac de sport est posé sur la banquette arrière, il est entrouvert et laisse deviner un ballon de foot et des crampons. Un prospectus dépasse de la poche de côté. Maxéville Football Club. Le conducteur semble sportif, bizarre de prendre sa voiture pour faire une si courte distance.
Songeur, Désiré décide de se concentrer sur les courses. Il entre dans le magasin, prend un panier, et essaye de penser à ce qui manque dans ses placards. Pas évident, après une absence de plusieurs jours, alors il suit son itinéraire habituel et prend des produits plus ou moins au hasard. La plupart de ses repas sont pris au restaurant avant le service. Le communard de la brigade, qui s'appelle Yves, travaille spécialement à cette tâche, et veille à varier les plats sans pour autant gaver tout le monde. Mais Désiré trouve sa cuisine trop grasse et trop salée, alors il lui arrive de survoler le repas du soir et de se refaire un dîner rapide en rentrant vers vingt-deux heures. Il a donc besoin de quelques ingrédients de base dans sa cuisine. Mais là, pas moyen de dire ce qu'il lui faut.
Il n'est pas seul à avoir l'air paumé. Ce mec aussi met n'importe quoi dans son panier. En quinze minutes, il a pris un surligneur vert, de la colle, du gel douche, une petite boîte de haricots blancs, un sac de trois kilos de pommes, un lot de trois sachets de gruyère râpé, une pâte brisée et une plaquette de beurre demi-sel. Il passe un temps incroyable à observer les produits, et Désiré le trouve toujours dans son champ de vision. Qui met au moins trois minutes à choisir un paquet de fromage ? Un mec blanc, d'environ vingt-cinq ans, coupe rasée, plutôt athlétique, à peu près un mètre soixante-dix, jogging Adidas. Un amateur de compote maison qui ne se souvient plus de la recette ? Ou autre chose... Désiré abrège les courses et file directement en caisse. Plus de trace du type louche. On ne sait jamais, avec les cinglés qui courent les rues, Désiré sort et allonge le pas pour rentrer en quatrième vitesse.
Il pousse un soupir de soulagement en refermant la porte de chez lui. Quel con il fait. S'imaginer des mecs en civil qui lui filent le train pendant qu'il fait ses courses au Lidl, ça vire carrément à la parano. Il jette sa veste sur un dossier de chaise, dépose ses sacs dans la cuisine et range le plus urgent au frais. Puis il arrête le feu et débarrasse son civet dans un plat.
En sortant de la cuisine, il pose les yeux sur le séjour, et constate l'état de bordel complet dans lequel se trouve son appartement, les papiers de confiseries, la poubelle qui déborde, les vêtements sales et les mouchoirs en papier jetés çà et là, les emballages de nourriture à emporter, les tâches suspectes sur le sol, les quatre mouches qui bourdonnent autour de l'ampoule nue au plafond. Il voit aussi la pile de factures à payer qui s'entassent sur le bureau. Assailli par le découragement devant la quantité astronomique de ménage à faire, il s'écroule sur le canapé devant la télé, tend la main sous le coussin et trouve la bouteille de rhum. Il prend le verre sur la table basse, qu'il ne prend pas la peine de laver, et se sert jusqu'à moitié. Est-ce que ce mec bizarre le suivait, ou quoi ?
Soudain, il se lève et va ouvrir le placard de l'entrée. Il faut qu'il en ait le cœur net. Sur un cintre est pendu un blouson de moto en cuir tout neuf, une paire de gants noirs dans les poches. Tout au fond du placard, par terre, une paire de bottes et un sac à dos. Désiré l'ouvre, le cœur battant la chamade. Il en tire une cagoule et masque. Pas un masque ordinaire, il est noir brillant, mais serti de Leds. L'index de Désiré trouve un interrupteur sur la tranche. Le masque s'éclaire soudain d'une lueur rouge vif qui baigne les mains et les bras de Désiré. Au centre se dessine un motif. Un œil. Tremblant d'horreur, Désiré plonge à nouveau la main dans le sac et en retire un long couteau de survie. Il défait la pression qui le maintient à l'étui et le sort. Il a été soigneusement nettoyé, mais le bord de l'étui conserve des traces. Et l'odeur informe Désiré. C'est du sang. Humain.
—————
Bon début de week-end. J'essaie de m'imposer un petit rythme de publication, pas sûr d'arriver à tenir sur la durée mais on verra bien. Nous sommes revenus dans la tête de Désiré, mais vous avez constaté qu'il se passe plein de trucs étranges dans son appartement. Ça n'est que le début. À bientôt pour le prochain chapitre, qui sera accompagné d'un petit bonus secret.
Et n'oubliez pas, si vous aimez ce que vous lisez: 👇⭐
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top