28. Rivages
La brume matinale jette un voile sur le lent ballet des ferries qui vont et viennent entre la rive anatolienne et l'Europe. Les tranquilles colosses larguent les amarres, soufflent de noires vapeurs de gasoil, et se lancent sur les eaux du détroit où ils vont se dissoudre telles des ombres dans le grand rideau gris lumineux.
À mesure que la matinée avance, le brouillard se lève et laisse apercevoir la longue ligne du pont des Martyrs du 15 juillet qui enjambe le détroit entre l'Europe et l'Asie. Enfin le ciel se dégage. Les quatre flèches de la Basilique Sainte-Sophie épinglent son imposant dôme aux nuages. En-dessous, comme des moules accrochées à leur rocher, les toits de la cité céleste descendent en pente raide jusqu'à l'eau.
Istanbul, le monde réel.
Autour d'une table à la terrasse d'un café le long du quai, des sexagénaires ventripotents, à l'abondante moustache poivre et sel, fument une chicha et débatent bruyamment des dernières informations à la une de leurs journaux. Désiré leur prête une distraite attention, et garde les yeux sur le paysage de carte postale. Installé en face, Freyd griffonne dans son carnet à dessin et lève parfois ses yeux noirs pour étudier son compagnon de table. Piaget croit profiter d'un moment d'inattention général pour subtiliser discrètement le dernier croissant du panier. Ses deux camarades tournent la tête au moment où il en trempe le bout dans sa tasse de café noir.
« Ben quoi ? Personne en voulait, si ? »
Désiré soupire et se lève pour s'approcher du rivage. La vue lui inspire un sentiment de mélancolie dont il n'a ni l'envie ni la force de se débarrasser. Il baisse les yeux et contemple les débris portés par les vaguelettes sur les eaux jaune sable. L'espace d'une seconde, il lui semble deviner la forme d'un visage. Jen. À chaque instant, une part d'elle s'évapore. Il tire de sa poche la précieuse photo qui ne le quitte plus. Déjà, les couleurs ont pâli et l'image s'est légèrement floutée. Il ne peut réprimer un sentiment d'urgence et de frustration dont la soudaine montée lui serre les poings et lui contracte les mâchoires.
Freyd a décrété une journée de repos. Le chauffeur expliqua que le passage entre deux continents s'avérait trop délicat, et qu'il convenait de l'effectuer sur Terre, faute de quoi ils risquaient de s'engager dans une mauvaise direction. Il entreprit donc, dès que la frontière turque fut franchie dans le monde des anhumains, de ramener l'équipage progressivement vers l'environnement familier de la Terre.
Cependant, l'effort draina une grande quantité d'énergie, ainsi que la dernière once de couleur sur ses joues. Piaget prit donc le volant sur les derniers kilomètres, pendant que Freyd commençait sa nuit à l'arrière.
Arrivés en périphérie d'Istanbul aux dernières lueurs du jour, les trois compagnons se trouvèrent démunis et sans argent. Freyd refusa catégoriquement de se servir d'une carte de crédit pour payer un hôtel. Inutile de prendre le risque de se faire repérer, prévint-il. En attendant, la seule alternative semblait de passer la nuit dans la voiture. Mais Désiré constatait à quel point le blême avait besoin de repos. Si seulement Kévin avait consenti à leur prêter secours, il ne doutait pas que son alter aurait su leur procurer du cash sans faire de vagues.
Désiré ferma les yeux, prit une grande inspiration et se concentra. Qu'aurait fait le petit hacker trouillard dans cette situation ? Tout au fond de lui-même, il le savait. Il se leva brusquement, alla derrière la jeep pour ouvrir le coffre, et sortit son ordinateur portable de son sac.
« Trouve-moi un spot wifi. » lança-t-il à Piaget.
La suite lui parut une simple formalité. Lorsqu'il se connecta aux sites dont il avait besoin, il laissa ses doigts composer les identifiants et les mots de passe, et la mémoire de son corps fit le reste. Un simple mouvement bancaire depuis un compte occulte vers un site de carte de paiement sans compte. Puis il trouva un bureau de tabac où retirer le moyen de paiement, dont il n'eut qu'à entrer la référence. Il lui suffit enfin de passer au plus proche distributeur de billets, et il se trouva en possession d'une bonne petite liasse de livres turques.
Grisé par le succès de ses démarches, dont la logique lui semblait enfantine, Désiré chatouilla le nez de Piaget du bout d'un billet de cinquante et chantonna:
« Qui c'est qui va nous payer un cinq étoiles sur AirBnB ? »
Pour le prix qu'ils payèrent, ils furent effectivement reçus comme des princes. Leur hôte, Seyma, une adorable dame d'au moins soixante-dix printemps, accepta sans discuter le paiement en liquide, et leur prépara un délicieux repas à base de viande d'agneau hachée, servie sur un pain traditionnel. Aucun des trois convives n'avait jamais mangé de lahmacun, mais leur premier mettait la barre assez haute. Chacun d'entre eux mangea plus que de raison, puis ils se retirèrent dans leurs chambres individuelles. Freyd en particulier avait l'air exténué, et Désiré ne tarda pas à l'entendre ronfler de bon cœur.
Allongé sur son lit moelleux, lui-même ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il repensa à son exploit. Se pourrait-il qu'avec un peu de concentration il parvienne à reproduire les capacités de ses alters ? La question glissa entre les fentes des volets et s'envola dans l'air de la rue, où déambulaient les touristes.
Soudain, le loquet d'une porte grinça et des pas descendirent les escaliers. Désiré entrouvrit les volets de sa fenêtre et vit la tignasse blonde de Piaget se mêler au flot des passants.
Il enfila ses vêtements et sa paire de baskets à toute vitesse et se précipita à la poursuite du flic. Lorsqu'il mit le pied dans la rue piétonne, deux minutes s'étaient écoulées.
Il se laissa porter par le flux de la foule, dans la direction où il avait vu disparaître le blondinet. Il ferma les yeux et porta son attention sur les odeurs. Pourtant le brouhaha incessant le distrayait, et les effluves des kebabs et des glaciers se mêlaient aux odeurs corporelles, aux eaux de cologne bon marché et aux lotions après-rasage. Quelle ironie que l'odeur qu'il associait le plus souvent à son compagnon fût également celle qui dominait dans cette rue. À moins que... Le lahmacun de Seyma avait dégagé des saveurs riches et puissantes. Peut-être que... oui, une infime particule de son parfum flottait dans l'air.
Il poursuivit son chemin, porté par le rythme indolent des badauds. Il guettait la moindre effluve du plat de son hôte, et en suivait la trace, comme des cailloux semés malgré lui par un Petit Poucet qui s'ignorait. La piste se réchauffa peu à peu. Et tout-à-coup, son oreille perçut quelques bribes de français dans une voix masculine dont il crut reconnaitre le ton. Il déboucha sur une large place animée, qu'il balaya méthodiquement du regard.
Il repéra le flic, appuyé contre la paroi d'une cabine téléphonique, et engagé dans une intense conversation. Plus il réduisait la distance, plus il parvenait à isoler les mots qui l'intéressaient.
« Oui, colonel. Je vous assure que... Non, je ne peux pas vous expliquer comment on est passés entre les mailles de... C'est compliqué, voilà. Je vous promets de vous... Oui, colonel. »
Désiré se planta devant son compagnon et lui jeta un regard désapprobateur.
« Non, on ne reste pas à Istanbul. Écoutez, colonel, je dois vous laisser. Faites-moi conf... Oui, colonel. Bien, colonel. »
Le blond raccrocha, l'air penaud.
« J'espère que tu sais ce que tu fais. » grimaça Désiré.
Il est soudain arraché à ses souvenirs de la veille par la sensation d'un regard insistant posé sur lui. Il secoue la tête pour revenir au moment présent, et aux rivages du détroit du Bosphore. Un vieil homme à la barbe drue le fixe d'un regard intriguant et torturé, puis s'éloigne sans dire un mot.
Freyd pose son calepin sur la table et s'approche de la berge.
« Il ne t'aime pas, tu sais, commente le grand brun.
- Qui ça ?
- Ondrej. Tu ne lui as apporté que des malheurs, depuis le jour où sa route a croisé la tienne.
- Je le connais pas, ce mec, proteste Désiré.
- Tais-toi et écoute. Il est trop fier pour te demander quoi que ce soit, mais il aimerait que tu fasses quelque chose pour lui, une fois qu'il aura... »
Freyd s'interrompt et suit le regard de Désiré. Les ferries s'écartent au passage d'un énorme tanker, escorté par une vedette rouge estampillée coastal safety.
« Ça lui est égal de disparaître, reprend le grand pâle. Mais il s'inquiète pour les louveteaux restés en Svata Zeme. Il aimerait que tu veilles sur eux.
- Je pige rien à ce que...
- Inutile de répondre. J'ai simplement pensé qu'il méritait que je te le dise. »
Deux heures plus tard, les trois compagnons sortent du resto kebab où Piaget a insisté pour qu'ils dégustent la spécialité locale, « histoire de comparer. » Désiré avoue volontiers que le fast food est savoureux, et les plats turques font un agréable changement, après plusieurs jours de repas végétariens chez les anhumains. Ils emportent un plateau jetable plein de loukoums et s'engagent dans le souk couvert au cœur de la vieille ville.
« C'est une tuerie, ces trucs, sourit Piaget en picorant une sucrerie. Oh, Désiré, tu peux me payer un t-shirt et un futal ? J'en ai marre de porter les fringues de la grande asperge. »
Désiré consent à venir au secours du flic blond, dont le départ inattendu ne lui a pas laissé le temps de prendre sa valise. Il accompagne son camarade à un étal, tandis que Freyd continue de flâner sous les voûtes antiques. Piaget met quelques minutes à sélectionner un jean Diesel contrefait, un t-shirt Istanbul by night et une paire de Doc Martens noires. Désiré tend les billets au vendeur et cherche Freyd plus loin dans la galerie.
Ses sourcils se froncent lorsqu'il l'aperçoit noyé dans la foule, en pleine discussion avec un homme. L'étranger, vêtu d'un pantalon de treillis militaire et d'un t-shirt sans manches kaki, semble amical. Peut-être un peu trop, même. D'une masse musculaire imposante, il tient fermement le grand sec derrière les épaules et lui parle à l'oreille. Le cou bloqué dans le gros biceps de son interlocuteur, Freyd jette un discret regard en direction de Désiré, les yeux pleins de terreur à l'état pur. Au moment où Désiré tape sur le bras de Piaget et commence à se diriger d'un pas décidé vers son ami en détresse, Freyd lui adresse un imperceptible « non » de la tête.
« Qu'est-ce qui se passe ? demande le flic inquiet.
- Planque-toi, par ici.
- C'est qui, le mec avec Freyd ?
- Je sais pas, mais ça pue la merde. Viens, on se tire.
- On va pas le laisser dans la mouize.
- Faut lui faire confiance. Il s'en sortira. »
Ils quittent le souk en vitesse, et essaient de se faire aussi discrets que possible. Désiré est aux aguets et s'assure que personne ne les suive dans les rues tortueuses de la vieille ville.
« J'ai merdé, putain, se lamente Piaget.
- La ferme, jette Désiré sans se retourner. On rentre à nos chambres et on attend Freyd. »
À peine de retour chez Seyma, Piaget file dans ses quartiers et rejoint son compagnon, son arme de service à la main. Puis il commence à tourner en rond devant le lit et échafaude des théories.
L'homme ressemblait à un soldat, mais Désiré ne croit pas l'avoir entendu parler français. Freyd paraissait le craindre, et pourtant aucun autre individu louche ne l'a rejoint. Cet étranger dégageait d'ailleurs, derrière son apparente décontraction, une puissante aura de terreur. Entre ses mains, le blême ressemblait à une souris dans les serres d'un rapace. Il ne reste qu'à espérer qu'il saura se tirer de ce mauvais pas.
Les minutes s'étirent. Une heure interminable s'écoule.
Enfin, Désiré entend des pas précipités dans les escaliers. Freyd fait irruption dans la chambre, à bout de souffle, le visage en sueur et plus pâle encore qu'à l'accoutumée.
« Prenez vos affaires, il faut partir tout de suite. Je vais chercher Ondrej. »
Trois minutes plus tard, il démarre en trombe, et ses passagers se font ballotter de tous côtés à chaque virage.
« Tu nous expliques ? demande Désiré alors qu'ils s'engagent sur le pont pour gagner l'Asie.
- Je ne sais pas comment ils m'ont trouvé. Je leur ai raconté des histoires pour qu'ils me laissent partir, mais je suis prêt à parier qu'ils ne m'ont pas cru. J'espère simplement qu'ils ne vous ont pas repérés, sinon nous sommes ...
- Grillés, complète Désiré.
- Mais qui c'était, ce type ? interroge Piaget sans se soucier des brusques slaloms de la jeep entre les véhicules.
- Je le connais bien, rétorque le brun aux yeux pleins d'horreur. Son nom est Kairos. C'est un Étherien.
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J'aime terminer mes chapitres au beau milieu de la nuit. 😁🌙
Vous avez aimé la petite visite touristique ? Je n'ai jamais mis les pieds à Istanbul, mais la ville a l'air très belle. J'ai terminé Assassin's Creed Revelations, ça compte ?
Vous avez fait brièvement connaissance avec un des antagonistes que je vais placer sur la route de notre quatuor. Freyd a raison de s'inquiéter. 👹
Allez, je vous laisse. Je ressens l'appel de la couette. N'oubliez pas de titiller la petite étoile. 😉👇⭐
Garnath out
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