27. Partage

Je reviens à moi. Le bruit blanc d'un moteur bien calfeutré me garde encore un moment dans une agréable torpeur. Les trois autres respirations qui m'entourent semblent également paisibles. Des odeurs corporelles relativement puissantes, presque animales, se mélangent à celles du cuir et du plastique neuf. Je prends le temps d'émerger en douceur.

Désiré entrouvre les yeux et remue sur le siège arrière.

« N'est où ? balbutie-t-il.

— Putain Kévin tu nous emmerdes, tonne soudain la voix de Piaget excédé. On est partis depuis même pas cent bornes, tu vas pas nous casser les couilles toutes les cinq minutes à demander si on va bientôt s'arrêter.

— Eh calmos, c'est moi, Désiré.

— Ah. Désolé. Le mioche nous a fait chier non stop depuis le départ de Passau.

— On va où, là ?

— Tu te souviens pas ? Ça s'arrange pas dans ta tête, on dirait. Allez, je suis sympa, je te fais le débrief. »

Piaget raconte comment Murat appela Freyd en catastrophe. Piaget et lui retrouvèrent en pleine forêt le vieux gitan en panique, penché sur le corps inanimé de Désiré. Piaget prit la situation en main, et mit en application sa formation aux premiers secours. Après dix longues minutes de compressions thoraciques et d'insufflations, il récupéra finalement un rythme cardiaque et une respiration spontanée.

« C'est la deuxième fois que je te sauve la vie, commente Piaget.

— Je regrette un peu moins de t'avoir embarqué, interrompt Freyd sans quitter la route des yeux. Si tu peux m'aider à maintenir cet abruti en vie pendant encore quelque temps, tu as largement mérité ta place.

— Monsieur est trop bon. » ironise le flic.

Dans le rétroviseur, Désiré remarque le teint pâle et cireux du conducteur, dont le front en sueur se plisse sous l'effort d'une concentration intense.

« Je sais toujours pas où on va.

— La vision que tu nous as racontée nous a donné des indices, répond Piaget. Le profil de la femme, avec la corne à la place du nez et de la bouche, c'est le continent Africain. Et le fleuve que tu as vu, c'est le Nil. On suppose que l'arbre qu'on cherche se situe quelque part à la base de la corne de l'Afrique.

— Attends, tu veux dire qu'on part en bagnole pour l'Afrique ? s'exclame Désiré incrédule.

— Ouaip. Dans la Jeep wanagaine de Freyd.

— Mais y avait pas de moyen plus rapide ou plus direct ?

— Je te rappelle qu'on est recherchés, donc impossible de prendre l'avion.

— Quant aux méthodes moins conventionnelles, enchaîne Freyd, je n'avais rien de plus proche. Je n'ai d'esquisses que pour New York, Mexico, Paris, Bangkok et Passau.

— Et donc le plan c'est de rouler tranquilles jusqu'en Afrique ? Vous savez qu'on va se faire jeter aux frontières.

— Déjà, on vient de passer en Autriche, comme une lettre à la Poste.

— Tu parles ! Ça va se compliquer très rapidement.

— J'y travaille, rétorque Freyd. Je vais nous faire marcher en Ombre suffisamment loin de la Terre pour nous éviter les tracasseries administratives, et je nous ramènerai régulièrement à cette réalité, pour ne pas perdre nos repères géographiques. La bonne vieille technique du cabotage.

— Le cabotage ? Je crois que j'ai entendu ce mot dans un documentaire sur la navigation. On est pas sur un bateau, bordel !

— La différence n'est pas si importante qu'elle le paraît, affirme Freyd d'un air tranquille.

— T'inquiète, moi aussi j'ai rien compris, fait Piaget en agitant les mains. Mais j'en ai vu suffisamment pour lui faire confiance. »

Désiré se redresse un peu et s'installe plus confortablement. Il sursaute lorsqu'il remarque soudain la présence d'un grand chien noir, qui dort roulé en boule sur le siège juste à côté de lui. C'était donc ça, l'odeur. Il renonce pourtant à poser la moindre question à ce sujet.

Le temps défile au rythme des kilomètres. Les montagnes enneigées au loin finissent par s'effacer, et laissent place à des collines verdoyantes parsemées de charmants villages et de carrés de forêts. Les habitations se densifient tandis qu'ils se rapprochent de Vienne. Les tremblements dans les mains de Désiré reprennent de plus belle.

Pris dans un embouteillage, Freyd pousse un juron et passe sa frustration sur le volant.

« J'avais presque réussi à nous faire décoller. Kurva ! »

Personne n'ose lui faire de remarque sur l'absence d'ailes ou de réacteurs, même en option, sur la gamme Jeep. La circulation se décante enfin, et ils dépassent l'agitation de la capitale Autrichienne. Le conducteur semble d'autant plus renfermé et concentré sur la route à double voie. Il se marmonne des expressions en Tchèque que Désiré parvient plus ou moins à identifier. La même Terre... Du partage entre les hommes... Aucune séparation... Les deux passagers s'entendent pour ne pas le déranger.

Désiré s'étonne de la forme étrange de certains panneaux de signalisation. Piaget n'a rien vu d'anormal. Mais quelques kilomètres plus loin, il doit bien avouer que l'écriture sur les panneaux publicitaires ne ressemble à rien de connu. Désiré lui pointe également le visage déformé de la femme sur une affiche. Pourtant tout dans le paysage paraît normal, et les autres voitures et camions continuent leur chemin sans montrer de signe d'émoi.

Quand la route s'élargit soudain pour laisser place à six files de véhicules roulant au pas, Freyd prend une grande respiration.

« Nous allons voir maintenant si je nous ai suffisamment éloignés de la Terre.

— La frontière hongroise ? s'inquiète Piaget.

— L'équivalent, oui. »

Désiré ne dit rien, et observe avec appréhension au loin la ligne de cahutes en travers de la route. Les barrières sont levées. Les véhicules ralentissent à leur passage, mais aucune ne marque l'arrêt.

Il ne leur faut qu'une poignée de minutes pour atteindre le bout de la file. Ils s'engagent à la suite de la voiture de devant, et Freyd ne fait même pas mine de s'arrêter. Désiré et Piaget voient médusés un homme à tête de cheval dans sa cabine les saluer d'un hochement placide, avant de baisser le museau dans un seau d'avoine posé sur ses genoux.

« C'est quoi ce bordel ? demandent-ils simultanément en se tournant vers Freyd.

— De quoi vous plaignez-vous ? Nous avons passé la frontière, non ?

— Tu fous ma gueule, invective Désiré avec un accent africain qu'il ne se connaissait pas, tandis que Piaget semble trop choqué pour réagir. C'est vraiment n'importe quoi.

— J'ai trouvé un monde où les hommes coexistent en paix, et n'ont plus besoin de frontières.

— Non, mais il coexistent un peu trop avec tout ce qui bouge, fait Désiré en éclatant de rire. Je veux pas qu'ils coexistent avec moi.

— Oh ouais, les nuits vont être chaudes ! » renchérit Piaget.

Les deux idiots partent dans un fou rire, et même le flegmatique Freyd ne peut contenir un sourire au coin de ses lèvres.

« Faites gaffe à vos miches, les cochons sont en mal d'affection. » lâche-t-il enfin en pouffant à son tour.

Un tonnerre d'éclats de rires emplit la voiture. Le chien relève la truffe et pousse un couinement inquiet.

***

L'après-midi touche à sa fin lorsque Freyd décrète qu'il n'en peut plus et qu'il est grand temps de faire une halte pour la nuit. Il quitte l'autoroute à un panneau représentant un lit et une assiette fumante, et se gare sur le parking d'un bâtiment carré, dont la façade blanche affiche trois étages de fenêtres étroites, ainsi qu'une enseigne imagée. On y voit un cochon tirer la langue devant une assiette d'épis de maïs. Une dizaine de semi-remorques ainsi qu'une poignée d'automobiles stationnent devant l'établissement.

Désiré s'étire longuement pour délasser ses jambes et son dos. Il reste bloqué dans cette position lorsqu'il aperçoit un couple composé d'une oie et d'un chat marcher main dans la main en direction de l'entrée du bâtiment.

« Je vais jamais m'y habituer. » murmure-t-il en échangeant un long regard avec les individus.

De stature légèrement inférieure à des humains, le corps entièrement recouvert de plumes ou de fourrure, ils portent des vêtements tout-à-fait ordinaires, mais pas de chaussures. Leurs membres inférieurs restent de nature animale, dotés de pattes ou de palmes. Leurs mains, en revanches disposent de doigts grossiers. À l'issue d'une intense session de brainstorming, Piaget a eu l'éclair de génie de les nommer « Anhumains ». Leurs têtes animales ne semblent pas leur donner la capacité de s'exprimer dans un langage articulé. Désiré regarde le couple échanger cacardements et miaulements, et se demande bien comment les gens se débrouillent pour communiquer.

Les trois compagnons échangent un haussement d'épaules et s'engagent à la suite des individus entre les portes automatiques.

Un buffle patibulaire au naseau percé d'un épais anneau tient la réception. En attendant leur tour, les compères observent le manège qui se joue entre le couple et le tenancier, à base de gestes, de grognements et autres cris. Le cérémonial laisse Désiré complètement perplexe, mais le bovidé finit par poser sur le comptoir une clé de chambre, dont le chat se saisit prestement avant de se diriger vers l'ascenseur au début du couloir.

« À nous de jouer, déclare Freyd.

— Attends, comment tu vas lui parler ? s'affole Désiré en le retenant par le bras.

— Je crois avoir saisi les bases.

— Et si ça se trouve ils ne prennent pas la carte bleue, rajoute Piaget.

— Les anhumains devant nous n'ont rien donné de leur poche, confirme Freyd. Pourtant je serais étonné que cet établissement accueille des clients par pure charité. Tentons notre chance. »

Intrigué, Désiré se tient derrière le grand maigre, et tente de déchiffrer la gestuelle complexe dans laquelle il se lance. Le pâlichon pointe du doigt le tableau des clés de chambre, puis joint les mains devant le torse comme pour une prière, appuyant ce geste d'un discret raclement de gorge. Le réceptionniste incline la tête, puis semble acquiescer, cependant il ne fait pas mine de réagir davantage. Après quelques secondes, il souffle de ses naseaux et rend à Freyd son geste de prière.

« Je ne comprends pas, fait Freyd en se tournant vers ses camarades. J'ai clairement indiqué que nous avions besoin d'une chambre. Il semble attendre quelque chose de nous, mais j'ignore quoi.

— Il veut qu'on lui donne un truc en échange ? hasarde Piaget.

— Le couple avant n'a rien donné, remarque Désiré. Je crois qu'il faut qu'on lui rende un service.

— Pourquoi pas. Voyons voir... »

Freyd désigne un tableau accroché au mur, sort un carnet de sa poche intérieure, et en montre une page au bœuf.

« Ça te convient ? Oui ?

— Tu viens de lui dire quoi ? s'étonne Désiré.

— J'ai proposé de lui renouveler la décoration en mettant à contribution mes talents d'artiste. »

Le bovidé opine généreusement du chef, et sa grosse main poilue pose une clé sur le comptoir.

« Nickel, se réjouit Piaget. Allez moi je suis crevé. On va pieuter. »

Il est arrêté net dans son élan par le réceptionniste qui s'est levé et secoue énergiquement la tête en désignant Désiré et lui-même.

« On dirait que vous allez devoir payer pour votre nuitée, précise Freyd.

— Oh mais non, proteste le flic. Fais pas ton encul... Bon bon ok. »

Le puissant bovin fixe Désiré et son partenaire d'un œil noir. Il renouvelle le geste de ses deux mains jointes sur sa poitrine, et appuie le message d'une forte expiration de son museau.

« Monsieur insiste, commente Désiré. C'est l'horloge des repas, ça ? demande-t-il en montrant un sablier surmonté d'un dessin d'assiette fumante. Je m'en occupe si tu veux. Oui ? Fai-re la cui-si-ne, fait-il lentement en mimant l'action de remuer un plat. D'accord ? Oui, sourit-il en hochant la tête de concert avec le grand bœuf. Voilà. Et lui là il fait la vaisselle. Fai-re la vai-selle. Oui ?

— Arrête, je veux pas me taper toute la plonge du bazar, proteste le flic.

— Ta gueule et souris. » fait Désiré en récupérant la clé de la chambre.

***

Désiré entre seul dans la cuisine exiguë, Piaget ayant promis de le rejoindre plus tard pour honorer sa part du marché conclu avec l'hôtelier. Tout l'équipement moderne semble s'y trouver. Four, cellule froide, passe-plat, plaques de cuisson, friteuse. Le lieu sent la javelle, et les chromes et les cuivres brillent.

Un cochon en tablier s'active à nettoyer le sol. Lorsqu'il aperçoit Désiré, il paraît un moment interloqué. Puis il lâche son balai à franges et fait signe au nouvel arrivant de le rejoindre près du plan de travail. Il lui montre deux gribouillages représentant les plats à préparer pour le dîner. Désiré reconnaît un petit poisson longiligne et une sorte de navet, simplement posés sur l'assiette, et dégageant des volutes de fumée. L'odeur provenant du garde-manger confirme que le menu prévoit du maquereau et du navet simplement cuits à l'eau. Le dessert consiste en une banale salade de fruits.

Le cochon pose la main sur l'épaule de Désiré et lui fait un grand « oui » de la tête.

« Tu crois vraiment que je vais vous cuisiner cette merde à deux balles ? On peut faire mieux, mon pote. Tu sais quoi, je vais t'apprendre un nouveau signe pour te montrer ce que je pense de ta recette. »

Il se tourne alors vers le cochon et lui lève le doigt du milieu sous le museau. Le pauvre anhumain lui jette un regard désemparé, mais Désiré lui tape sur l'épaule pour le rassurer.

« T'inquiète, je suis un pro. Je vais gérer. »

Le cochon prend une bonne dizaine de secondes pour laisser monter l'idée au cerveau, puis émet un simple grognement et se détourne pour reprendre le lavage du sol à la serpillère.

Désiré se fait craquer les phalanges et roule la tête pour détendre les cervicales. Il va falloir se montrer à la hauteur de sa fanfaronnade. D'ordinaire, il commencerait à réfléchir à partir des ingrédients, le maquereau et le navet. Les denrées de base devraient être disponibles. Oeufs, farine, crème lait, épices. Il fait un rapide tour du propriétaire pour s'en assurer. Bien. La situation actuelle pose des complications qui l'amènent à changer de perspective, car la vraie difficulté réside dans les convives. Des régimes divers, des dentitions variées, des museaux, des becs. Il va falloir tous les contenter. Enfin un vrai défi à relever. C'est parti.

Piaget vient le rejoindre en cuisine pendant le service du dessert. Depuis la cuisine, Désiré a pu entendre un concert de cris de toutes sortes. On se serait cru dans une véritable jungle.

« Tu leur as fait quoi aux bestioles ? s'inquiète le flic. C'est l'émeute là-bas.

— Tourte de maquereau et purée de navet à ma façon, déclare fièrement Désiré. Et en dessert, tiramisu aux fruits de saison. Je t'en ai laissé sur le passe-plat pour quand tu auras fini.

— Eh merde, se lamente Piaget. Dire que j'ai trimé des années en école de police, tout ça pour terminer à la plonge.

— Allez courage. Tu verras, ils ont bien raclé leurs assiettes. »

Désiré entre dans la salle de restauration, son assiette à la main, et cherche du regard Freyd, qui devrait se trouver à une table. Sur son passage, des anhumains de toutes races se lèvent et hochent énergiquement du museau. On dirait que le dessert aussi a fait un carton. Il aperçoit enfin un humain seul dans un coin, accoudé sur sa table, visiblement occupé à griffonner dans un carnet de dessin. Quand Désiré s'assoit en face de lui, le brun relève un instant les yeux, puis tourne la page et entame un nouveau crayonnage.

« Tu dessines quoi ? demande Désiré en attaquant sa tourte au poisson.

— J'ai bien avancé sur le tableau que je vais offrir à notre hôte, mais il faut aussi que je commence le travail sur une nouvelle esquisse.

— De moi ?

— Oui. J'ai commis l'erreur de te perdre une fois, je ne tiens pas à renouveler l'expérience. Ne t'occupe pas de moi, ça rend ta pose complètement artificielle.

— Ah, fait Désiré en plongeant dans la purée.

— Tu as fait du bon travail en cuisine, remarque Freyd d'un ton distrait.

— Merci. C'était un gros kif. J'ai l'impression d'avoir moins de tremblements quand je bosse.

— Si tes talents nous permettent de payer le logis et le couvert, tu auras l'occasion de recommencer très bientôt.

— Sans souci. Et donc, quelle est la prochaine étape du voyage ?

— La Turquie. »

Le cochon passe à cet instant près de leur table, en poussant un chariot de vaisselle sale. Il s'arrête à la hauteur de Désiré, le toise un instant, lève son sabot tridactyle, puis lui adresse un cordial doigt d'honneur.

—————
Le voyage reprend. J'ai posé les jalons du récit pour ce looooong road trip qui s'annonce. Même avec Freyd au volant, la route ne sera pas de tout repos. Essayez de regarder l'itinéraire sur Google Maps, pour rigoler. En théorie, ça se fait...

Le ton de ce chapitre est plus léger. Ça fait du bien, non ? Que pensez-vous des anhumains ? 🐱🐷🦝🐺🐯🐭🐰🦛🐸 Personnellement, j'aime bien le concept de communication non verbale, et l'idée que l'absence de langage permette aux gens de vivre en paix.

Vous avez entendu ce qu'a dit Freyd pour la prochaine étape. Direction la Turquie.

D'ici là... 😉👇⭐

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