23. Commencement
« L'histoire que je vais vous raconter est enseignée à tous les enfants de... enfin on l'apprend par cœur, voilà.
Au commencement régnait le Chaos,
Souverain absolu de toute chose.
La somme infinie d'informes vassaux,
Le Tout en Un auquel rien ne s'oppose.
— Attends, mais ça rime ? interrompt Désiré. Je te préviens, je suis nul en poésie. Rien que la chèvre et le renard, je l'ai jamais su par cœur.
— En plus, c'est n'importe quoi, renchérit Piaget. Au début, y a eu le Big Bang, et ensuite l'univers a grandi avec les galaxies, les étoiles, les planètes et tout le bazar. T'as appris ça dans quelle secte exactement ?
— Un endroit où le châtiment pour insolence, c'est une nuit entière au pilori.
— Non mais une heure de colle, c'est bien aussi, se renfrogne le flic.
— Vas-y, laisse-le parler sinon il va nous claquer une durite.
— C'est bon, vous avez fini ? lance Freyd le regard noir, les joues soudain étonnamment cramoisies. Je reprends.
Or il advint qu'Érébos le voleur
Du Dragon Primordial trahit confiance.
Sa main assassine arracha le cœur
Et s'enfuit au loin pour tenter sa chance.
Du criminel se mit à la poursuite
Sa propre sœur, du Chaos enfantée.
Nyx jura d'Érébos barrer la fuite,
Retrouver le Cœur et le ramener.
Sur Érébos tomba un noir linceul
Entre les bras de Nyx qui l'égara.
Dans cette prison, épuisé et seul,
Il crut venir l'instant de son trépas.
Lorsqu'il baissa les yeux, entre ses mains
Brillait du Chaos le cœur vénérable.
Il vit dans le Joyau comme un dessin,
Promesse d'un avenir formidable.
C'est ainsi qu'Érébos dans la poussière
Traça de ses doigts un chemin de feu
Dont jaillit une puissante lumière
Qui vint éclairer ce sinistre lieu.
L'artisan et sa sœur, émerveillés
Contemplèrent la beauté fascinante
De la Marelle, œuvre enfin achevée.
Ils y trouvèrent un terrain d'entente.
Ensemble l'assassin et la parjure
Une riche dynastie enfantèrent.
D'une Cité Éternelle les murs
Grandirent sur la Marelle d'Éther.
Le grand fracas de cette création
Au loin envoya un puissant écho
Qui souleva bien des ondulations
Sur son long passage jusqu'au Chaos
Ces ricochets entre Éther et l'Abîme
Devinrent autant d'Ombres, reflets
Des ennemis Royaumes de l'Ultime,
Leur grand champ de bataille à tout jamais.
L'Ombre obéit à ses rois sans défaut
Car ainsi va la Loi de l'Univers
Issu du sombre et ténébreux Chaos,
Pour la gloire éternelle de l'Éther.
— Ça y est, c'est fini ?
— Moi j'ai rien compris.
— Vous êtes désespérants de bêtise, soupire Freyd. Je vous fais la version courte. »
Il tire de sa poche de pantalon une pièce d'échiquier. Le roi noir.
« Ça, c'est le Chaos. » fait-il en claquant la pièce sur la table.
Puis il sort le roi blanc et le dispose tout aussi brusquement devant lui.
« Et voilà l'Éther. Entre les deux... »
Il fouille à nouveau dans l'intérieur de son long manteau en cuir, et en retire un cran d'arrêt, dont la lame se déploie d'un simple clic. Il entreprend alors de rayer frénétiquement la surface en bois séparant les deux figurines.
« Non mais vas-y fais comme chez toi, proteste Désiré.
— Entre les deux il y a l'Ombre. Ça va, c'est assez clair pour vos petits cerveaux ?
— Pas besoin d'être insultant, on est pas des teubés non plus, s'indigne Piaget.
— Non mais accrochez-vous parce que les choses vont un peu se compliquer. Le texte que je vais vous raconter s'intitule la Ballade de Prométhée.
— Encore un texte ! On pourrait pas avoir directement la version courte ?
— Attends je sais ! s'écrie Piaget. Prométhée c'est le mec genre qui a piqué le feu aux dieux pour le refiler aux hommes.
— Cette histoire puérile est la version de votre monde. La mienne a beau avoir été déformée par les réécritures et les traductions, elle est infiniment plus fidèle à la vérité. Je peux... ? »
Freyd attend une seconde que son auditoire lui rende un regard affirmatif, puis entame :
« De tous les innombrables conflits qui opposèrent la glorieuse Éther au Chaos, la Guerre des Deux Poignards ne fut ni la plus longue, ni la plus meurtrière. Elle manqua toutefois de mettre fin à l'univers.
Inlassablement, les généraux des armées de l'Ordre repoussaient les hordes sauvages du Chaos, aidés par les enfants de la Famille Royale d'Éther.
Leur vaillance permit de repousser les vagues d'assaillants jusqu'aux premiers contreforts des marches de l'Abîme. Pour la première fois depuis des milliers d'années, la victoire sur le Chaos semblait à portée de main.
C'était sous-estimer la sournoiserie de l'ennemi, qui corromput l'esprit d'un des frères de l'Éther. Ménétios, dans sa folle soif de pouvoir, tourna son poignard contre son propre père, Japet, et versa son sang sur la Sainte Marelle.
Le sang d'Éther endommagea la Marelle et ébranla les fondations mêmes de la Cité Éternelle, tandis qu'une vague d'entropie engloutissait les forces alliées. Prométhée, craignant venue la fin du monde, arracha la Gemme du Chaos des mains de son frère meurtrier, et déserta Éther, dans le lâche espoir d'échapper à la vague du Chaos.
Il dépassa la limite entre les deux territoires, où poussait l'arbre Ygg, dont la légende raconte qu'il fut planté par Érébos lui-même. Il s'en coupa un bâton et poursuivit sa route.
Mais avant d'avoir pu rendre à l'ennemi le Joyau Sacré, le traitre fut rattrapé par la tempête d'entropie. Voulut-il remplacer la Marelle d'Éther, qu'il pensait détruite, ou crut-il simplement sauvegarder sa misérable existence ? Nul ne le sait. Prométhée entreprit pourtant de reproduire l'œuvre accomplie autrefois par Érébos.
Il planta la branche d'Ygg et commit le sacrilège de tracer une nouvelle Marelle sur un sol impie. Le funeste destin voulut qu'il réussît. Le scélérat échappa au châtiment d'Éther, car l'effort de cet ignoble péché draina tant ses forces qu'il cessa même d'exister.
Le crime de Prométhée fut une offense à la Création. Car Prométhée avait fait erreur. Clymène, Sainte Matriarche d'Éther, donna sa vie pour sauver la Marelle, et la Cité Éternelle demeura.
La Marelle d'Ombre tracée des mains de Prométhée doit être détruite pour rendre son ordre à l'univers, et la Gemme du Chaos égarée doit retourner en Éther, où est sa place de droit. Voilà le devoir sacré qui incombe à chaque sujet d'Éther, dans l'Ombre et au-delà.
— Chouette, on a eu droit à une jolie histoire, ironise Piaget. Sauf que je vois pas à quoi ça nous avance.
— Attends, t'as capté quelque chose ? Moi je voudrais bien la version illustrée.
— Le contraire m'aurait étonné. Regarde bien. »
Freyd se penche sous la table et récupère sur le sol en terre battue un vulgaire caillou, gris et rugueux, qui traînait là. Il le tient bien en vue entre le pouce et l'index, puis le dépose sur la table, formant un triangle à peu près isocèle avec les pièces d'échec. Il reprend alors son couteau et pose à nouveau la pointe sur le bois.
« Non, non, intervient Désiré. Pas la peine de me niquer plus ma table pour colorier ton triangle, j'ai pigé le concept. »
Freyd lui jette un regard de travers pour marquer sa contrariété, puis se résigne à replier la lame et à ranger le couteau.
« Vas-y champion, je t'écoute. On verra si tu as compris.
— Tranquille. Donc le noir c'est le Chaos, le blanc c'est l'Éther, et le caillou c'est l'Ombre.
— La Marelle d'Ombre, rectifie Freyd. L'Ombre correspond à toute la surface du triangle. Voilà la forme de l'Univers.
— Si ça roule bien comme ça, objecte Piaget, pourquoi les mecs de l'Éther et du Chaos veulent détruire la Marelle d'Ombre ?
— Bonne question, monsieur l'inspecteur. Il serait abusif d'affirmer comme tu le fais, que tout roule bien. La structure linéaire de l'Univers est simple. La tension entre les deux pôles crée le temps et l'espace, ce qui suffit largement à la cohésion des mondes. Une Marelle en plus, c'est une de trop. On dit que sa création a perturbé le flot du temps et causé des cataclysmes dont certains ont entièrement ravagé des ombres.
— Donc tu penses toi aussi qu'il faut détruire cette Marelle ? s'inquiète Désiré.
— Disons que je préfère ne pas me prononcer pour l'instant. Détruire une Marelle n'est pas une mince affaire. Et après tout, nous avons là une source de pouvoir non négligeable, surtout si personne d'autre n'y a accès.
— Vraiment ? Personne ne l'a encore trouvée ?
— Pas à ma connaissance. Et j'ai à ce sujet un avantage considérable. Le mal de l'Ombre dont tu souffres m'apporte la preuve de ce que je soupçonnais. La Marelle d'Ombre se trouve sur Terre.
— Ben oui forcément, lance Piaget d'un air sceptique. Sinon sa théorie d'allumé ne rime à rien. Tu vas pas croire ces conneries, Désiré ?
— Honnêtement, soupire Désiré, on me parlerait de faire un tour en soucoupe volante avec des petits bonhommes verts qui ont des yeux à la place des doigts, tant qu'il y a une infime chance de récupérer Jen, je signe.
— Tu es bien le Désiré que je connais, sourit Freyd. Aide-moi à trouver la Marelle et tu détiendras peut-être le moyen de ramener Jenovefa.
— Tope là, mec.
— À la bonne heure, approuve l'homme pâle en serrant la main offerte par Désiré.
— Calmez votre joie, Élie et Dieudonné, intervient le flic. Désiré est recherché, vous n'irez pas loin. Je vous laisse suivre votre délire parce que j'ai pas le choix, mais je préfère être là quand vous vous ferez choper.
— Hors de question de traîner un boulet, fait Freyd en secouant la tête. Tu vas rester gentiment attaché ici jusqu'à ce que tes collègues te retrouvent.
— Il vient, coupe Désiré. J'ai fait des trucs dont je suis pas fier dans l'espoir de revoir Jen. Je veux croire que tout ce que tu me dis existe, je te jure. Mais si j'ai tort... »
Il jette un regard plein d'émotion à Piaget, toujours menotté sur sa chaise.
« ... je ne vois personne de plus qualifié pour m'arrêter. C'est à prendre ou à laisser. »
La lampe à gaz commence à tousser par intermittence, et la flamme jaunâtre syncope. Des chants de geais, de pies et de mésanges s'éveillent peu à peu dans le sous-bois, où perce la première lueur de l'aube. Des effluves d'humus, de champignons et de rosée parviennent aux narines de Désiré.
« Alors c'est décidé, proclame Freyd. Nous partons aujourd'hui. »
Il se lève et entreprend de déverrouiller les menottes dans le dos de Piaget.
« Ah j'en pouvais plus, s'écrie ce dernier. Ils simulaient pas, ces bâtards, quand ils me juraient que ça leur coupait la circulation.
— Mais au fait, Freyd..., hésite Désiré. On va où ?
— En Allemagne, voir un vieil ami.
— On fait un crochet par la Suisse avant. Faut que je vérifie un truc.
— Un méga détour, tu veux dire, commente Piaget.
— Et faut aller récupérer tout mon matos chez moi, continue Désiré. Tu t'en occupes, Piaget ? Je te fais une liste.
— Mais trop pas, y a pas moyen.
— Toi et moi on reste ici en l'attendant, ajoute Freyd.
— Non mais vous m'écoutez tous les deux ? Faudrait commencer par me rendre mon flingue, au moins.
— Non. Je n'ai aucune confiance en toi. Allons d'abord retrouver Ondrej, il t'accompagnera.
— Qui ça ? »
—————
Le confinement a du bon. J'ai repris un rythme de publication très correct. Je vais certainement ralentir quand le travail reprendra, mais ce qui est fait n'est plus à faire. Je m'efforce en tout cas que la rapidité ne vienne pas au détriment de la qualité: je ne vous écris pas des poèmes à tous les chapitres... 😅
Pour revenir à notre histoire, vous constatez que la fine équipe est constituée. Il faudrait presque dire la Dream Team: Désiré, Freyd, Piaget (et le chien 😄).
Le voyage qui commence va les emmener beaucoup plus loin que l'Allemagne. Celles.eux qui ont lu le tome 1, vous devinez qui est le vieil ami dont parle Freyd ?
Vous avez compris pourquoi Désiré veut passer par la Suisse ?
Je vous laisse y réfléchir.
Et n'oubliez pas de chatouiller la petite étoile. 😉👇⭐
Garnath out
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