20. Éloignement

C'est trop facile.

Désiré n'a eu qu'à sortir de sa chambre. Ensuite, il a trouvé toutes les portes entrouvertes. Elles lui ont tracé un itinéraire, doublé de l'odeur de son mystérieux sauveur, qui l'a mené sans encombre au travers des couloirs de l'hôpital, jusqu'à la laverie où une lucarne restait entrebâillée. Une fois dehors, il a repéré sans mal un scooter garé le long de la route avec les clés sur le contact.

Beaucoup trop facile.

Il roule à présent, sans but précis, le phare éteint pour ne pas attirer l'attention, car la lune éclaire suffisamment cette nuit pour qu'il s'en passe. Mais le froid le fait frissonner, au travers de sa mince blouse d'hôpital. Il lui faut d'urgence des fringues. Et un abri. Désiré cogite en regardant défiler l'asphalte. Impossible de retourner chez lui, il n'a pas les clés, et c'est trop dangereux. Sans nulle part où aller, il se sent désemparé. Seul. Petit à petit, le monde prend une teinte vert émeraude. Comme à travers le cul d'une bouteille de vin vide.

Se sentant partir à la dérive, Désiré supplie à voix basse:

«Me ramenez pas, me ramenez pas. Ils vont nous disséquer, nous tuer, tous un par un jusqu'au dernier. S'il-vous-plaît les mecs, me ramenez p... »

***

Il reprend conscience, assis sur un tabouret dans le noir. Le lieu n'a pas de fenêtre. De fins rais de lumière dorée filtrent par les interstices dans les murs de planches. De paresseuses particules volettent çà et là, comme des poissons dans un aquarium. L'endroit sent la poussière, la moisissure, le butane et la viande grillée. L'odeur semble familière à Désiré.

Putain, quelle heure il est ? Combien de temps a duré son absence ?

Il est maintenant vêtu d'un pantalon et d'une veste, dont il devine le motif camouflage. Il porte des rangers aux pieds.

Désiré se lève pour vérifier l'origine de ce curieux fumet de viande. Il se rapproche de la petite casserole posée sur la flamme bleue du réchaud et jette un œil pour tenter d'identifier l'animal dépecé qui y grille.

Un écureuil ?! Sérieux ?

Il percute à ce moment. Il n'a pas besoin de voir l'arc et le carquois appuyés contre le coin de la table pour comprendre qu'il se trouve dans la cabane clandestine de Dizrye. Après tout, c'est pas une mauvaise idée pour servir de planque.

Ou pas. Une brindille vient de claquer dehors, à moins de cent mètres.

Désiré se précipite à l'extérieur. La dense forêt de sapins laisse filtrer les rayons orangés d'un soleil couchant. Il se dissimule derrière un arbre et attend, sur le qui-vive.

Piaget marche à pas lents entre les fougères, son flingue à la main. Il vient de repérer la cabane, et focalise toute son attention sur cet objectif, si bien que Désiré n'a aucun mal à demeurer invisible.

« Pose ton flingue, Piaget. » résonne sa voix.

Le flic s'immobilise, lève les mains et range lentement son arme.

« À qui je parle ? C'est toi, Désiré ?

— Ouais. Comment tu m'as trouvé ?

— J'ai vu le scooter dans le fossé. Tu l'avais mal caché.

— Si t'es venu pour me ramener à l'hosto, y a pas moyen. Je préfère crever maintenant plutôt que de me faire charcuter la cervelle par cette folle de Bazin.

— Relax. Je suis juste venu te parler. On peut s'asseoir pour discuter ? »

Une minute plus tard, les deux hommes s'installent à la table bancale.

« Écureuil ? propose poliment Désiré.

— Euh, non merci. J'ai mangé un sandwich dans la bagnole. Sérieusement mec, j'ai vérifié ce que tu m'as dit l'autre jour.

— À propos de Jen ?

— Ouais. J'ai eu un mal de chien à retrouver mon rapport sur ton arrestation il y a trois ans. Le fichier informatique a complètement cramé. Heureusement, j'avais une copie papier mais elle a dû prendre l'humidité ou un truc dans le genre, parce que les feuilles sont toutes noircies, et l'encre à moitié effacée. J'ai quand même pu en lire un ou deux passages, et c'est écrit que tu voyageais avec une fille.

— Comment elle s'appelle ?

— J'ai pas trouvé son nom. Je sais juste qu'elle ne parlait pas le français. Enfin, juste assez pour nous dire d'aller niquer nos mères. Le pire, c'est que je ne m'en souviens absolument pas.

— Obligé c'est elle.

— Alors pourquoi ni toi ni moi on s'en souvient ? Ça fait flipper, sérieux. Normalement le seul cinglé c'est toi.

— Bienvenue au club, rétorque Désiré en levant un doigt d'honneur. Faut aussi qu'on parle de mon évasion de la zonzon. Y avait un mec habillé tout en noir...

— Je veux pas savoir.

— Si attends, c'était comme un ninja super balèze qui...

— Faut pas chercher à comprendre, Désiré. Écoute, j'ai un truc à t'avouer. Après nos exploits en Belgique, j'ai été contacté par un haut gradé de la DGSE.

— La quoi ?

— Les services secrets français, tocard. Ils s'intéressent à toi, ils ont tout un dossier.

— Ils me veulent quoi ?

— Ils prétendent que t'as des capacités sensorielles exceptionnelles, et que tu les aurais acquises par accident, pendant un voyage à la Réunion. J'ai pas les détails mais ça aurait à voir avec un requin. Ça te dit quelque chose ?

— Euh ouais, vaguement. J'ai trucidé un requin bouledogue au couteau quand j'étais en vacances avec mon ex.

— Bon, ils ont confirmé que Bazin avait l'intention de te tailler la moitié du cerveau, juste pour voir ce que ça ferait. C'est eux qui t'ont sorti de là, pour te préserver. Alors tu poses pas de questions, ça vaut mieux.

— Ils veulent quoi ?

— Pour l'instant, rien. Ils sont d'accord pour te laisser tranquille, à condition que tu te tiennes à carreau.

— Je vais essayer, mais putain faudra que tu le répètes à Brahim et aux autres.

— T'as encore des absences ? Elle est nulle, cette psy, merde.

— C'est pire que jamais, je contrôle plus rien. Les laisse pas faire des conneries, s'te-plaît.

— Je vais encore jouer les nounous ? Ah non, j'ai déjà donné. Avec l'Œil, j'ai cru que j'allais crever.

— Moi y a qu'un seul truc qui m'intéresse. Je veux retrouver Jen.

— Je t'avoue que moi aussi, je serais curieux de connaître le fin mot de l'histoire.

— Je vais avoir besoin que tu me rapportes deux ou trois choses. »

***


Le Marabout Ahuippa a les dons de nos Voyants et de nos Astrologues. Spécialiste du retour affectif et du désenvoûtement, remet votre vie sur ses rails. Une puissance foudroyante. Grande expérience. Sa science maraboutique puissante et sa spiritualité libèrent votre vie de tous ses freins. Pratique un art magique puissant pour influencer des événements en votre faveur. Récupérer son ex, Amour, Fidélité en couple, Infidélité, Renfort des sentiments, Sauvé son couple, Déception amoureux, Retour affectif être aimé. Répare le PC a distance.

Le prospectus n'inspire pas forcément confiance, mais c'est tout ce que Piaget a pu dénicher. En fait, il l'a pêché dans la boîte aux lettres de Désiré en allant discrètement récupérer les « deux ou trois choses » qu'il lui a demandées. Désiré hésite, le doigt sur la sonnette. L'immeuble, situé en plein centre ville de Nancy, lui donne la même impression que le contenu du prospectus. La porte cochère sent l'urine, et pas que de chien. L'interphone a connu des jours meilleurs, et la façade ancienne fait bien son âge. Après tout, une situation désespérée appelle des mesures exceptionnelles. Tant pis si « exceptionnel » n'est pas vraiment le terme qui vient à l'esprit de Désiré en cet instant. Il appuie sur le bouton.

« Marabout Ahuippa. Vous avez rendez-vous ? crachote une voix masculine.

— Non, répond Désiré en cachant son visage dans la capuche de son sweat. C'est une urgence.

— Ça sera plus cher, et en plus c'est tarif de nuit.

— D'accord, pas de souci.

— On prend pas la carte bleue.

— J'ai des espèces, ça ira ? »

Le buzz du loquet électrique semble donner une réponse affirmative à la question. Au premier étage, la porte s'ouvre sur un visage noir juvénile aux joues rondes, coiffé d'un chapeau de tissu violet aux broderies dorées, et une ample djellaba assortie.

« Entre, mon fils, fait le jeune qui doit avoir dix piges de moins que Désiré.

— C'est vous Ahuippa ? s'étonne Désiré en entrant dans le hall de l'appartement.

— Le marabout sera bientôt avec toi. Il faut laisser ton offrande ici. C'est quatre-vingt-dix la consultation. »

Désiré dépose ses billets dans une corbeille en osier. Il décèle une odeur de millet cuit, et une cocotte minute siffle derrière la porte de droite. Voilà qui explique l'humidité dans l'air.

« Entre ici, le marabout arrive. » invite le jeune homme.

Désiré pénétre dans un salon exigu dont les relents d'encens lui laissent prédire qu'il ne supportera pas une consultation trop longue. C'est suffisant pour lui coller une migraine telle qu'il n'en a pas ressentie depuis... depuis quand d'ailleurs ? Il prend place sur un petit tabouret de velours noir installé devant une table basse.

Le jeune est occupé à une conversation relativement animée avec une femme, dans une langue qui échappe totalement à Désiré.

« Sitaki wateja wa chakula cha jioni. » (1) crie la voix féminine. Ça a l'air de chauffer.

Une seconde plus tard, une dame aux cheveux gris ramenés en chignon, lourdement vêtue d'une robe traditionnelle et d'imposants bijoux, tire le rideau de perles qui sépare la pièce attenante du salon. Elle paraît très distinguée, mais également passablement agacée.

« Bon allez, lâche-t-elle

— C'est vous le marabout ? demande timidement Désiré.

— Tu as certainement des questions plus intéressantes à me poser, rétorque la vénérable ancienne. Je n'ai pas la soirée.

— Pardon madame. Euh, je viens à propos d'une femme...

— N'en dis pas plus. Tu veux la récupérer, c'est ça ?

— Ben c'est un peu plus compliq...

— Donne-moi tes mains. »

Désiré tend les mains. La dame les enveloppe dans ses fragiles phalanges et prend fermement appui sur la table. Il sent d'infimes tremblements dans la pression. Elle ferme les yeux et inspire profondément. Les spasmes de la vielle dame s'intensifient, et Désiré sent une vibration parcourir son corps tout entier.

« Tu as perdu une femme, soupire-t-elle dans un filet de voix rauque et inquiétant. Son absence t'a brisé, en plusieurs morceaux. Elle a laissé un vide en toi, qui te ronge de l'intérieur. Tu la crois partie loin, mais elle est tout proche.

— Ouais c'est ça, chuchote Désiré hébété.

— Il y a autre chose.

— Quoi, madame ?

— Tu es hanté. Par un esprit. Le fantôme d'une personne. Quelqu'un qui n'a que toi à qui se raccrocher.

— Mais qui ?

— Voilà c'est tout, coupe-t-elle en frappant des mains et en relâchant sa respiration. Tu as la réponse à tes questions.

— Ah non attendez, s'il-vous-plaît. On peut faire quoi pour cet esprit, là ?

— Si tu veux que je t'en débarrasse, il y aura un supplément, fait la vieille dame en allumant une cigarette tirée de sa poche.

— Non, je voudrais plutôt qu'on discute.

— Tu veux parler aux esprits ? avertit-elle, ses yeux luisant au travers du nuage de fumée.

— Je paierai.

— Très bien. »

Le marabout se lève et sort du tiroir d'une commode un chapelet de perles en bois clair, ainsi qu'une planche brute dont les nervures en vagues et les nœuds épais suggèrent une essence exotique. Elle applique les mains de Désiré sur le bois, et y appuie les siennes, où se love le chapelet. Elle ferme à nouveau les yeux et reprend une respiration longue et concentrée.

« Par Saint-Jean et Saint-Mathieu, et tous les esprits des ancêtres qui résident au ciel et dans la terre, j'en appelle à l'âme qui tourmente ... C'est quoi ton nom, mon fils ?

— Désiré.

— J'en appelle à l'âme qui tourmente notre frère Désiré. Esprits des morts, ouvrez la porte à celui d'entre vous qui s'attache à ... euh...

— Désiré.

— Celui qui s'attache à Désiré. Ô par les Saints Apôtres et par toutes les forces du monde de la Terre, et du monde des morts, et du monde des Vivants, par l'Esprit Saint et par Notre Père, je t'appelle! Descends parmi nous. Viens en ce lieu. Maintenant ! »

***

En un clignement d'œil, Désiré est ailleurs. Il se tient au début de l'allée centrale d'une église. L'édifice semble de taille modeste, il sent la poussière et la cire. Seuls quelques cierges diffusent une faible lumière dans les allées latérales. La nuit semble bien avancée.

Une porte s'ouvre dans la sacristie, et un homme pointe une mine à la fois inquiète et endormie. Il se rapproche à pas pressés et accueille Désiré.

« Entrez donc, l'église est ouverte. Je ne peux pas vous donner la confession à cette heure, mais vous pouvez rester prier tant que vous le souhaitez.

— Merci. C'est cool. Euh, je peux vous poser une question s'il-vous-plaît.

— Demandez, mon fils.

— Est-ce qu'une femme nommée Jenovefa vient ici de temps en temps ?

— Non, ce nom ne me dit rien. C'est pour cette raison que vous venez de temps en temps ? Vous cherchez quelqu'un ?

— Oui, on peut dire ça. Mais... Comment ça, je viens souvent ?

— Pas dernièrement, mais je me rappelle vous avoir vu assez régulièrement. Vous ne pouvez pas venir la journée ?

— C'est compliqué.

— Écoutez, je remarque que ce soir vous ne portez pas de vêtements de femme. Vous avez peur de replonger dans le péché, c'est ça ? Priez, mon fils. La prière peut vous sauver de vos perversions.

— Mais c'est pas ce que... Non, laissez tomber. Vous pourriez me montrer où Jen va... où je viens prier ?

— Vous ne savez plus ? Venez prier mon fils. »

Le prêtre guide Désiré vers la chapelle à gauche du transept. Quelques bougies y finissent de se consumer. Le prêtre en prend deux nouvelles, les allume et les dispose sur le candélabre.

« Je vous laisse en paix. »

Désiré patiente quelques instants pour laisser le temps au curé de retrouver son matelas, et se retrouve comme un con dans la petite chapelle. Comme une poule qui aurait trouvé un couteau. Il n'a pas le mode d'emploi pour la prière.

Son regard détaille l'agencement du lieu. En-dessous d'un vitrail représentant un quelconque personnage religieux, le machin en métal pour mettre les bougies, un coussin pour mettre les genoux, et un pupitre pour poser un livre. Justement, une sorte de registre est ouvert dessus. Désiré jette un œil et confirme que les gens y écrivent des trucs.

Est-ce qu'il serait possible que Jen...

Il commence à feuilleter l'épais volume en arrière, sans rien trouver d'intéressant. Et il remarque un long espace blanc sur une page. En examinant mieux, il repère plusieurs passages vides. Mais alors pourquoi les gens ne les ont pas utilisés ? À moins que...

Il passe le doigt sur la surface lisse de la page, mais ne sent aucun relief. Étrange.

Désiré cherche dans le registre le blanc le plus récent. Il ferme les yeux et se concentre. Il croit deviner l'empreinte presque disparue d'un stylo. Tel un aveugle lisant du braille, il tente de déchiffrer le message.

Mon Dieu, ... voudrais dire à Désiré ...se souvienne ... aime de tout mon cœur... disparaître de ce monde

J.

Une goutte de cire descend lentement le long d'un cierge. Une larme suit son chemin sur la joue de Désiré.

—————

(1) Je ne veux pas de clients à l'heure du dîner. (En Swahili)

Je suis content d'avoir bouclé ce chapitre en pleine tempête WEntraide. Le tome 1 a été tiré au sort, et j'essaie de répondre aux commentaires aussi vite que possible.

Mais je ne veux pas négliger ce tome 2 pour autant. Les références à l'intrigue du tome 1 étaient prévues avant le tirage au sort, c'est donc une grosse coïncidence. Il y aura d'ailleurs d'autres retours d'éléments du tome précédent. Je n'oublie pas ceux d'entre vous qui n'ont lu que ce tome, je vous promets de ne pas vous perdre en route.

Pour ce chapitre, j'ai voulu alterner entre un ton grave et un registre plus léger. Vous aimez Ahuippa? Je me suis inspiré d'une vraie pub pour un marabout de Nancy.

Dites-moi ce que vous en pensez, et n'oubliez pas... 😉👇⭐

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