19. Enfermement

« Vous pouvez remercier le Lieutenant Piaget qui vous a retrouvé à temps, dit le docteur Bazin sur le ton du reproche. Grâce à la caméra dans votre salon, dont il consultait justement les images, il vous a vu convulser sur votre canapé. Il s'en est fallu de peu. Le temps qu'il prévienne les secours et que l'ambulance arrive, vous étiez en arrêt cardiaque. Les secouristes ont réussi à récupérer un rythme, mais votre cœur s'est à nouveau arrêté dans l'ambulance, et votre arrivée aux urgences a été très mouvementée. Les médecins vous ont prodigué des soins pendant plus de trente minutes avant de parvenir à vous stabiliser. Désiré, vous m'écoutez ?

— Oh oui, euh pardon doc, balbutie Désiré. Je me sens un peu à l'ouest.

— On le serait à moins, continue Bazin en se levant de sa chaise au bord du lit. A quoi est-ce que vous avez pensé ? Vous saviez pertinemment que vous êtes sous traitement à la méthadone pour gérer votre addiction. Consommer de la cocaïne comme vous l'avez fait, sans vous soucier de la dose d'opiacées déjà dans votre organisme, c'était l'overdose assurée. (Le docteur fait une courte hésitation.) Dites-moi, Désiré, nous n'avons pas abordé les pulsions suicidaires depuis un moment. Avez-vous des choses à me dire ?

— Non, je vous jure que c'est un accident, doc.

— Bah peu importe. Nous allons reprendre les conditions de votre thérapie.

— C'est pour ça, les ..., fait Désiré en tirant sur les contentions à ses poignets et chevilles qui le maintiennent allongé sur le lit médicalisé.

— L'immobilisation fait partie de votre prise en charge jusqu'à ce que je puisse déterminer si vous êtes un danger pour vous-même. Ce que j'ai constaté pour l'instant ne m'encourage pas à parier sur vos capacités d'auto-préservation.

— Non mais allez doc, faites pas votre p... Euh, voilà merde sérieux c'était un accident, implore Désiré.

— Nous en jugerons d'ici quelque temps. Je vais vous laisser vous reposer à présent, lâche-t-elle sèchement en tournant les talons.

— Allez merde, partez pas putain ! »

Mais la psychiatre a déjà quitté la pièce, et Désiré entend une clé tourner dans la serrure de sa porte.

« Grosse pétasse, tu vas me détacher de ce putain de lit ! » hurle Désiré, en vain.

Après avoir crié à s'en arracher les cordes vocales, Désiré fond en larmes. Des spasmes secouent tout son corps, et son visage est entièrement mouillé. Il a la morve au nez. Et il ne peut même pas s'essuyer la face.

De dépit, il se tourne comme il peut sur le côté et s'essuie le nez sur son oreiller. Puis il revient sur le dos, fixe les néons éteints au plafond et souffle calmement, méthodiquement, entre ses lèvres arrondies en un petit O. Il connaît la méthode: faire abstraction des sensations à l'extérieur. Les cris d'autres patients, l'odeur d'urine et de mauvais café, les chants d'oiseaux au-dehors. Ne pas y prêter attention. Uniquement les battements de son cœur, sa respiration, sa circulation sanguine. Prendre le contrôle et ralentir le rythme. Visualiser l'espace intérieur.

Nous y sommes. La grande caverne et le lac souterrain. L'obscurité semble plus opaque que précédemment, si bien qu'on n'y voit pas plus loin qu'une dizaine de mètres. Nous descendons le long de la berge rocailleuse vers le bord de l'eau, trébuchant parfois sur des cailloux, glissant sur des graviers. Nous nous arrêtons subitement non loin du rivage. Pas de clapotis, pas de vaguelettes caressant la rive. Tout semble comme immobile, figé.

Nous nous approchons, et nous plions le genou pour toucher la surface de l'eau. Elle est dure. Comme de la glace. Pourtant, il ne fait pas froid. On dirait que le lac a été vitrifié. Précautionneusement, nous nous aventurons sur l'étrange glace, qui supporte notre poids. Des formes fugaces se déplacent sous nos pieds. Les ténèbres ont également gagné le lac, car les eaux autrefois claires sont maintenant sombres comme de l'encre.

« Allez les mecs, j'ai besoin de vous. Vous êtes où putain ? » proteste Désiré entre ses dents.

Il s'agenouille et tente de percer du regard les eaux noires. Subrepticement, il croit les voir. Quatre faibles lumières colorées dans les profondeurs. En forme de requins.

***

« Je vous jure, doc. Et donc je crois que c'est à cause de ce rêve chelou que j'arrive plus à communiquer avec les autres. »

Sanglé au fauteuil dans le cabinet de sa psy, Désiré tente de gesticuler pour appuyer ses paroles, mais ses mouvements sont constamment arrêtés par les liens.

« C'est fascinant, Désiré. Vous semblez accorder une grande valeur symbolique à ce rêve médiéval. Pourquoi, à votre avis ?

— Ben déjà tout colle. Les couleurs, les personnalités des mecs. Je crois sérieusement que si j'avais réussi la quête du machin, j'aurais résolu mon souci de dédoublement.

— Je n'en suis pas si sûre, rétorque Bazin. Les rêves ne font que refléter ce qui arrive dans notre vie. Ce sont des messages que nous envoie notre inconscient pour nous aider à mieux comprendre les événements qui nous touchent, mais en soi ils ne produisent rien. Cela montre en tout cas que vous croyez à la symbolique que nous avons établie. Mais dans ce cas, je suis curieuse de savoir pourquoi vous n'avez pas choisi de reconstituer le miroir.

— À cause de Jen, allons. Cette histoire de quête c'était trop facile. Le vrai truc, c'est Jen. Le véritable but de tout ça, c'est de la sauver. Écoutez doc, je sais que vous allez me prendre pour plus cinglé que je ne le suis déjà, mais je suis certain qu'elle existe réellement. Les autres, c'est des images de moi, d'accord. Mais pas elle, j'en suis sûr.

— Et que pourrait-elle bien être, si ce n'est une création de votre esprit ? intervient Bazin en haussant les épaules. Soyez raisonnable, Désiré. Je ne vois pas en quoi cette femme serait différente de Kévin, Brahim et les autres. Vous savez, il est tout-à-fait possible pour un homme de se projeter en tant que femme, ça n'a rien de dégradant.

— Mais non, c'est pas...

— Quoi qu'il en soit, cette conversation confirme une partie de ma théorie à votre sujet.

— Ah bon ? Et c'est quoi ?

— Que vos troubles identitaires ne sont pas uniquement d'ordre psychologique, mais bien dus à la lésion dans votre cerveau.

— Quoi ? J'ai rien compris. Vous voulez dire c'est comme une blessure ?

— Exactement.

— Et ça se guérit ?

— Ça s'opère, éventuellement. Je vais étudier la question.

— Attendez, vous voulez me charcuter ?

— Effectivement.

— Et ça réglerait mes problèmes ?

— Peut-être, soupire Bazin en croisant les doigts. Toutefois, pas nécessairement de la façon la plus favorable en ce qui vous concerne.

— Comment ça ?

— J'en ai déjà discuté avec Brahim et Kévin. Ils sont d'accord avec moi pour dire que le véritable problème... (Elle fait une pause et se penche en avant, les coudes sur le bureau) C'est vous, Désiré.

— Quoi mais non mais vous êtes complètement malade!

— N'inversons pas les rôles, je vous prie. J'ai bien étudié votre cas, et je peux objectivement affirmer que vous êtes la personnalité la plus problématique. La dépression, l'addiction, les tendances suicidaires. Les autres valent bien mieux que vous, et ils ont promis de faire des efforts pour progresser. Vous êtes le facteur de division. Je vais donc vous retirer. Chirurgicalement.

— Vous pouvez pas faire ça. Vous avez pas le droit!

— Étant donné votre statut d'interné d'office, j'ai bien peur que si. Et pour assurer mes arrières sur le plan juridique, j'ai pris la précaution de faire signer un consentement à Brahim. Techniquement, c'est son corps à lui aussi. L'opération aura lieu en fin de semaine prochaine, le temps de faire quelques IRM supplémentaires.

***

« Ah les enculés de fils de leurs races. Kévin, petit merdeux, viens là faut que je te parle. Brahim si je te chope je te nique ta mère. Dizrye, prosím... »

Désiré s'agite, impuissant, et se contorsionne dans son lit, crachant à haute voix son dépit et sa colère envers ses alter-égos. Comment osent-ils le considérer, lui, au même plan qu'eux, qui ne sont que des projections du vrai Désiré ? Comment peuvent-ils le sacrifier à cette folle de psy, encore plus cinglée que tous ses patients réunis ?

Toutes ses questions restent sans réponse.

Mais Désiré continue malgré tout à insulter et à jurer, parce qu'il n'a plus que cela. Parce que le destin ne lui laisse plus d'échappatoire.

Quel est ce bruit de pas ? Un infirmier, accompagné d'un visiteur. Ils s'engagent dans le couloir qui mène à la chambre.

« Ne restez pas plus de dix minutes. Il est agité et incohérent. Vous verrez que nous avons été obligés de le mettre sous contentions, pour sa sécurité.

« Très bien, je ferai vite. » fait une voix familière.

Désiré sent une joie intense lui remplir le cœur, un espoir fou. Quand Piaget ouvre la porte, il tente de se redresser si brusquement que le lit en sursaute.

« Oh putain Piaget je suis trop content de te voir.

— Ouais, moi aussi, fait le flic d'une voix douce et amicale. Comment tu te sens, mec ?

— S'te-plaît, s'te-plaît, s'te-plaît. Faut que tu me fasses sortir d'ici. La psy est complètement frappée. Elle veut me charcuter le cerveau pour me faire disparaître, et qu'il ne reste que les autres. Elle veut me buter!

— Woh du calme mon pote. Bazin m'a dit que tu vas passer sur le billard. Mais c'est qu'une opération de routine, t'as un petit vaisseau qui a pété dans la tête, ils vont réparer ça.

— Je te dis qu'elle veut me découper, m'enlever de mon propre corps. Crois-moi putain!

— Hey, faut pas virer parano, tente-t-il de calmer Désiré. Relax, ça va bien se passer.

— Écoute, j'admets que je suis un peu cinglé mais pas à ce point. Il faut que tu fasses un truc pour moi. Je te prouverai que je suis pas fou.

— Vas-y, si ça peut te rassurer.

— Jen. C'est le nom d'une fille. Bazin croit qu'elle est dans ma tête, que je l'ai inventée, mais c'est pas vrai. Je veux que tu vérifies. Y a forcément une trace d'elle quelque part.

— D'accord. Je repasserai te voir après ton opération, on en discutera.

— Non! Il faut voir ça avant. Et si j'ai raison, promets-moi que tu me sortiras de là. »

***

Demain, le monde s'écroule. Dans quelques heures, à peine après l'aube. On va emmener Désiré en salle pré-op, et on va l'endormir. Il ne se réveillera jamais. Un chirurgien va amputer la partie de son cerveau qui contient sa personnalité, tout ce qui fait de lui ce qu'il est. La zone a été clairement délimitée par Bazin, qui a réalisé toute une série d'IRM en posant des questions diverses et toutes plus débiles les unes que les autres à Désiré. Sans parler des examens complémentaires qu'elle a certainement pratiqués avec la coopération de Kévin et Brahim.

La lune verse une douce lueur laiteuse dans la chambre, tranchée par l'ombre des barreaux à la fenêtre.

Des pas feutrés dans les escaliers. Le claquement moins discret d'un loquet, et le léger grincement des gonds d'une porte, qui viennent résonner dans le couloir. Une voix s'écrie.

«Qu'est-ce que... MMMPFF... »

Un corps traîné sur le sol. Le cliquetis de petits objets métalliques. Les pas se rapprochent. Une clé tourne dans la serrure. La porte s'entrouvre, laissant apparaître une main gantée de noir, puis une silhouette vêtue d'une combinaison et d'une cagoule de la même couleur. L'homme s'approche du lit. Désiré capte une odeur de sueur et de menthol. Le lien de sa main droite se desserre. Désiré regarde stupéfait sa main ankylosée, et n'a pas le temps de lever les yeux que déjà le mystérieux inconnu s'est éclipsé par la porte.

Il est temps de mettre les voiles.

—————

Bonjour tout le monde!

Je vous promets que le titre de ce chapitre n'a aucun lien avec la situation sanitaire actuelle. Si vraiment j'avais voulu surfer de façon putassière sur l'angoisse de l'actualité, j'aurais choisi "Confinement" 😅

Désolé si le non-rapport vous semble traumatisant, qu'il vous ramène au vide et à la solitude, à l'ennui et à la vacuité de l'être. Si vous en êtes là, c'est pas ma faute.

Bon, revenons à nos moutons. Je vous avais prévenus que le rêve de Désiré aurait des conséquences, n'en déplaise à Bazin. Les alter-égos de Désiré vont œuvrer en coulisses, à partir de maintenant.

Avez-vous apprécié le revirement de Bazin, qui a révélé son visage de savant fou? J'ai résisté à la tentation de lui faire dire "Mouhahahaha", même si c'était l'idée générale. J'avoue qu'au niveau vraisemblance scientifique, on a totalement lâché la rampe, mais c'est pour la bonne cause.

Faites-moi part de vos réactions. Et comme toujours... 👇⭐

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