18. Délivrance
Peu à peu, le chevalier reprit conscience. Un épais brouillard d'hébétude enserrait ses pensées, et le monde semblait encore chavirer autour de lui. Tout était trouble, et il ne parvenait pas à fixer son regard sur quelque point précis. Deux images identiques ne cessaient de se superposer, sans jamais venir exactement se chevaucher.
Il roula péniblement sur le côté et entreprit de se relever. Son crâne était traversé d'une lancinante douleur, comme si on lui écrasait la cervelle entre deux mains d'acier. Il constata que du sang maculait son visage et ses mains.
Il crut entendre une sorte de rire cristallin. Si discret, si éphémère, qu'il le prit pour une création de son esprit. Mais le son chatouilla de nouveau ses oreilles. Si proche, et en même temps si faible. Pris de panique, il se mit sur ses pieds, aussi prestement que lui permettait son état.
Il tituba.
« Qui est là ? » cria-t-il
Seule lui répondit la complainte du vent qui giflait la grande fenêtre. Il sentit alors la caresse d'un drap le long de sa jambe, puis autour de sa taille. Une ombre translucide, diaphane, ondulait contre lui. Un soupir se fit entendre:
« N'aie pas peur. Viens avec moi. »
La voix était celle d'une femme, douce et bienveillante. Le chevalier resta un instant indécis. Il jeta un regard à ses compagnons, encore inconscients, mais sains et saufs, dont les torses se soulevaient à un rythme régulier. Une sensation enveloppa sa main et l'attira délicatement vers l'avant. Il fit quelques pas. La silhouette paraissait prendre consistance à mesure qu'il avançait. Une forme féminine vêtue d'amples voiles, toujours translucide, mais de plus en plus tangible. Une main délicate tenait la sienne. Elle l'entraînait vers les trônes contre le mur opposé.
« Qui êtes-vous ? Que souhaitez-vous me montrer ? hasarda-t-il.
— Tu le sauras, répondit la voix devenue plus distincte. Quand tu auras répondu à une autre question. »
Chacun des deux trônes était surmonté d'un portrait en pied de quelque souverain ou reine. Ils avaient tant souffert de l'abrasion causée par le vent, qui entrait par bourrasques par la large fenêtre, qu'ils en étaient méconnaissables. Tout juste devinait-on un homme à gauche et une femme à droite. Sa curiosité piquée, le chevalier approcha.
Il s'arrêta subitement en découvrant ce qui était incrusté dans le sol de pierre, cinq pas devant les trônes. Un cadre oval en argent, ouvragé d'arabesques et d'entrelacs, à l'éclat terni, noirci par endroit. En son centre, un unique fragment de miroir dont les éclats manquants laissaient apercevoir le dallage de la pièce. Le chevalier porta la main à sa ceinture où se trouvait l'étui contenant le fardeau de sa quête.
« C'est le... balbutia-t-il
— Non, interrompit la voix. C'est ce que tu cherches, mais pas ce que tu crois. Regarde mieux. »
S'agenouillant pour mieux examiner le miroir, le chevalier découvrit une inscription dans le cadre. Il ne put en discerner qu'une partie: E I _ R
«Eishar ! » s'écria-t-il.
Toutefois, pris d'un doute, il entreprit de déchirer un pan de sa tunique tâché de son sang, cracha dessus, et s'en servit pour frotter l'inscription. Ses efforts révélèrent des lettres jusqu'alors invisibles. S E I D E R
«Qu'est-ce que ça signifie ?
— Que tu te trompes au sujet de ta quête, asséna la forme diaphane. Observe par ici. »
Le chevalier se sentit accompagné au pied des trônes. Il leva les yeux vers les tableaux élimés. De si près, il ne faisait plus aucun doute qu'ils représentaient le couple royal. La reine, sur le tableau de droite, posait assise de profil sur le rebord d'une fenêtre laissant deviner quelque paysage. Drapée d'une ample robe blanche constituée d'une multitude de voiles délicats, elle tenait un livre sur ses genoux. Le tableau était malheureusement trop détérioré pour discerner son visage, cependant elle irradiait d'une incroyable grâce. La noblesse de sa personne n'était pas tant marquée par la fine tiare qui ceignait son front, que par la dignité de sa posture.
Sur l'autre tableau, le roi se tenait droit, la mine fière. Une large couronne sur la tête, il se tenait appuyé sur une imposante épée. Une lourde cape à col de fourrure était posée sur ses épaules, aux revers sertis de saphirs, d'émeraudes, de rubis et de topazes. Il portait des braies de cuir, des bottes et une ceinture, mais son torse restait nu. Il avait la peau sombre.
« Je ne comprends pas, marmonna le chevalier.
— Il te faut poser la bonne question.
— Quelle question ?
— La seule qui importe, répondit la forme fantomatique en venant se placer tout près, droit devant lui. Qui es-tu ? »
Le chevalier fut comme abasourdi par la simplicité de cette question directe. Il ouvrit la bouche mais ne sut quoi dire. Machinalement, sa main gratta le sang coagulé à son poignet. La pellicule se décolla, et entraîna avec elle une multitude de délicates écailles blanches, comme de fins flocons de neige. En-dessous, la peau était sombre.
« Par toutes les Saintetés, qu'est-ce que... »
Mais il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Devant lui, les ombres s'approfondirent soudain. Les ténèbres se figèrent en une explosion de pointes acérées, et un terrible hurlement vrilla les tympans du héros. Une flèche traversa le nuage de noirceur et vint se ficher dans le dossier du trône.
La silhouette fantomatique émergea des ténèbres avec fureur, un visage spectral déformé par la haine et la douleur. Le spectre mortel se rua sur le héros, pointant ses mains squelettiques vers sa gorge.
Pris au dépourvu, le héros vit un étau se refermer autour de son cou. Le souffle coupé, il sentit ses forces le quitter, ses jambes se dérober sous son poids. Il ne tomba pas au sol. Le spectre le maintenait en l'air de sa poigne d'acier.
« Lâche-le, sale putain du diable ! » beugla le valeureux guerrier rouge.
Sa puissante hache fendit l'air sans rencontrer de résistance. Un sabre trancha le fantôme, une lance le transperça.
« Nos armes n'ont aucune efficacité! s'alarma le magicien.
— Alors nous lutterons de nos poings, réagit le guerrier. Prêtez-moi main forte! »
Les quatre compagnons agrippèrent les avant-bras du squelette et tentèrent de desserrer son étreinte mortelle.
Le héros impuissant agitait les pieds dans le vide, et sentait la vie quitter son corps. La bouche ouverte du spectre cadavérique siphonnait son énergie, buvait lentement goutte après goutte de son âme. Sans qu'il ne sût comment, un objet plat se trouva dans sa main gauche. Il le leva au niveau de son visage, et un puissant éclair lumineux jaillit du miroir. Le spectre lâcha immédiatement prise et recula en criant sa douleur.
Le chevalier heurta le sol aux pieds de ses compagnons. L'archer lui tendit la main et l'aida à se remettre debout. Les cinq cavaliers se tournèrent vers l'être fantomatique, chacun tenant son éclat de miroir bien haut en évidence.
« Encerclons-le, mes frères. Il faut le soumettre grâce à la magie maudite des fragments. »
Le spectre tentait de déborder le cercle formé par les braves, mais son avancée se trouvait méthodiquement arrêtée par un éclat de lumière qui semblait lui infliger une atroce douleur. Il cherchait une échappatoire. En vain. Le cercle se resserrait irrémédiablement, et bientôt les braves ne se trouvèrent plus qu'à quelques coudées du fantôme aux abois.
« C'est le moment de frapper ! suggéra le guerrier.
— Non ! intervint le héros. Notre objectif est le miroir et rien d'autre. »
S'agenouillant, il plaça le fragment dans le cadre et constata que les bords s'imbriquaient parfaitement. L'archer et le marchand suivirent son exemple, et le miroir reprit davantage de son aspect originel. Le guerrier sembla hésiter.
« Vas-y, pendant que je le retiens. » lui cria le sorcier.
À son tour, il positionna son éclat de miroir. Le spectre, pendant ce temps, fulminait de rage et se tordait de douleur. La colère et le désespoir paraissaient progressivement prendre le dessus sur la torture que lui faisait subir l'impitoyable lumière du dernier fragment brandi par le jeune sorcier de saphir.
Ses quatre frères se préparèrent à lui porter assistance, dans ce dernier moment fatidique. Il se détourna du monstre pour venir mettre en place le dernier fragment. Le spectre se rua à l'assaut, poussant un hurlement d'outre-tombe dont la force ébranla jusqu'aux fondations du donjon. Tous ensemble, le cavalier, le guerrier, le marchand et l'archer se jetèrent à sa rencontre pour protéger leur frère de l'assaut désespéré du démon. Ils l'empoignèrent, mais leurs bras de chair et de sang n'étaient pas de taille face à la force surnaturelle du monstre, et ils ne purent le retenir que l'espace d'une seconde, avant d'être envoyés violemment contre le mur. Le spectre darda ses griffes acérées vers le dos exposé du pauvre Magicien.
Il n'acheva pas son geste. Une intense lueur jaillit du sol à l'endroit où les fragments avaient été réunis. Dans un dernier hurlement, le spectre fut jeté en arrière et tomba inanimé sur le sol.
Par la fenêtre, les camarades virent le ciel subitement s'éclaircir, et les nuages se dissiper pour laisser passer un glorieux rayon se soleil qui illumina la salle du trône. Les lieux semblèrent retrouver soudain leur lustre d'antan. Les tableaux eux-mêmes regagnèrent de leurs couleurs.
Alors que ses compagnons se réjouissaient de leur victoire, le héros jeta un regard au portrait de la reine. Une inscription était maintenant lisible, gravée sur le bas du cadre: Jenovefa. Il détailla plus précisément la peinture et contempla enfin son visage. Sa beauté le frappa si vivement qu'il en eut le souffle coupé. Ses yeux tombèrent alors sur l'endroit où gisait le spectre vaincu. Il ne restait du monstre qu'une pâle forme qui fondait telle la neige à la chaleur du soleil. Les voiles qui dissimulaient auparavant son visage s'étaient dissipés. Son cœur s'arrêta lorsqu'il reconnut les mêmes traits gracieux et infiniment délicats que ceux qui étaient peints au-dessus du trône.
« Mais qu'avons-nous fait ? se lamenta-t-il. Pauvres de nous! »
Son hurlement de désespoir figea net les effusions de joie de ses camarades. Tombé à genoux, il maudissait le destin de l'avoir mené à cette extrémité. Ses frères s'alarmèrent de sa détresse et vinrent lui porter réconfort, mais il resta sourd à leurs encouragements. Il ne voyait que la forme de plus en plus ténue du corps de la femme au sol, qui disparaissait inexorablement.
Ses doigts saisirent alors la garde de son épée, et il se releva dans un hurlement de rage qui surprit ses compagnons, dont aucun ne réagit à temps pour l'arrêter.
Lame au clair, il se précipita vers le centre de la pièce et, de toutes ses forces, abattit l'épée sur la surface du miroir.
Le coup fit voler le miroir en mille éclats qui explosèrent telles des étoiles filantes dans toutes les directions. Une violente déflagration de lumière frappa le héros et le souffla de plusieurs mètres en arrière.
Son crâne heurta le sol, et une myriade de points blancs fourmillèrent devant ses yeux. Il lutta pour ne pas perdre connaissance.
Au-dehors, de lourds nuages noirs comme de l'encre s'amoncelaient en un ciel d'Apocalypse, déversant une épaisse nuit qui engloutit le soleil.
Le héros tourna le regard vers ses compagnons. Leurs quatre corps se tordaient par terre, baignés dans des flammes noires qui leur infligeaient des tourments insupportables et leur arrachaient des hurlements d'agonie. Mais rapidement leurs cris s'éteignirent, et ils se dressèrent, quatre ombres démoniaques aux yeux flamboyants, entourés d'une aura de haine. Les damnés tournèrent leurs regards assoiffés de vengeance vers le héros.
***
Désiré entrouvre les yeux. Le cœur encore affolé par l'horrible cauchemar dont il peine encore à sortir, il tente de calmer sa respiration. C'est alors qu'il remarque les contentions à ses poignets. Il est entravé. À un lit d'hôpital. Dans une cellule.
—————
Voilà qui conclut la parenthèse du donjon d'Eishar. Vous avez tous compris que ça se passait dans un rêve de Désiré, j'espère.
Je précise que tous les rêves de Désiré sont importants, et font avancer l'histoire. Celui-ci ne fait pas exception. Vous verrez dans les prochains chapitres que le choix du héros de briser le miroir aura des conséquences importantes. Vous avez compris qu'il a pris cette décision pour essayer de sauver la reine (qui n'est autre que Jen) et que le roi c'est lui. Mais c'est au prix de l'unité entre les cinq compagnons, qui sont en fait les morceaux éparpillés de son esprit. Et SEIDER est l'anagramme de DESIRE, bien sûr. Il préfère donc sauver Jen plutôt que de guérir de son problème de fragmentation psychique.
L'axe narratif se termine sur ce cliffhanger. Je changerai de rimes pour les titres.
Et comme toujours ... 👇⭐
Garnath out
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