17. Résistance

La cour de la Citadelle se vidait progressivement de ses hommes. Les soldats finissaient de ramasser leurs quelques possessions et se mettaient en route, les pieds traînant dans la poussière, les traits creusés, mais avec une lueur dans les yeux qui ressemblait à l'étincelle d'un espoir de liberté. Deux ânes chargés de lourdes sacoches emportaient le tribut offert par les cinq braves, escortés par un long convoi improvisé.

Le capitaine s'approcha des cinq cavaliers qui guettaient la tour centrale, s'attendant à tout instant à voir ses portes s'ouvrir pour déverser, telle la gueule des Enfers, des hordes de damnés. Il s'adressa à eux:

« Vous avez accompli une grande œuvre en achetant ainsi notre liberté, Soyez-en loués. Prenez garde, cependant. De tous les endroits maudits de cette Citadelle, la Tour est certainement le pire. Notre ancien capitaine a tenté d'y pénétrer en compagnie de quelques hommes forts pour parler avec notre suzerain, mais personne n'en est revenu.

— Nous serons prudents, assura le chevalier blanc. Sois sûr que nous triompherons.

— Puissiez-vous dire vrai. Allez avec notre bénédiction. »

Lorsque le dernier homme eut franchi le mur d'enceinte, il ne demeura que le sifflement du vent dans la cour, comme une coquille vide exposée aux éléments.

« Le chef des mercenaires n'a pas menti, avertit le sorcier. Il émane de cette tour une telle aura maléfique que ma poitrine me semble peser une tonne. J'ai de la peine à respirer.

— Ha ! se moqua le guerrier. C'est l'effet de la peur que t'a inspirée l'histoire de ce pauvre hère.

— Répète un peu ? s'échauffa le jeune cavalier en baissant sa lance.

— Il suffit! s'interposa leur commandant. Nous avons besoin plus que jamais de travailler de concert. Nous allons pénétrer dans l'antre du mal. Frère archer, vois-tu un danger ?

— Cette tour est habitée, certainement, par quelques bêtes sauvages. Je crois entendre des cris et des grognements qui n'ont rien d'humain.

— Préparons-nous donc à livrer bataille. Êtes-vous prêts ? »

Les cinq échangèrent des regards déterminés. Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs montures, et se présentèrent devant le large portail de la Tour. Le lourd battant en bois massif grinça quand le guerrier écarlate et le cavalier d'argent tirèrent de toutes leurs forces sur l'épais anneau de fer forgé. Les gonds semblaient si grippés qu'on aurait juré que la porte n'avait pas servi depuis des années. Au prix d'un terrible effort, ils parvinrent à ménager une faible ouverture, dans laquelle les compagnons s'engouffrèrent l'un après l'autre.

Le faible rayon de lumière provenant de la porte ne suffisait pas à dissiper l'obscurité. Tout au plus discernait-on le sol de pierre taillée, et un étroit escalier en colimaçon dépourvu de rambarde qui s'élevait dans le noir en longeant les épais murs du donjon.

« Plus aucun bruit, murmura l'archer d'un air inquiet.

— Laissez-moi une seconde. » fit le marchand.

Il s'accroupit pour tirer de son sac quelques objets, puis il frappa entre ses mains deux coups qui firent jaillir des étincelles. Au troisième, sa torche s'embrasa. Le plafond en fut révélé. Le jeune sorcier ne put contenir un hoquet de surprise. Une quinzaine de mètres au-dessus de leurs têtes, la voûte n'était pas faite de pierre, mais d'un tapis informe de bêtes grouillantes de toutes tailles aux yeux brillants, qui fixaient les cinq de leurs yeux assoiffés de sang.

« Courez! » lança le cavalier blanc.

Au même instant, un long cri strident retentit et toute l'armada prit son envol, fondant sur les braves, griffes et crocs tendus vers la gorge des intrus.

« Frère sabreur, commanda le héros, je prends la tête avec toi. Sorcier et archer, au milieu. Camarade à la hache, tu couvres nos arrières. »

Guidé par la lueur de la torche, le groupe progressa en ordre compact, tandis que les fauves volants les assaillaient de toute part. Les marches ne leur laissaient que peu de marge de manœuvre, et ils se retrouvèrent fortement handicapés par le manque d'espace, et le danger de la chute. Chacun sabrant, jouant de la hache ou de l'épée, ils luttaient pour conquérir chaque marche. L'archer décochait parfois un trait sur une bête plus imposante que les autres, et qui s'approchait de trop près. Le sorcier utilisait sa lance pour frapper d'estoc vers le haut.

Soudain, le marchand poussa un cri de douleur. Il se tenait la main sur le crâne là où une bête l'avait lacéré de ses griffes. Le guerrier rouge se tourna pour vérifier si tout allait bien, et dans ce moment de distraction deux monstres le percutèrent à l'épaule et le déséquilibrèrent, l'entraînant vers le vide. Il se raccrocha tant bien que mal au bord des marches, mais ses jambes furent lestées du poids de trois bêtes qui l'entraînaient vers le bas. L'archer lâcha son arc et se précipita pour lui tendre la main. Il le rattrapa de justesse, alors qu'il perdait prise.

Les deux braves luttaient ensemble pour remonter le puissant guerrier. Le sorcier, voyant leur difficulté, joignit les mains sur la hampe de sa lance et ferma les yeux. Les trois monstres qui tenaient le guerrier poussèrent simultanément un cri d'agonie et lâchèrent prise pour aller s'écraser sur le sol en contrebas. Cependant, alors que le sorcier reprenait son souffle, une bête plus petite vint agripper son épaule et planta ses crocs dans sa chair. Le héros vint à son secours et arracha la bête sauvage, qu'il embrocha de la pointe de son épée.

« Il faut nous hâter! hurla-t-il au milieu du vacarme. Nous ne tiendrons guère plus longtemps face à cet essaim de malheur.

— La porte est juste là. » ajouta le preux sabreur.

Rassemblant tout leur courage, les camarades reformèrent les rangs, et bataillèrent plus que jamais pour gravir les quelques marches qui leur restaient. Le combat leur parut durer des heures. Enfin, le brave à la torche parvint à une porte au-dessus du niveau de la voûte, qu'il poussa à la hâte. Le héros vint la maintenir ouverte, et assista ses compagnons jusqu'à ce que le guerrier la franchisse. Appuyant de tout son poids, et tandis que ses compagnons frappaient sans relâche leurs poursuivants, il parvint enfin à refermer le battant.

Les braves tombèrent assis contre le mur. Leurs expressions traduisaient l'épuisement et la peur. Le visage du marchand aux yeux cuivrés était couvert de sang, et il appliquait un large pansement sur le dessus de sa tête. Le jeune sorcier azur grimaçait en remuant l'épaule, le côté droit de sa tunique maculé de rouge. Les guêtres de l'homme écarlate étaient en lambeaux, et ses jambes tout aussi écorchées que sa face. Tous semblaient harassés.

Le héros jeta un œil à la pièce. Meublée d'une table fendue, d'un lit cassé et de chaises crevées, elle avait peut-être autrefois fait office de chambre. Toutefois, aucune ouverture ne permettait de voir à l'extérieur. Un nouvel escalier, si étroit qu'il ne permettait le passage que d'un seul homme, montait depuis le côté opposé à la porte. Les premières marches étaient encombrées de divers sacs de marchandises.

« Prenons un instant pour respirer. » décida-t-il.

Ses camarades ne prirent pas la peine de répondre, et tentèrent de se mettre à l'aise. Une poignée de minutes s'écoulèrent. Le vacarme derrière la porte qu'ils venaient de condamner derrière eux ne semblait pas diminuer. Les compagnons tentèrent tant bien que mal de ne pas y prêter attention, mais ils ne pouvaient s'empêcher de tourner les yeux à chaque fois qu'une secousse venait ébranler le loquet de la porte, qui désormais leur paraissait bien mince. La torche commença à donner des signes de faiblesse.

« J'en ai une autre, précisa le marchand. Mais c'est la dernière.

— Alors il faut nous mettre en route, conclut le héros.

— Fort bien, répondit le guerrier. Il me hâte de quitter ce lieu maudit. »

Le marchand alluma sa dernière torche à la flamme mourante de la première, et dégaina son sabre. Le héros s'approcha des sacs entassés au pied des marches, et entreprit de les déplacer. Le compagnon rouge vint lui prêter main forte. Ils pesaient un poids certain, et semblaient contenir une poudre blanche ressemblant à de la farine.

Le colosse écarlate trébucha soudain et fit tomber son chargement, qui s'écrasa mollement sur le sol en dégageant un nuage de poussière blanche.

« Que t'arrive-t-il, preux compagnon ? s'inquiéta l'archer d'émeraude.

— Je ne saurais le dire. Mes bras me paraissent dénués de force. La tête me tourne.

— J'ai la même sensation, ajouta le héros.

— Reculez-vous! s'exclama le marchand. Ce n'est pas une anodine poudre que contiennent ces sacs. Il s'agit de ...

— De Sel de l'Oubli, compléta le sorcier azur. On l'appelle aussi Poussière de Mort. Les chamans du Nord s'en servent pour entrer en transe. Mais uniquement dans d'infimes quantités. Je n'en ai jamais vu autant au même endroit.

— Et nous sommes en train d'en respirer plus que nécessaire. » ajouta l'archer.

À cet instant, le guerrier s'écroula de tout son poids par-dessus l'amas de sacs qu'il avait déplacés. Le funeste nuage blanc remplit tout l'espace.

« Aidez-moi à le soulever. » ordonna le cavalier d'argent.

Assisté de l'archer, il entreprit de hisser le corps massif de son frère, marche après marche, dans les escaliers. L'ouverture laissait à peine la largeur des épaules d'un homme. Les compagnons pestaient, juraient et soufflaient, et lentement traînaient plus qu'ils ne portaient leur camarade. Le héros à bout de force tomba à l'arrière sur les marches. Il crut distinguer un peu de lumière provenant d'en haut. Mais il peinait à se mouvoir, et sa vision tourbillonnait.

« Chaque marche de ce maudit escalier est couverte de Sel, haleta le mage de saphir. Si nous ne nous hâtons pas, nous allons... »

Le héros tourna le regard en bas et constata que le dernier de ses camarades venait de perdre connaissance. Il fallait impérativement sortir de ce mauvais pas, et lui seul pouvait sauver ses frères. Il lutta pour reprendre ses esprits, empoigna le brave guerrier par les épaules, et poursuivit l'ascension.

Le monde tournait furieusement autour de lui. Sans la torche du compagnon jaune, il progressait dans l'obscurité, mais peu à peu une faible luminosité lui permit de constater que le sommet se rapprochait. Cela lui redonna du cœur, et il redoubla ses efforts.

Il parvint à bout de souffle en haut de la dernière marche. Il venait de déboucher dans une pièce plus large que celle de l'étage inférieur, qui devait occuper toute la surface du donjon. Deux trônes occupaient le mur du fond, surmontés de portraits presque effacés par la crasse. Une large fenêtre laissait voir au-dehors la tempête qui faisait rage, et les épais nuages jaunes qui masquaient le ciel.

Il ne prit pas le temps de détailler davantage le lieu, et se contenta de le savoir dépourvu de tout danger. Ayant quelque peu repris ses esprits, il installa son camarade rouge contre le mur et se hâta de porter secours aux autres restés en bas.

Le marchand à la peau de cuivre gisait inconscient sur les corps de ses frères. Le héros récupéra son sabre, laissa la torche qui finissait de se consumer, et le hissa sur son dos. Il le déposa dans la salle du haut au côté du guerrier. Il redescendit ensuite chercher le sorcier, qu'il parvint également à mettre en sûreté. Mais ses forces l'abandonnèrent avant qu'il puisse retourner prêter secours au compagnon à l'arc. Il trébucha et s'affala de tout son long, le souffle coupé, la vision floue et obscurcie. L'Oubli lui tendait des bras accueillants, lui promettant une étreinte douce et apaisante, où la douleur n'aurait plus sa place. C'est alors que lui revint en mémoire le serment qu'il avait fait à son frère l'archer d'émeraude, de ne pas le mener à sa mort. Jurant de donner sa propre vie s'il le fallait pour sauver celle de son camarade, il se remit courageusement sur ses pieds et s'engouffra en titubant dans les étroits escaliers.

La torche avait achevé de s'éteindre, et il chuta par-dessus le corps de son camarade, dévalant lourdement les marches. Dans sa chute, il heurta violemment le sol et les murs, et une douleur aiguë lança ses avant-bras ainsi que son crâne. Il crut sentir du sang couler le long de son visage, et en sentit le goût dans sa bouche.

Il bénit la sensation lancinante dans ses membres, car elle lui permit de rester conscient. Chaque mouvement fut une torture, mais il rassembla la force de remonter les marches. Il trouva à tâtons le corps de l'archer, et le hissa à son tour, pas à pas, jusqu'en haut des escaliers.

Il s'écroula alors et perdit enfin connaissance.

—————

Je comptais terminer cet axe à ce chapitre. Vraiment, je vous jure.

Il faut croire que la quête des cinq cavaliers est difficile pour tout le monde. Vous le sentez vous aussi qu'ils galèrent un peu?

J'aime bien décrire des moments où les choses se compliquent, et j'avais effectivement prévu que l'ascension de la Tour ne serait pas de tout repos. Donc voilà. J'ai été obligé de changer le nom du chapitre, du coup. Pas d'inquiétude, j'ai encore un bon stock de rimes en -ance.

Enfin, nos héros sont parvenus au sommet du Donjon. Le prochain chapitre sera donc celui du dénouement. Et si vous avez aimé ce chapitre: 👇⭐

Garnath out

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top