1. Réalité

Je reviens à moi.

D'abord, je ne perçois qu'un rugissement sourd, qui enfle et devient de plus en plus fort, jusqu'à se muer en hurlement mécanique. Une odeur de transpiration et d'asphalte filtre jusqu'aux narines. Un air frais caresse le cou. Peu à peu, la vision s'éclaircit, et la route défile, bordée de chaque côté d'une forêt de sapins.

Désiré roule à moto sur une route de campagne sinueuse. Il va bosser au resto. Le trajet jusqu'à Vic depuis Nancy fait plus de trente kilomètres. Déjà plusieurs mois qu'il suit la routine. Il s'y astreint avec une obstination qui frise l'obsession. Une mécanique bien huilée. Aller bosser, rentrer, manger, payer les factures, picoler, dormir. Recommencer. Pas un gros changement depuis Bobigny. Et dire que ça marche bien comme ça serait un peu exagéré, parce que déjà il a recommencé à boire. Et pas seulement. Mais c'est le mieux qu'il puisse faire.

Désiré a déménagé de la région parisienne il y a sept mois, justement parce qu'il ne s'en sortait plus. Son alcoolisme l'a mené directement aux urgences et après une semaine de psychiatrie, je l'ai autorisé à prendre la seule décision qui s'imposait, partir. Tenter de se reconstruire ailleurs.

Seulement, ses problèmes l'ont suivi. Quels problèmes, d'ailleurs ? À la base, un simple trou de mémoire. Une parenthèse de trois mois dans sa vie dont il ne se souvient pas. On lui dit qu'il est parti en voyage, loin, sans passeport. Mais personne ne sait. Il n'en a pas fallu plus pour qu'une rumeur se crée de toutes pièces, que les gens se mettent à murmurer derrière son dos. Sauf que Désiré a une excellente oreille, il entend tout. On prétend qu'il est parti s'entraîner en Syrie. Il se chuchote que là-bas on lui a lavé le cerveau pour que le moment venu il commette un attentat. C'est tellement faux, ça fait enrager Désiré à tel point qu'il serre la poignée d'accélérateur et fonce comme un fou sur la petite départementale déserte.

Ici, personne ne sait pour son passé, pour le trou dans sa vie. C'est déjà ça. Mais je sens bien que ce vide le ronge de l'intérieur. Il ne se fait pas d'amis. Il ne sort pas. Il ne fait pas de sport, n'a pas d'activité en-dehors du boulot six jours par semaine. Son jour de repos, il dort et tente de faire le ménage. Mais son appart est une porcherie. Sa famille lui manque. Ses parents et sa petite sœur sont restés à Bobigny.

C'est pitoyable. Un grand black de trente quatre ans qui chiale sur sa moto. Il aura beau fuir au bout du monde, ses soucis reviendront toujours lui pourrir la vie. Il ne sera jamais rien d'autre qu'un raté dépressif.

Ce serait si facile d'en finir, de franchir la ligne délicate qui le maintient dans cette misérable existence. La médiane défile à un rythme hypnotique. Des traits espacés, puis rapprochés, puis démarcation continue, un virage, et de nouveau des traits. Rapprochés, puis espacés. Et sa roue avant qui flirte avec la limite. Elle la touche, la chevauche. Elle passe à gauche. Désiré ferme les yeux mais il entend venir plus loin le camion.

Le klaxon lui déchire les tympans. Désiré, nooooon ! J'envoie une décharge de peur et d'adrénaline qui fait se coucher Désiré vers la droite. Un grand coup de vent le fouette et une fraction de seconde plus tard, il se penche vers la gauche pour redresser la trajectoire. Mais il est trop tard, la roue arrière dérape sur le bas-côté et la moto se couche. Désiré part en glissade sur le flanc, dans le gravier et les épines de sapin, et finit sa course dans le fossé.

Immobile, il regarde le ciel à travers les arbres, tentant d'apaiser les battements frénétiques de son cœur, évaluant les dégâts. Rien de cassé, a priori. Le camion blanc l'a évité mais ne s'est pas arrêté pour autant. Peut-être que le chauffeur ne l'a pas vu tomber. Il s'éloigne à toute vitesse. Aucun autre véhicule à des kilomètres, d'après ce qu'il peut en juger.

Désiré se relève lentement en grimaçant. Il a des écorchures sur toute la cuisse gauche et jusqu'à la hanche. Son genou le fait souffrir. Le pantalon a sévèrement morflé. Le blouson a bien joué son rôle. À part un hématome au coude, pas de mal. Il boîte jusqu'à la moto, elle aussi couchée dans le fossé et entreprend de la redresser. Le levier d'embrayage est tordu, il y a des éraflures sur tout le côté gauche et le réservoir est enfoncé, mais la mécanique paraît bonne. Après plusieurs vaines tentatives, et au prix d'un effort de volonté qui lui arrache un hurlement de douleur, il parvient à la relever. À bout de souffle, la maintenant dans un équilibre instable, il essaye le démarreur. Elle repart.

Il arrive à l'heure au resto. Chez Nadaud, maison de qualité, bastion du célèbre chef Éric Nadaud à Vic-sur-Seille en Moselle. C'est un village de charme, un cadre de travail plutôt chouette. Enfin, c'est l'impression qu'il en a eue lors de son entretien avec le chef il y a huit mois. Maintenant, il ne fait plus attention aux vieilles pierres, au panorama depuis la route. Il se gare simplement à l'arrière du corps de ferme rénové et se dirige d'un pas boiteux vers l'entrée de service, à côté des poubelles.

À peine entré, il se tourne vers le vestiaire. On entraperçoit la cuisine depuis la porte. Ses collègues de brigade s'y affairent déjà. L'un d'eux, Mickaël, jeune apprenti, s'écrie :

« Hé, Désiré est à l'heure aujourd'hui. Yo, Désiré, devine le plat du jour. »

Désiré est sur le point d'ouvrir son casier, mais s'immobilise un instant et va pointer son nez dans le couloir. Les collègues s'amusent à parier s'il saura deviner le contenu du garde-manger. L'odorat de Désiré devient légendaire. Il lui avait semblé déceler une odeur d'iode et d'eau salée, mais pas les effluves franches du poisson. Ce sont forcément des coquillages. Il prend de petites inspirations, analysant le fumet.

« Des palourdes.

— Et bim ! Il a encore trouvé. Par ici la monnaie ! » s'exclame le jeune.

Il trouve toujours. C'était donc ça, le camion frigorifique qu'il a évité de justesse. Retournant à son casier, Désiré retire ses vêtements, prend la trousse de premiers secours, et marche jusqu'aux toilettes. Il prend aussi un petit quelque chose dans la poche intérieure de son blouson.

Après avoir nettoyé et pansé sa plaie à la cuisse, il s'habille et enfile son tablier. Mais avant de mettre sa charlotte, il sort le petit sachet de papier et l'ouvre sur un coin du lavabo. Il répartit la poudre blanche en une petite ligne bien droite, roule un autre petit bout de carton en tube, et sniffe son rail de coke. Le coup de fouet est immédiat, la sensation de feu dans sa tête prend le pas sur la douleur de son côté gauche. Désiré est prêt à attaquer sa journée de travail.

Pourtant il ne fait pas illusion quand il entre dans la cuisine, et Nelly, la pâtissière, ne peut s'empêcher de siffler en le voyant claudiquer.

« La vache, Désiré. Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu t'es planté en bécane ?

— Ouais, j'ai raté un virage. C'est pas grave.

— T'es sûr ? T'as l'air d'avoir bien morflé. Tu veux pas voir un médecin ?

— Ça ira, je te dis. Je me suis rafistolé.

— Comme tu veux. Au fait, le chef veut te voir dans son bureau avant que tu commences. »

C'est inhabituel. Le chef Nadaud passe relativement peu de temps à son bureau. Il avoue sans peine son aversion pour la comptabilité et la paperasserie et préfère largement arpenter la cuisine, mettre son nez dans les casseroles, faire la chasse au gaspillage et houspiller les plans de travail mal nettoyés ou mal organisés. Désiré lui reconnaît un certain génie pour la cuisine, et réciproquement, Nadaud a choisi de faire confiance à Désiré, malgré son absence totale de diplôme, pour travailler à un poste clé de la brigade, celui de saucier.

Le saucier travaille un peu à part dans la cuisine, à la fois en synergie avec le service, mais aussi beaucoup en-dehors du coup de feu. C'est parfait pour Désiré dont le tempérament solitaire s'accommode bien de ce rythme particulier. Et surtout, cela lui permet d'avoir des moments privilégiés avec le chef, au contact duquel il a énormément appris. Car, si Désiré possède un nez et un palais hors du commun, probablement plus aiguisés que ceux du chef lui-même, il souffre de lacunes importantes sur le plan technique. Le chef en a parfaitement conscience, et il fait des efforts pour inculquer sa science à sa recrue, tout en se montrant absolument intransigeant sur la qualité du travail final. Désiré ne l'a jamais déçu.

Il s'étonne donc que Nadaud soit encore assis à son bureau, une heure à peine avant le début du service. Un peu inquiet, il toque à la porte.

« Vous m'avez demandé, chef ?

— Assieds-toi, Désiré. »

Il prend un siège, attendant patiemment que le chef lève les yeux de son écran d'ordinateur. Il peut lire dans le reflet de ses lunettes le relevé de pointage de la semaine dernière. Ça sent pas bon.

« Bon, je ne veux pas t'affoler, dit le chef en retirant ses lunettes, mais quelqu'un est venu poser des questions à ton sujet.

— Quelqu'un ? Qui ? Quel genre de questions ?

— Un policier. Il m'a demandé comment je t'ai engagé, où tu habites, mes impressions sur toi.

— Vous avez dit quoi ?

— La vérité. Que je n'ai pas de raisons de me plaindre à ton sujet. Enfin, rien de criminel, en tout cas.

— Il s'appelait comment, ce flic ? Il a dit pourquoi je l'intéresse ?

— Piaget. Lieutenant Piaget. Et non, il n'a rien dit. Tu l'as raté d'une demi-heure à peine. Dis-moi, Désiré, dit-il en posant les coudes sur son bureau, est-ce que j'ai des raisons de me faire du souci à ton sujet ?

— Non chef, je vous jure, rétorque Désiré en levant les mains, comme pour se rendre. Je sais pas ce qu'il cherche, mais j'ai rien fait de mal.

— Tu promets ?

— Oui, fait Désiré en le regardant droit dans les yeux.

— Alors je te crois. La question est close.

— Merci de m'avoir informé, chef. C'est tout ?

— Non, il y a deux petites choses encore. Le visage du chef s'assombrit.

— Ah.

— Je viens de jeter un œil à ton tableau de pointage pour la semaine dernière, c'est pas bon. Tu es arrivé en retard chaque jour, c'est pas possible.

— Je suis désolé, chef. C'est le trajet qui...

— Je me fous de tes excuses, Désiré, tonne le chef d'une voix soudainement autoritaire. Je te fais confiance pour travailler dans ma brigade parce que j'ai foi en ton talent. Mais il y a des règles et tu dois apprendre à les respecter. La ponctualité, c'est la base. Si tu n'es pas capable de comprendre ça, tu iras travailler ailleurs. Compris ?

— Oui, désolé chef. Je ferai plus attention.

— Bien. Une dernière chose. Tu sais que j'aime encourager l'esprit de compétition dans ma cuisine. La place de second est toujours un siège éjectable, donc je remets la position d'Enzo en jeu. Tous les postes sont concernés. Je lance un défi à chacun de mes chefs de partie, dont toi. L'enjeu est le poste de second de cuisine, et les responsabilités et le salaire qui vont avec. Ça t'intéresse ?

— Carrément, chef. J'ai besoin d'un challenge.

— Parfait. Tu es saucier, donc voici ton défi. Je te donne un mois pour m'élaborer une recette de poisson dont la sauce serait le point fort. Étonne-moi.

— Je vais essayer, chef. Merci chef.

— Allez, va bosser. »

Désiré se lève et commence à passer la porte. Un poisson... Se retournant soudainement, la main toujours sur la poignée, pris d'un doute il demande:

« Ce que je veux comme poisson, chef ?

— Absolument n'importe lequel, répond le chef sans même lever la tête.

— Merci chef. »

Refermant la porte derrière lui, Désiré retourne en cuisine, l'air songeur. Du requin. Cru. Voilà son idée. Mais d'où est-ce que ça vient, et pourquoi est-ce que ça lui semble si familier ?

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Voilà pour ce premier chapitre, qui n'est pas un prologue. J'espère avoir correctement planté le décor. Si vous avez des questions, j'y répondrai - peut-être - volontiers. Et si vous aimez ce que vous lisez : ⭐👇

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