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CELIA

Mon esprit est violemment extirpé du monde des songes par la sonnerie de mon portable.

— Hmm... Non, pas déjà, je marmonne, la tête dans l'oreiller.

Je tends le bras vers mon portable pour éteindre le réveil. Le tactile c'est cool, mais quand tu n'es pas bien réveillée, ça s'avère tout de suite compliqué. J'ouvre un œil, et l'autre refuse d'en arriver là. Il est 07 h 15. Allez, encore cinq minutes ! Je referme les yeux.

***

Deuxième agression sonore. Cette fois, mes deux yeux acceptent de s'ouvrir pour scruter l'écran de mon téléphone, dont la luminosité est bien trop forte. Oh non ! Il est déjà huit heures ? Je saute du lit en évitant les tas de linge qui traînent et je file dans la salle de bain. Je pousse un long cri semblable à celui que ferait une locomotive d'époque quand je me risque sous l'eau de la douche. C'est glacial, et malheureusement, ça arrive assez souvent pour que ça ne me perturbe qu'à moitié. En deux temps trois mouvements, je suis lavée et rafraîchie.

Quinze minutes après m'être levée, tout au plus, je suis habillée et sur le point de partir. Mes cheveux mouillés attachés en queue-de-cheval laissent de grosses gouttes froides tomber dans mon dos. Mais je sais qu'une fois dehors, le soleil se chargera de sécher tout ça. Sans parler de mon sauna de voiture.

***

Je me gare dans la ruelle à côté de l'entrée de service du café. Gen, ma collègue, est déjà en train de tirer sur sa cigarette comme si c'était la dernière qu'elle allait fumer de sa vie.

— Waouh ! Presque à l'heure deux jours de suite ? Mais que t'arrive-t-il ? elle s'étonne.

— Ce n'est pas de tout repos, crois-moi, je m'exclame en cherchant les clés du magasin dans mon sac.

Comme tous les jours, la pauvre doit m'attendre pour entrer. Je suis la plus ancienne, c'est donc à  moi que revient la responsabilité d'ouvrir l'enseigne. Max, le boss, possédant plusieurs franchises de la marque en ville, fait rarement l'ouverture ici.

— T'as une sale mine. T'as passé la soirée en charmante compagnie ? elle m'envoie en écrasant sa clope.

— Non, c'était mardi hier. J'étais avec Mona.

Elle soupire avec force.

— Ah oui ! C'est vrai, tu fais de l'aide à domicile gratuitement, j'avais oublié, elle réplique.

Je relève le nez de mon sac avec une tête déconfite.

— Eh merde ! J'ai oublié les clés... je lâche.

— À l'heure, mais sans les clés... On ne peut pas tout avoir ! Ce n'est qu'une demi-victoire, du coup, elle enchaîne avec ironie.

Je souffle bruyamment. Parfois, je me demande si j'ai la poisse ou si je suis juste responsable de mes emmerdes. Je tourne les talons vers la voiture, et on fait rapidement l'aller-retour avec Gen. En fouillant pour retrouver les clés, je tombe sur les billets de Mona sur la table de nuit. Je décide de les prendre pour aller faire les boutiques en sortant du boulot.

On ouvre finalement avec trente minutes de retard. J'appelle aussitôt Max pour lui expliquer la mésaventure et il me fait promettre de ne jamais recommencer. Je ne pensais pas avoir 8 ans, mais je promets quand même. Il me raccroche au nez, et je me plonge dans le travail aimablement pour oublier ce démarrage de journée catastrophique et la très mauvaise humeur de Max qui ne disparaît jamais avant quinze heures.

Je ne sais pas quelle heure il est quand il déboule. L'air qu'il affiche dit « Ne me faites pas chier, je viens de me lever, et une attardée a gâché ma grasse mâtinée ».

— Il est encore de bonne humeur, celui-là... marmonne ma collègue entre deux clients.

Le temps de faire deux cafés, de servir des pancakes, et Gen me file un petit coup de coude en me montrant la direction de l'entrée.

— Tiens, qui voilà ? Ton beau gosse ! elle chuchote.

Dans un réflexe quotidien, mon regard part se fixer sur l'horloge. Il est 11 h 05 précises, et il est là. Je ne peux pas m'empêcher de le suivre discrètement des yeux. Il passe la porte du café comme tous les jours, le nez plongé dans son portable et le pas hâtif. Je sais déjà ce qu'il prend : un chocolat viennois et un muffin aux raisins. Il n'est pas aimable, ne donne jamais de pourboire et ne prend même jamais la peine de lever les yeux sur nous, mais il est beau. Bien trop beau. Et son attitude le rend encore plus attirant. Il est de ce genre brun, grand et ténébreux, dont parlait Mona hier soir. Tout à fait mon genre. Oui, parce que depuis un an qu'il vient tous les jours à ma caisse, il m'appartient un peu. C'est mon bel inconnu. Il porte toujours un costume parfaitement taillé, il doit travailler dans les bureaux aux alentours. Peut-être même dans le quartier des gratte-ciel. Ça fait presque rêver. Il doit avoir un grand bureau, plein de responsabilités et doit martyriser ses secrétaires, ou se les taper... Vu son sexe-appeal, il doit se taper tout ce qui passe, et elles ont bien de la chance s'il les regarde, elles.

— Ouh... Il me donne la chair de poule... roucoule Gen. Merde, Celia, tu baves encore sur lui !

Il s'approche et prend sa place dans la file d'attente face à Gen. Merde, c'est bizarre, il vient toujours à ma caisse habituellement. Non pas que je sois jalouse, mais... Je tourne le dos pour préparer le latte du client devant moi et j'entends Gen glousser. Ah, ah ! Tu m'étonnes, elle ne l'a jamais servi, elle doit être trop contente !

Je termine ma commande et, quand je me retourne, je le vois à peine redresser le nez et changer de file. Je sens Gen pester, et moi, je retiens un sourire. Pourquoi s'acharne-t-il à être servi par moi pour être aussi fermé, au final ? Lui seul le sait.

Après une autre commande, il est devant moi. Il est si grand que j'ai l'impression qu'il est au-dessus et non pas en face de moi.

— Bonjour, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? je demande automatiquement.

Je maudis Max et sa formule de naze. Pas question de plaisir... Enfin, presque pas. Une fois mes lèvres à nouveau soudées, j'avale ma salive. Comme chaque fois, je suis partagée entre deux émotions : l'envie qu'il reparte pour que je puisse de nouveau emplir mes poumons et la déception de savoir qu'il va partir si vite et me priver de sa vue.

— Un muffin raisin et un chocolat viennois, il lâche froidement, comme à son habitude.

— Tout de suite... je couine.

Je lui tourne le dos, en priant pour qu'il ne soit pas en train de mater mon jean merdique qui donne à mes fesses le même tombé que les joues de Mona. Je m'attelle à préparer sa commande le plus rapidement possible. J'ai les mains qui tremblent, un peu. Je crois qu'il me rend nerveuse. Quand je lui fais de nouveau face avec sa commande dans un sac estampillé au nom du café, il pose le compte exact de monnaie dans la coupelle sur le desk, comme tous les jours. Je m'en empare en prononçant un merci timide.

Je vois mes doigts toucher les pièces, puis, comme si le temps ralentissait pour m'empêcher de réagir normalement, une grande main à la peau mate vient se poser sur la mienne. Mes yeux remontent vers son poignet et sa manche de luxe pour rapidement plonger mon regard surpris dans deux abysses d'un vert des plus clairs que j'ai jamais vus.

C'est la première fois qu'il me regarde. J'ai l'impression que les secondes s'enchaînent à toute vitesse. Je passe de la surprise à la peur de paraître conne, tout en ressentant une excitation extrême. Son contact m'électrise.

Je laisse tomber les pièces, qui claquent dans la coupelle, et il libère aussitôt ma main.

— Pardon, je... Désolée, et...

Bon sang, tais-toi, Celia ! Ma voix a flanché, et j'ai même détourné les yeux tant son regard est perçant. Ce type me perturbe, c'est officiel. Et je ne suis pas la seule : je sens Gen à côté de moi en plein bug visuel.

— Il manque dix centimes, il me précise.

Mon cerveau est en service minimum, je reste donc focalisée sur la monnaie sous mon nez pendant qu'il fouille dans sa poche et en sort quelques pièces pour en jeter une de plus dans la coupelle. Je murmure un merci qui me fait honte tant il est poli. Mécaniquement, je prends les pièces et les range dans les compartiments correspondants dans ma caisse, puis j'édite le ticket et le lui tends en levant de nouveau les yeux vers lui. Il me fixe, l'air sérieux, et me stoppe dans mon automatisme. Il se passe deux longues secondes qui couperaient le souffle de n'importe quel asthmatique digne de ce nom, et il détourne son regard vert émeraude derrière moi.

Je n'ai pas le temps de saisir ce qui se passe qu'une paire de mains bouillantes se cale sur mes hanches et les presse pour me pousser sur le côté.

— Il y a un problème avec ta voiture, me murmure Max à l'oreille.

Je ne sais pas pourquoi je regarde rapidement mon client qui baisse les yeux sur les mains de Max. Je me sens rougir et, un déhanchement plus tard, je marche rapidement jusqu'aux portes battantes qui donnent sur l'arrière-boutique pour disparaître le plus vite possible.

— Bonjour, je vais m'occuper de votre commande, j'entends Max dire de loin.

Je reprends ma respiration une fois cachée de la vue du client et je file ensuite par la porte de service. Je l'ouvre à la volée pour voir qu'une remorqueuse embarque ma voiture.

— Oh ! mais qu'est-ce que vous faites ? je m'écrie en arrivant sur l'homme qui actionne les commandes de l'engin.

— J'enlève cette voiture, elle a été signalée en stationnement gênant, il raille, la clope au bec.

Il lance un regard insistant sur la borne à incendie devant laquelle je me suis garée ce matin. OK, je retire ce que j'ai dit pour la poisse, je suis la seule responsable de mes emmerdes !

— Non ! Attendez, je vais la bouger et...

— Trop tard, j'ai rempli le formulaire, il me coupe. Vous pourrez la récupérer à partir de seize heures, ici, il lâche en me tendant une carte de visite tachée de cambouis.

La fourrière, super... Je la lui arrache de la main et tourne les talons pour rejoindre la porte de service.

— Et prévoyez cent vingt dollars, lance le type.

Cent vingt ? Ils ne se mouchent pas du coude. 

Je tire sur la poignée de la porte du café avec rage, et celle-ci me reste dans la main. C'est officiel, c'est une journée de merde. Je serre les dents et file dans la rue pour rejoindre l'entrée principale. Je tourne à droite et rentre dans une bonne femme en talons aiguilles. La poignée de la porte me glisse des doigts et roule jusque dans le caniveau.

— Oh, mais faites attention ! elle s'exclame, furieuse.

— Oh ! Fermez-la ! je lâche froidement avant de m'accroupir pour ramasser la poignée.

Je me redresse lentement. Zen, Celia... Il y a des jours comme ça où quoi qu'on fasse, rien ne va. Je prends une grande inspiration et laisse mon cul s'adosser à la carrosserie d'une voiture stationnée juste là. OK... Ce n'est que cent vingt dollars que je n'ai pas et un contretemps de plus, rien de grave !

— Hum, hum...

Quelqu'un s'éclaircit la gorge derrière moi. Je me tourne pour me perdre de nouveau dans un regard vert tranchant. Sa commande à la main, mon client de 11 h 05 me fixe froidement, puis fait un geste vers la voiture sous mon derrière. Je me redresse d'un bond et disparais aussi vite que je peux dans la boutique. Je me glisse derrière le comptoir. Max est encore à ma caisse. Il fronce les sourcils quand je viens me placer à côté de lui. Je pose avec force la poignée de la porte de service pas loin.

— Cette fois, il faut la changer, je lâche.

Je m'apprête à m'adresser au client suivant tout en me demandant pourquoi je suis autant en colère contre Max — probablement parce qu'il est arrivé au mauvais moment, lui et ses mains trop chaudes — mais il me repousse avec douceur.

— Va prendre ta pause, s'il te plaît, il me souffle.

J'hésite un instant et finis par obéir et rejoindre les vestiaires. Deux minutes plus tard, je revis en boucle la scène. C'était la première fois. Depuis un an qu'il passe tous les jours à ma caisse, c'était la première fois qu'il me regardait... Max a tout gâché. Monsieur Beau-Costume-Et-Yeux-Verts a bien maté les mains sur mes hanches, et il a dû croire ce que n'importe qui croirait.

— Désolé pour ta voiture, j'entends soudain. J'ai essayé de marchander avec le type, mais il n'a rien voulu entendre.

Je tourne la tête vers mon abruti de patron.

— C'est pas grave, je marmonne.

— Je sais que t'es un peu juste en ce moment. Tu veux une autre avance sur salaire pour aller la récupérer ?

— Non, j'ai ce qu'il faut, merci, je réponds sans lever la tête.

Pourquoi je lui dis ça ? Il a raison, je suis juste en ce moment.

— OK. Si je peux faire quelque chose pour toi, n'hésite pas, il ajoute.

— Merci, Max.

Le reste de la journée se déroule à peu près normalement, si on oublie le fait que mon esprit tourne en boucle sur ce regard vert. Ce mec ne relevait tellement jamais le nez vers moi que je n'avais jamais remarqué ces yeux de malade.

Je ferme ma caisse avant de partir vers dix-huit heures, je compte et je replace le fond de caisse pour ma collègue qui fait les dernières heures de la journée. Je vais déposer ma recette du jour dans le bureau de Max. Par chance, il n'est pas là. Je disparais aussi vite que je peux. Vivement que cette journée se termine !

Je cherche dans le GPS de mon téléphone où se trouve la fourrière et je vais prendre le métro aérien. Tous mes pourboires du jour passent dans le prix du ticket, et une fois arrivée là-bas, un type est en train de fermer les grilles. Je cours en criant, et il me laisse entrer en rouspétant. Très vite, je me retrouve dans une guitoune délabrée sous le nez d'une bonne femme avec, en tête, une seule question : « Comment est-elle entrée là-dedans ? »

— Carte grise, elle me demande.

Je lui tends, après une brève recherche dans mon sac.

— Ça fait cent quatre-vingts dollars, elle lâche après deux clics sur la souris de son ordinateur ancestral.

— Cent quatre-vingts ? Le type qui a embarqué ma voiture m'a dit cent vingt tout à l'heure ! je rétorque aussitôt.

— Ça, c'était avant qu'il perde du temps à ramasser le pare-chocs qui était resté accroché au portail de la fourrière. Vous devriez être heureuse, il a eu la gentillesse de le remettre en place.

— Encore heureux... je marmonne en lui tendant ma carte de crédit.

— On ne prend pas la carte. Vous pouvez régler en espèces ou en chèque.

Je souffle, désespérée. J'ai vraiment une mauvaise étoile.

— Je peux prendre ma voiture et vous payer demain si je vous laisse ma carte grise ?

Je vais peut-être la prendre, cette avance de Max, tout compte fait.

— Nan, pas d'argent, pas de voiture. Et si on la garde cette nuit, c'est six cents dollars que tu me devras, ma grande.

Je la fusille du regard. OK ! Alors ce sera cent quatre-vingts. Je fourre une main dans ma poche avec rage et j'en sors les deux cents dollars que m'a donnés Mona hier pour la tenue de la cérémonie. La femme me rend la monnaie, et je glisse les vingt dollars restants dans ma poche. Cinq minutes plus tard, je suis enfin dans ma voiture.

Il me faut plus d'une heure pour arriver chez moi à cause de la circulation. Trop épuisée, je ne passe pas par chez Mona et vais directement m'enfermer à double tour avant qu'une autre galère me tombe dessus. J'avais envisagé de prendre une bonne douche et de me laisser mourir sur mon canapé mais l'état désastreux de mon appartement m'empêche de mettre ce plan à exécution. Le linge sale commence à former un tas par terre dans la chambre. Je ne comprends pas qui porte tout ce linge que je passe mon temps à laver, étendre, repasser, plier et ranger... Enfin, surtout à laver et à étendre. Le linge n'a pas le temps d'atteindre les autres étapes, la plupart du temps, je le prends directement sur l'étendoir.

Après avoir fini le linge, je m'attaque à la pile de vaisselle dans l'évier, puis je passe un rapide coup de téléphone à Mona pour vérifier que tout va bien de son côté. Je n'ose pas lui dire que je viens de perdre bêtement les dollars qu'elle m'avait donnés. Je lui raconte brièvement l'épisode désastreux du réveil presque à l'heure et je vais me coucher quand elle me l'ordonne.

Je ne m'endors qu'une fois que mon esprit est lui aussi trop épuisé pour penser.

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