Chapitre 9
Lorsque je pénètre dans la Taverne vers 19h40, je fais un bond de quinze ans en arrière ; j'ai de nouveau seize ans et mes années lycée refont surface. Je souris. Qu'est-ce que j'ai pu passer comme temps ici, avec mes camarades de classe ! C'était notre quartier général, celui dans lequel on se réunissait dès qu'on avait une heure de permanence ou même à la pause de midi, au lieu d'aller manger. Mon regard dérive vers la table du fond, contre la fenêtre, notre table. Un coup d'œil légèrement sur le côté droit et je retraverse le temps : Samuel est déjà là. Assis à une table pour deux, accoudé sur le bois du plateau, il fixe l'extérieur, comme absent. A mon entrée, il se tourne d'un coup vers moi : a-t-il senti ma présence ?
A mon approche, il se lève en souriant. Pourquoi faut-il qu'il soit si craquant ? Je m'assieds en face de lui, en raclant la chaise sur le sol, après avoir enlevé mon manteau, que je pose sur le dossier. Je suis nerveuse, pas à l'aise pour deux sous. Bon sang, qu'est-ce que je fous là ?
— Merci d'être venue, murmure-t-il d'une voix enrouée. Je n'étais pas sûr que tu viennes, en fait.
— Moi non plus, j'avoue dans un soupir.
Samuel se racle la gorge, puis plante ses billes bleues dans mon regard.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Un Perrier citron, merci.
Pendant qu'il hèle le serveur et passe ma commande, je me triture les mains, anxieuse.
Il semble prendre soudain une grande inspiration, puis continue :
— Je crois que tu me dois une explication pour hier soir : pourquoi es-tu partie comme une voleuse ?
J'ouvre la bouche puis la referme aussitôt. Comment lui expliquer ? Que lui dire ? Je ne sais même pas moi-même ce qui m'a pris. Je devais partir, c'est tout : c'était trop. Trop intense pour moi.
Devant mon silence, Samuel reprend :
— J'ai fait quelque chose de mal ? ou fait quelque chose de travers ? Je t'avoue ne pas avoir compris ; j'avais l'impression que ça allait bien, même très bien, alors je ... n'ai pas compris.
— Non, Samuel, tu n'as rien fait. Ou plutôt si, en fait. C'est .... compliqué.
— Je t'avoue ne pas trop comprendre en fait. Faut que tu m'expliques là.
Je souffle en m'enfonçant dans ma chaise. Un regard vers lui, et je me sens mal tout à coup : merde, il ne mérite pas ça. Ses yeux me scrutent à la recherche d'un éclaircissement que je lui dois, assurément.
— ok, je ... n'étais pas prête à ça. A ce que ça se passe comme ça.
— Mais je trouvais que ça se passait bien moi, non ? Je me suis trompé ?
— Non, justement. Ça se passait trop bien.
— Tu voulais que ça se fasse dans la douleur ? Là je ne saisis pas.
— Non, pas du tout. Mais pas .... Aussi bien. Voilà.
J'ai lâché le truc. Je vois un éclair passer dans son regard : plaisir ? bonheur ? soulagement ?
Le serveur pose subitement ma consommation devant moi, m'offrant une pause bienvenue.
— Ecoute, je reprends, dès qu'il est hors de portée d'oreille. Moi je n'ai qu'un seul objectif. Et là, clairement, c'est allé plus loin que ce que je voulais. Alors je dois me recentrer sur l'idée de départ, c'est tout. C'est allé trop loin, et ce n'est pas ce que je veux.
— ok, je comprends.
— Je ne voulais pas te blesser.
— Ce n'est pas le cas.
— Tant mieux. Tu as rempli ton contrat, je n'aurais pas pu espérer mieux. Alors merci, Samuel. Sincèrement.
— Je ne l'ai pas encore rempli, mon contrat. Pas entièrement, en fait. Quand est-ce qu'on aura une réponse ?
— Dans une dizaine de jours, j'espère.
— Et si c'est négatif ? Tu as envisagé la suite ?
— Pour l'instant, je ne veux pas y penser. Je préfère prendre les choses comme elles viennent. Si d'aventure ça l'était, il faudra qu'on en parle, toi et moi. Mais je n'ai franchement pas envie de mettre la charrue avant les bœufs, et de commencer une réflexion commune et une discussion qui n'ont pas lieu d'être pour l'instant.
— Alors on fait quoi en attendant ?
— Rien, on attend ! Chacun de son côté. Je veux que rien ne change dans nos vies pendant ces dix jours. Et même après en fait. Ça doit rester une parenthèse. Si ça a marché, je vais continuer mon aventure à deux. Et je te préviendrai, sois –en sûr, pour que tu puisses obtenir ton héritage. Tu n'auras plus qu'à te focaliser sur les travaux de ta future maison, et ton emménagement. C'était le deal non ?
— Oui, soupire-t-il. C'était le deal.
— Super, impeccable, on est d'accord alors. Parfait. D'ailleurs, me trouveras-tu trop curieuse si je te demande où elle se trouve, cette fameuse maison ?
— Tu veux la voir ?
— Euh ouais. C'est où ?
— Pas loin, à deux pas à pied.
— Bah ok, alors.
Ravie de cette distraction qui coupe court à notre discussion tendue, je me lève d'un bond, enfile mon manteau et me dirige vers la porte. Je vois la main de Samuel se tendre vers moi, mais il se ravise brusquement et m'ouvre le battant. Ouf, tant mieux. J'aurais été plus que mal à l'aise.
Il tourne tout de suite à gauche dès sa descente sur le trottoir et je m'arrête en regardant autour de moi.
— Rue de Salis ? je m'étonne. C'est ici ?
— Euh, ouais. Tu connais ?
— Oh oui. Quand j'étais jeune, j'étais au collège Barbot, juste là, dis-je en pointant du doigt les immenses bâtiments en briques rouges qu'on aperçoit dans l'avenue derrière nous. Ma mère travaillait tout près, rue Wilson. Et comme on devait se garer pas trop loin, on venait souvent parquer la voiture dans la rue de Salis. C'était la seule gratuite déjà à l'époque ... Du coup, fallait arriver tôt pour trouver une place ! Alors oui, je la connais bien. C'est une rue magnifique. Tout ce que j'aime : le style art déco, les vieilles pierres. Ici les maisons sont incroyables, surtout celle du milieu, là, à droite.
— Celle qui est individuelle ? reprend-il en me désignant la même maison.
— Oui, celle-là. Je l'ai toujours trouvée sublime. Enfin, je veux dire, elle me faisait carrément rêver, surtout à Noël. La propriétaire la décorait toujours de façon incroyable, toujours uniquement en blanc. Tout était féérique : les couronnes de l'Avent dispersées un peu partout, les buis taillés décorés, les lumières blanches disposées dans le jardin. Et puis les étoiles blanches aux fenêtres. Avec ma mère, on s'arrêtait toujours un bon moment pour admirer, dès novembre. Du pur plaisir pour les yeux. Et un souvenir impérissable, qui restera gravé dans ma mémoire.
Le temps que je parle, avec passion, de mes souvenirs de collège, je me rends compte que nous avons traversé la route, heureusement vide à cette heure-ci, et que nous nous tenons devant la grille du bâtiment en question, le nez en l'air tous les deux.
— Ça n'a pas changé ! je m'exclame ! A part que les décorations de Noël ne sont pas là. Quel dommage ! Je me rappelle que la dame était toujours en train d'arranger ses fleurs, de replacer une poterie ou de tailler un buisson. Une belle dame blonde, grande et élancée, avec une tresse sur le côté, qu'elle portait magnifiquement malgré son âge.
— Elle est décédée. Il y a 5 ans.
Le temps que l'information monte à mon cerveau, j'ouvre des yeux ronds en me tournant vers lui.
— C'était ta grand-mère ?
— Ouais. Le monde est petit hein ?
— Apparemment.
Je ne sais plus quoi dire ; je suis encore sous le choc. Quelles étaient les chances que ce soit la même maison ? Et que Samuel soit son petit fils ? J'essaie de me souvenir si j'ai entraperçu un garçon, à l'époque. Je ne pense pas, mais la coïncidence me parait incroyable.
Samuel m'observe sans rien dire. Que pense-t-il là ? J'espère qu'il ne va pas me sortir un truc sur le destin ou une connerie dans le genre. Mais non, il s'abstient.
De la lumière s'échappe de ce qui doit être le salon, et je fronce les sourcils.
— C'est habité ?
— Oui, en attendant que je puisse en hériter, le notaire l'a mise en location. Histoire qu'elle reste entretenue, et qu'elle me rapporte quelque chose. Il met tous les loyers de côté.
— Vache, je m'exclame. Vu le prix du m2 ici, ça va te faire une petite fortune !
— Oui, j'imagine. Ça va me permettre de faire les travaux.
— Ça va être génial de tout redécorer !
— Tu aimes faire ça ?
— Moi j'adore ! Mais bon vu mon budget déco, ça tourne autour du simple coup de peinture sur des meubles de brocante !
Mon aveu le fait rire. Et j'en suis heureuse. Ça allège enfin l'atmosphère de la soirée.
— Tu veux que je te ramène ?
— Non, c'est gentil. J'ai pris ma voiture, lui dis-je en désignant ma Yaris garée un peu plus loin. Il faut que je la sorte de temps en temps, histoire de voir si elle tourne toujours.
Il répond avec un sourire.
— Tu me tiens au courant, hein ?
— Promis, Samuel. Comme convenu.
— Prends soin de toi, Claire.
— Bonne soirée !
— Bonne soirée.
Et je m'élance vers mon véhicule, avant qu'il ne me sorte quelque chose de déstabilisant.
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