Chapitre 12
La place Saint Louis est un incontournable de Metz, pour ses arcades qui abritent plein de petites boutiques de charme, ou d'autres carrément désuètes. La maison du tablier, par exemple, est pourtant une institution en ville, que l'on cherche un tablier pour un usage privé, ou que l'on soit un professionnel de la restauration. Maintes fois remaniées au cours des siècles, elles conservent tout le charme initial de leurs origines moyenâgeuses. Et là, en ce premier week-end de décembre, l'endroit revêt un tout autre aspect, plus féérique : le marché de Noël a été installé depuis une petite semaine. C'est un des marchés de Noël les plus grands d'Europe, parce que réparti sur les sites les plus connus de la ville : la place d'armes, devant la cathédrale, avec sa grande roue, la place de la République, avec sa patinoire, la place St Jacques avec ses artisans mosellans et la place St Louis, avec son carrousel ancien en bois.
Quand j'arrive sur le marché, il est noir de monde, malgré l'heure tardive. C'est vendredi soir, et la Nocturne attire toujours une foule de badauds. Je déambule entre les chalets de bois éclairés, sans m'arrêter, car je ne suis pas super en avance. On ne s'est pas donné de lieu exact de rdv, mais connaissant Mylène, je n'ai pas trente-six endroits où la trouver... Je tente donc les trois stands de vin chaud de la place. Pas que Mylène soit la plus grande alcoolique que je connaisse (nan, elle aime bien boire mais pas à ce point-là ... quoique ?), mais le vin chaud, c'est l'incontournable du marché de Noël ! Et bingo (qui est la plus forte ?) je trouve l'intéressée en question le gobelet à la main sous un parasol chauffant, accoudée à une table haute, riant aux éclats avec Mathieu. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle me hurle de venir la rejoindre. Mathieu, tout sourire, me fait la bise avant d'aller me chercher un verre de vin blanc, qu'il refuse que je paie. Lorsqu'il revient et me le tend, quel bonheur pour mes doigts engourdis malgré mes gants !
— Comment ça va Claire ? me demande-t-il avec sympathie.
— Bah ça va ! Et toi ?
— Ça va. Content d'être en week-end. Alors cette visite au tribunal ? Samuel m'a dit qu'il t'y avait vue !
— Ah ? Oui effectivement, c'était sympa. Intéressant, les élèves ont adoré.
— Hum hum.
C'est censé dire quoi ça ? Mathieu me regarde avec un sourire narquois, pendant que Mylène pouffe. Putain, qu'est-ce qu'ils sont lourds ... J'espère bien ne pas avoir à parler de tout ça pendant toute la soirée, sinon ça va vite me gaver ... Heureusement, l'arrivée subite de Fred met fin à mon calvaire. Finalement, le fait qu'il soit là n'est pas une si mauvaise chose. Vu qu'il ne sait rien, les deux autres ne vont pas pouvoir m'asticoter de la soirée. Chouette. Il s'installe à côté de moi, en me gratifiant d'un sourire sincère jusqu'aux oreilles, qui me fait me sentir presque mal à l'aise.
Mylène fait les présentations, puis Mathieu fournit à Fred son gobelet fumant incontournable. Ils échangent quelques banalités, sur la météo ou sur leurs métiers respectifs, et je m'abandonne à la contemplation de la foule autour de nous. Beaucoup de familles, dont les jeunes enfants arborent les fameux bonnets de père Noël en vente un peu partout sur le site, s'attardent aux stands de jouets en bois et autres poupées russes traditionnelles. Elles laisseront progressivement la place aux jeunes et aux couples au fur et à mesure de la soirée. Les stands projettent leurs lumières sur les clients, et les bougies traditionnelles du stand d'à côté plongent les gens dans une lueur familière et reposante. J'observe la foule, qui se laisse aller à quelques dépenses inutiles que la magie des lieux oblige à faire. Même moi, je sais que tout à l'heure, je vais sans doute craquer pour un ou deux objets que je n'avais aucunement l'intention d'acquérir avant ce soir.
C'est un « bonsoir » lancé juste à côté de moi qui me sort soudain de ma torpeur hivernale. Je quitte des yeux le marché pour poser mon regard sur le nouvel arrivé, en écarquillant les yeux. Samuel, beau comme un dieu dans un duffle-coat marine, les mains dans les poches, sans doute à cause du froid, plonge ses yeux bleus dans les miens. J'ouvre la bouche puis la referme. Merde, je dois avoir l'air d'un poisson rouge.
— Ah ! C'est génial, tu as pu venir ! lance Mathieu, que je foudroie du regard.
Samuel en profite pour faire la bise à Mylène et à moi, une accolade à Mathieu, puis serre la main de Fred en fronçant les sourcils. Puis il se dirige vers le vendeur.
— Euh, je commence en me tournant vers mon amie, tu ne m'avais pas dit qu'il serait là ?
— Non ? répond innocemment Mylène. Ah bon ? Je croyais.
Elle en profite pour plonger ses lèvres dans son vin, en haussant les sourcils d'incompréhension. Quelle mauvaise comédienne ! Je plisse les yeux et la fusille du regard. Pas le temps de m'énerver sur elle, puisque Samuel est déjà de retour, avec un gobelet dans les mains. Il s'installe à côté de moi. Super, me voilà coincée entre lui et Fred.
— Vous êtes ? demande soudain Samuel à Fred.
— Un collègue de ces demoiselles, répond Fred avec un grand sourire.
— Je croyais que vous n'étiez que des femmes, dans cette école ? s'indigne Samuel en s'adressant à moi.
— Je suis remplaçant, je n'étais là que pour deux semaines, lui précise Fred avec un sourire. J'ai invité Claire à boire un verre ce soir, mais ça s'est transformé en sortie collective.
Fred se met à rire, ainsi que Mylène et Mathieu. Mais Samuel reste impassible. Personnellement, je ris jaune, pour donner le change. Fred cesse soudain son enthousiasme et son regard se met à osciller entre Samuel et moi ; visiblement, un truc lui échappe, et il semble chercher quoi. Moi aussi j'aimerais bien savoir ce qui a plombé l'ambiance comme ça.
— Et vous, vous êtes ? reprend Fred en s'adressant à Samuel, le regard bien plus froid qu'avant.
— C'est un ami et collègue, le coupe Mathieu.
— Ok, reprend Fred. Vous êtes avocat aussi alors ?
— C'est ça, conclut Samuel en le fixant.
La réponse a l'air de convenir au remplaçant, car ses épaules se rabaissent et il parait se décontracter soudainement. Mais Samuel lui, le fixe froidement. Il fait quoi là ? Coincée entre les deux, je me sens de plus en plus mal à l'aise, et déclare sur un coup de tête :
— J'ai un truc à acheter sur un stand ! Je vous abandonne deux minutes pour chercher le chalet, je n'en ai pas pour longtemps !
Mais Mylène bouge aussi vite que moi, me prend par le bras et décrète :
— Ah mais on vient avec toi ! Nous on a fini, et les garçons peuvent boire en marchant hein ?
Tout le monde acquiesce et se met en branle. Crotte, raté. Enfin pas tout à fait, puisque si je n'ai pas réussi à fuir le conflit sous-jacent, je suis quand même parvenue à débloquer la crise.
Nous nous mettons à déambuler parmi les stands éclairés, certains carrément pris d'assaut, d'autres moins fréquentés. Mathieu passe son bras autour des épaules de Mylène, qui passe le sien autour de sa taille. Ils sont mignons tous les deux, et je me mets à sourire en les regardant, jusqu'à ce que je croise le regard de Samuel fixé sur moi. Il est intense, ça je le sens bien, mais qu'exprime-t-il ? Aucune idée. Je ne le connais pas assez pour ça.
— Tu cherches quoi ? finit –il par me demander en se plaçant à mes côtés.
— Le chalet des boules de Noël de Meisenthal ! Je voudrais acheter celle de cette année.
— Ah, tu les collectionnes ? s'étonne-t-il.
— Oui, je l'achète tous les ans, depuis qu'ils en éditent, je précise.
— Claire et sa collection de petite vieille ! pouffe Mylène, à ma droite, sur laquelle je darde mon regard le plus noir.
— C'est pas une collection de petite vieille, je m'insurge. C'est super joli !
— Ma grand-mère aussi les collectionnait ! s'amuse Samuel avec un sourire.
— Ah ben voilà, c'est ce que je disais, des trucs de vieille quoi, éclate de rire ma collègue.
Je hausse les épaules sans répondre et me concentre sur le stand devant lequel nous sommes arrivés, en décidant de les ignorer tous. De toute façon, le cristal coloré de toutes les boules étalées devant mes yeux occulte le reste. Oublié le marché, oubliés les gens, oubliés les amis : mon esprit n'est plus qu'émerveillement devant toutes les boules de Noël en cristal que les artisans verriers de Meisenthal ont créées. Je reconnais celle de l'an dernier, en forme de presse-citron, et la Silex, et plus loin la Rotor et la Kilo, qui reprend le moule d'un ancien poids de balance Roberval. Mes yeux sont partout, émerveillés. Je finis par lever le nez vers la vendeuse, une petite quarantenaire rondouillarde qui m'observe avec bienveillance.
— Vous cherchez quel modèle ? me demande-t-elle.
— Celui de cette année, en forme d'artichaut !
— Oh je suis désolée, nous sommes en rupture de stock, se désole-t-elle avec sincérité.
Douche froide. Zut et flûte, quelle déception !!
— Vous n'en aurez plus ? demande tout à coup Samuel.
— Si, nous devrions en recevoir la semaine prochaine. Mais il vous faudra faire vite, ça part comme des petits pains !
— Merci, je repasserai alors, finis-je par dire plus tristement que je ne voudrais.
Mylène passe un bras autour de mes épaules, balaie devant elle d'un geste de la main et m'entraine avec elle.
— C'est pas grave, cocotte ! Tu reviendras ! Viens, on va acheter un truc vachement plus fun que ton cristal de mémé. Regarde, on va se prendre un bonnet ! Sexy non ? dit-elle en essayant un couvre-chef pointu en feutrine qui se met à clignoter au niveau des étoiles qui recouvrent le bord.
J'éclate de rire. De toute façon, Mylène peut porter n'importe quoi, tout lui va.
— J'aime, reprend Mathieu avec une lueur dans les yeux. Tu pourrais le porter quand ...
— Stop, je hurle, j'ai pas envie de savoir.
Tous les autres se mettent à rire, pendant que Mylène me pose sur la tête un bonnet rouge avec un gros pompon et un bord énorme en fourrure blanche.
— Adorable, s'exclame Fred
— Sublime, surenchérit Samuel en le fixant.
— Ok on les prend ! s'empresse de conclure Mylène en tendant un billet au vendeur.
Nous repartons en les gardant sur nous. Ce qui n'est pas plus mal, parce qu'il commence à faire froid.
— On va au pub irlandais ? propose ma collègue. J'aimerais bien me réchauffer.
— Ok pour moi, je lui réponds en grimaçant, je ne sens plus mes pieds.
— Validé, crie Mathieu en nous dirigeant vers les arcades.
Nous passons près du carrousel, qui se vide tout doucement des nombreux enfants qui commencent à rentrer chez eux. Je marque une pause devant le manège à deux étages et remonte mon regard vers le haut. Toujours aussi beau ! Mais moins que le visage de Samuel, que je finis par remarquer juste à côté de moi, les yeux plongés sur moi. Il doit me prendre pour une demeurée à m'extasier sur un manège pour enfants. En tout cas, il a la gentillesse de ne pas faire de remarque. Ou alors c'est juste sa bonne éducation ... Je reprends bien vite notre marche pour rejoindre les autres, qui ont déjà pénétré dans le bar, et ont même réussi à trouver une grande table dans un coin, avec une banquette en tissu vert foncé bien accueillante.
Je m'engouffre sur la banquette, à la suite de Fred et entreprend d'enlever mon manteau. Je le pose derrière moi, et remarque alors que Samuel s'est assis à côté de moi. Crotte, me revoilà prise en sandwich entre les deux, comme tout à l'heure. Mylène est déjà en train de commander auprès du serveur, qui a accouru dès notre arrivée.
— Claire, tu prends quoi ? m'interroge Fred.
— Un Perrier citron, affirme Samuel aussitôt en le regardant.
— Euh, ouais, merci, je parviens à articuler doucement.
Les coins de la bouche de Fred, tout sourire alors qu'il me posait sa question, s'abaissent pendant que ceux de Samuel remontent en un sourire narquois. C'est quoi ça ? Un combat de coqs ? Je soupire et jette un œil à Mylène, qui n'a rien perdu de l'échange et qui glousse dans son coin. Sympa la copine !
J'en profite pour observer autour de moi. Il n'est pas hyper tard, mais la salle se remplit tout doucement. Je remarque une petite estrade provisoire vers le fond, et un écran géant posé au mur, allumé mais avec un fond bleu uni. Je fronce les sourcils. Malheur, trop tard.
— Ehhhh ! se met à hurler Mylène. Ils font karaoké ce soir ! Trop bien !!!
Oh non, pas ça. Mylène, vous l'ai-je dit, est amatrice de tout ce qui bouge et qui fait de la musique : d'où sa passion pour la zumba. Mais hélas aussi le karaoké. Mathieu et moi avons fini par nous y faire, certes, mais nous essayons d'éviter tant que possible les soirées karaoké dès que nous sortons. Son copain me fait un petit air contrit, puis se met à rire. Il le sait, le moment risque d'être épique. Je lui souris aussi : après tout, ça peut être marrant d'écouter Mylène ce soir.
Mais contre toute attente, Mylène glisse sous la table, se rematérialise dans l'allée (quand je vous disais qu'elle était super souple ...), et m'extirpe de la banquette en tirant sur mon bras, manquant de renverser Samuel au passage, qui se lève précipitamment pour me laisser passer.
— Viens copine ! braille-t-elle. On va faire un duo !!
J'ai beau protester, ma collègue m'entraine avec elle vers le bar où elle nous présente comme les nouvelles Pussy Cat Dolls... Elle est complètement tarée ! Je tente de m'échapper, mais Mylène me retient fermement contre elle. Je tente d'accrocher le regard des hommes restés à la table, les suppliant silencieusement de venir à mon secours. Peine perdue, ils sont tous les trois morts de rire. Arg, bande de salauds ! Pas un pour venir m'aider.
— Eh !!! s'énerve-t-elle. T'es ma copine ou pas ?? Allez, fais-moi plaisir !
Que feriez-vous, vous, devant l'air de chien battu de votre meilleure amie ? Elle rajoute même la lèvre inférieure qui tremblote et fatalement je finis par craquer. Faut vraiment que je prenne des cours pour m'affirmer et ne pas céder systématiquement.
Je jette un coup d'œil à ma tablée, qui nous observe, puis à nouveau sur Mylène en lui disant :
— Ok, si tu veux. Mais je te déteste.
— Yeahhhhh ! hurle ma camarade. Viens on choisit une chanson. En français hein, je suis nulle en anglais !
Ben voyons ; elle renie ses anglicismes maintenant ?
Je ne m'en tire pas trop mal ; Mylène choisit un titre de Calogero. Plutôt neutre, me semble-t-il. Le barman, mort de rire devant l'enthousiasme de ma collègue (devrais-je dire l'euphorie ?), lance le titre. Mylène me passe un micro. Avec un peu de chance, il ne marchera pas ...
Et elle se lance dès les premières mesures.
Et là, comment vous dire ... Mylène est parfaite en tout, sauf en chant. C'est une vraie casserole, une catastrophe auditive, un malheur pour les oreilles. Et elle le sait, je vous rassure ! Mais s'en fout complètement. Alors elle y va franco, et se met à massacrer la chanson. Comme je suis une bonne copine, je passe outre, et me mets à la suivre. Bon, pas de chance, apparemment il fonctionne aussi, mon micro.
Tu te souviens
Les couleurs sur les baskets
Les crayons dans les cassettes
Je rembobine, tu te souviens
Tous ces rêves plein nos disquettes
À Paris c'était les States
1987
Aux premières notes du refrain, Mathieu est plié de rire sur la table. A sa gauche, Fred ouvre des yeux tout ronds, et Samuel nous fixe en riant, son menton reposant sur sa main, comme s'il était super concentré sur nous. J'en perds momentanément les paroles, que je connais pourtant par cœur, sous l'œil courroucé de Mylène. Vite, je me reprends. Et puis tout à coup, sur la dernière phrase du refrain, je sursaute en entendant ma collègue qui hurle à pleins poumons en pointant du doigt notre table :
On chantait "I want your sex!"
Oh putain la honte ! En plus elle danse comme une folle ! J'aimerais me cacher dans un coin, mais mon amie me prend par le bras et m'entraine dans sa chorégraphie improvisée. Oh et puis merde ! Je décide que je m'en fous, et je me mets à brailler aussi fort qu'elle, en essayant de la suivre comme je peux.
Aux dernières notes, nous posons nos micros, faisons la révérence sous les ovations du public (bon sang, j'avais pas vu qu'il y a avait tant de monde) et rejoignons nos places au plus vite en rigolant.
Les garçons sont encore en train de nous applaudir quand nous nous asseyons, hilares et en nage. Samuel est en train de rédiger un texto sur son téléphone, puis il le repose devant lui sur la table. Je me jette sur le Perrier citron qui a dû arriver pendant notre prestation et l'avale goulument avec ma jolie paille rose.
— C'était .... intéressant, murmure Samuel en me dévisageant.
Je déglutis : il est tout proche de moi, son visage presque contre le mien.
— Un massacre, tu veux dire, je ris doucement.
— Elle est toujours comme ça ? me demande l'avocat.
— Elle peut être pire, je réponds en souriant. Mais je l'adore.
— Ouais, Mathieu aussi je crois.
On se fixe sans plus rien dire, pratiquement les yeux dans les yeux. C'est la voix de Fred, à ma droite qui me fait réagir :
— C'était sympa ! Tu chantes pas mal.
— Mais bien sûr, je ricane. Y'a que les élèves qui le pensent tu sais.
— Ah ça, c'est l'avantage avec les gamins, ils te trouvent formidable, quoi que tu fasses.
— C'est vrai, je ris. C'est bon pour son ego de bosser avec des gosses.
— Sans doute plus que de s'écouter parler dans un tribunal non ? lâche-t-il soudain en déviant son regard vers ma gauche.
J'ouvre des yeux ronds en tournant vivement la tête vers Samuel, qui plisse les yeux en le regardant. Rhôô, c'était vilain, ça, comme remarque !
— Bonsoir !!
Une voix féminine nous interpelle et nous fait tous lever la tête vers une nouvelle venue. Grande, brune, élancée, je la reconnais immédiatement : Léa, l'avocate rencontrée aux côtés de Samuel au palais de justice. Mais siiiiiii, Barbie Brune !! Putain, c'est vendredi soir, et elle est toujours aussi parfaite. Maquillage impeccable, jupe crayon en cuir noir (pas du simili non, c'est du vrai), bottines à talons vertigineux qui lui galbent ses jambes déjà immenses.
Comme notre côté est plein, Léa s'assied en face de Samuel, sur la banquette opposée, à côté de Mylène, qui se met à l'observer avec des yeux perçants.
— Merci pour l'adresse Samuel, je n'aurais pas pu vous retrouver sans ! elle minaude.
C'était donc ça le SMS : il écrivait à Léa de nous rejoindre ? Pourquoi est-ce que je ressens une pointe douloureuse au niveau de ma poitrine ? Je n'ai pas envie de la voir, c'est indéniable, et ça me fait mal d'un coup qu'il l'ait invitée. Parce qu'elle est belle, et bien habillée, et bien maquillée, et intelligente, et qu'elle a une bonne situation. Et qu'il lui a dit de venir. Parce qu'il en avait envie. Parce qu'elle lui est proche. Putain de bordel de merde. Je la déteste. Je me renfrogne sur ma banquette.
— Ah mais je me rappelle de vous ! me lance-t-elle soudain. Thérèse c'est ça ? L'instit !
— Non, Claire, la corrige Samuel doucement.
Ahh, mon sauveur. Non, faux, c'est lui qui l'a ramenée. Vil félon !
Elle me fixe avec un sourire en coin. Bon, elle a l'air contente d'elle ... Pfffff. C'est quoi son problème ?
Le karaoké continue avec d'autres participants, bien meilleurs que nous, c'est indéniable. D'ailleurs, les gens commencent à se lever pour danser au milieu des tables ; c'est vraiment sympa.
— Claire ? m'interpelle Fred. Tu danses ?
— Euh oui ! je finis par répondre après une demi-hésitation. Pourquoi pas ?
Je fais une moue d'excuses à Samuel, alors qu'il se lève pour nous laisser passer. Fred m'emmène sur la piste au moment où quelqu'un entonne le début d'un slow. Arf, tant pis, allons-y !
— Je ne connaissais pas le pub, c'est une bonne découverte, commence Fred.
— Moi non plus, j'avoue.
Après un silence de plusieurs secondes, alors que nous tournons toujours, Fred se lance :
— Si je te rappelle la semaine prochaine, tu accepterais de sortir un autre soir ? Enfin je veux dire, à deux cette fois ?
Je m'écarte pour le regarder. Merde, comment je fais pour lui répondre gentiment ? Parce que non, clairement, là, maintenant, c'est assez clair dans ma tête : je n'en ai pas envie. Pas qu'il m'ait déçue, ou qu'il ne me plaise pas. Loin de là. En d'autres circonstances, et surtout si j'avais été intéressée par une rencontre, j'aurais accepté. Mais là, je l'ai à peine regardé de la soirée. Alors autant être franche. Je prends mon courage à deux mains et lui avoue :
— C'est gentil, franchement. Mais ça sera non.
— A cause de lui ? demande-t-il en désignant Samuel du menton.
— Oui. Enfin non. Pff, c'est assez compliqué, je soupire. Pas plus lui que toi.
— Ok, je n'y comprends pas grand-chose, mais si tu me dis que lui non plus, ça me convient, finit-il avec un sourire en coin.
Je rigole à sa bêtise.
— Je suis désolée, je murmure.
— Ne le sois pas, pas de soucis. Pas le bon timing, j'ai l'impression.
— C'est ça.
— Merci pour la danse, demoiselle.
A la dernière note, il me raccompagne à notre place. C'est lorsque nous approchons de la table, que je remarque le regard noir de Samuel sur nous. Pourquoi il fait cette tête-là ?
— Euh, je vais aller aux toilettes, je lance en me dirigeant vers le fond du pub.
Il y a un peu de monde, et je dois attendre mon tour. J'accède enfin à une cabine, puis me lave les mains du mieux que je peux, étant donné le monde qui se presse devant les lavabos. Un petit coup d'œil au miroir me fait faire la grimace. Je n'ai vraiment pas l'allure de Barbie Brune. ... et c'est désespérant. Je ne sais pas pourquoi ça me dérange tant. Après tout, ce n'est pas comme si Samuel était à moi ? Ou qu'il ait des comptes à me rendre ? Si ? Bon sang, non !! Alors pourquoi ça me touche tant. Je balaie tout ça d'un revers mental de la main, et sors du local pour foncer droit dans un grand corps planté devant la porte.
— Ça devient une habitude, ricane Samuel, que je viens de percuter.
— Oups, désolée, je ris.
— Tu voulais aller aux toilettes ? je demande en m'écartant pour le laisser passer.
— Non, je te cherchais, annonce –t-il calmement.
— Pour ?
Il ne répond pas de suite, et marque une pause en fermant les yeux.
— C'est qui ce Fred ? Tu sors avec lui ?
— Hein ? Non ! C'est juste un collègue !
— Un collègue hein ? Moi je peux te dire qu'il en a après toi ma grande !
— Peut-être, j'admets. Mais je lui ai mis les points sur les i. Donc il ne tentera plus rien.
— Ok je préfère ça.
J'arque un sourcil : non mais il me fait quoi là ?
— Tu préfères ça ? Mais en quoi ça te regarde ?
— Je ... Parce que tu es ....
— Je suis quoi ?
— Tu es engagée dans un contrat.
— Un contrat ? Et où est-il stipulé que tu as un droit de regard sur les hommes qui me draguent ?
Il ouvre la bouche puis la referme.
— Je ... j'ai pas envie de devoir te faire refaire tes tests si on doit refaire des essais !
— Pardon ? j'explose. Tu me fais tout ce cirque pour ça ? Qu'est-ce que je devrais dire avec ta Barbie Brune, là ?
— Hein ?
— Léa ? Tu sors avec elle, non ? Faut aussi que je te fasse refaire tes tests alors !!
— N'importe quoi ! Elle était là quand Mathieu m'a invité pour ce soir, et elle a insisté pour venir avec nous. Je lui ai même dit de venir à 21h00, pour pas qu'on se la tape toute la soirée.
— Ben elle aussi, elle en a après toi, je murmure en retombant comme un soufflé au fromage.
— Je sais, mais je m'en fous, finit-il par dire en baissant sa voix.
On se regarde bêtement. Et on reste plantés comme deux idiots au milieu du passage. Je finis par me rendre compte que les gens autour de nous nous regardent bizarrement. Samuel doit s'en rendre compte aussi, parce qu'il passe nerveusement la main dans ses cheveux, puis me prend par le bras :
— Viens, on va retrouver les autres.
Quand nous arrivons, nous trouvons tous les autres debout, manteaux sur le dos, prêts à partir. Sous leurs regards inquisiteurs, et pas discrets pour deux sous, nous récupérons nos affaires et sortons à leur suite.
L'air froid nous surprend. Bon sang, ça s'est bien rafraichi !
— Je te ramène si tu veux, Claire, commence Fred.
— Non, le coupe brutalement Samuel si fort que Mylène sursaute. Je la ramène, c'était prévu comme ça.
Je décide de ne pas le contredire devant tout le monde, et nous prenons congé des autres assez rapidement, en se remerciant pour cette chouette soirée. Léa m'embrasse du bout des lèvres, sans même toucher mes joues. Qu'est-ce que je déteste ça ! Bon ok, j'avoue, je ne suis plus très objective sur elle ... Elle a un regard noir sur moi, et je décide de le soutenir, en remontant le menton et en plantant mes yeux dans les siens. Brun caca non, les iris ? Ouais je sais, c'est nul et puéril, mais ça fait du bien !
J'emboite le pas à Samuel, qui finit par ralentir l'allure en me voyant à moitié courir pour essayer de le suivre. Il se cale sur mes enjambées, sans parler, en me jetant de temps en temps des regards que je n'arrive pas à interpréter.
— T'es garé où ? je tente.
— Au Saint Jacques.
— Super, c'est pas loin.
Humm, voilà une conversation intéressante ... Nous payons à la borne automatique, et pour la 2ème fois cette semaine, je m'installe sur le siège passager de sa voiture. Le temps de sortir du parking, il prend la direction du Sablon.
— Tu me guideras, je ne connais pas ton adresse.
— Ok.
Toujours aussi passionnant ... Les vingt minutes que prend notre trajet se déroulent dans un silence pesant, juste entrecoupé de quelques indications que je lui donne au gré des rues et des carrefours. Il finit par se garer devant mon immeuble, qu'il regarde avec attention.
— Joli.
— Oui, j'aime l'ancien.
— Moi aussi.
Ok. Je me tortille sur mon siège et décide de couper court à cette conversation ridicule. Mais Samuel attrape ma main au moment où je pose l'autre sur la poignée de la portière.
— Désolé, murmure-t-il. Je n'ai pas été de très bonne compagnie.
— Pas grave, je souris. C'est très gentil de m'avoir raccompagnée.
— C'était avec plaisir Claire. Toujours avec plaisir avec toi.
Humm. D'un coup j'ai un doute : il parle de quoi là en fait ? C'est moi où il y avait un double sens ? Je n'ai guère envie d'y réfléchir là, sur le trottoir. Alors je saute de la voiture, m'engouffre dans mon hall d'escaliers et referme la porte de l'immeuble après un petit geste de la main. Il démarre aussitôt, me laissant seule avec une impression étrange sur cette soirée bizarroïde.
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