Chapitre 10
Après la folie de ces derniers jours, le retour au calme a un effet salvateur sur ma santé mentale, mise à rude épreuve. Honnêtement, plus j'y pense, et plus je me dis que tous ces événements, c'est juste de la folie pure. J'ai même du mal à croire, avec le recul, que j'ai vraiment fait ce que j'ai fait. S'il n'y avait Mylène pour me rappeler que ça s'est réellement déroulé, je pourrais facilement croire que j'ai tout imaginé : ce projet fou, ce contrat improbable, les rendez-vous avec Samuel.
Ah, Samuel. L'unique objet de mes pensées depuis lundi. Je ne peux pas m'empêcher de penser à lui. Dès que je ferme les yeux, je le vois, comme une obsession. Le problème, c'est que je ne la comprends pas cette obsession. Qu'est-ce qui me fait constamment revenir à lui ? Bah, soyons honnête, son physique hors normes. Il faudrait être bien difficile (ou folle) pour ne pas l'avoir remarqué. Et je dois dire que ça m'a bien aidée à aller au bout de ce projet fou. Mais pas que. Je ne suis pas du genre, d'habitude, à me focaliser sur un beau mec. Non, il y a forcément plus. Bon, avouons-le, j'ai un faible pour les intellectuels. Et là clairement, j'ai été servie aussi. Il a de la conversation. Et du goût aussi : je n'ai pas vu grand-chose de son appartement, mais le mélange d'ancien et de moderne qu'il a su manier avec virtuosité, me plait plus que beaucoup aussi. Mais bon, là aussi, voilà qui ne me suffit pas à expliquer son omniprésence dans mon esprit. Et là ; fondamentalement, j'arrive au point crucial du problème. Finalement, ce qui me perturbe au plus haut point c'est ce que nous avons fait. Et j'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne parviens pas à savoir si c'est ce qu'il m'a fait ou si c'est juste parce que j'étais en manque.
Bah oui, mais en attendant, les seules images qui me viennent en tête, c'est son corps contre le mien, c'est sa peau contre la mienne, c'est son corps dans le mien. Merde, rien que d'y penser, je commence à avoir chaud ... Et là, c'est clairement pas le moment ...
Je suis en plein centre-ville avec mes élèves, en ce vendredi matin, pour une sortie scolaire. Et franchement, penser à ce genre de truc juste à côté de gamins de dix ans, qui comptent sur vous pour passer sans encombre les passages piétons, c'est un peu limite professionnellement ... Je vous avoue franchement que je ne sais pas trop comment nous arrivons à destination, mais après un comptage minutieux des troupes, victoire, tous mes élèves sont parvenus à bon port en un seul morceau ... Ouf.
Le temps d'observer le bâtiment et d'en revoir partiellement le rôle et l'histoire, nous pénétrons dans le palais de justice de Metz. Mes élèves sont silencieux, ce qui est rare avouons-le. Ils semblent sous le charme de cet imposant bâtiment tout en pierre de Jaumont. Le grand hall d'entrée fait son effet lui-aussi. Bon, l'objectif est atteint : décontenancer et intéresser mes élèves. De nos jours, il est bien difficile de les contenter. Alors je savoure mon effet. J'essaie ensuite de leur montrer les éléments principaux, décoratifs ou fonctionnels, en me remémorant tout ce que j'ai pu glaner sur le sujet. Ça fait des mois que je prépare cette sortie !
Alors que je marche à reculons pour pouvoir parler à mon groupe, tel un guide pour touristes, je heurte brusquement un obstacle, qui n'est pas assez dur pour être un pilier. Devant moi, tous mes élèves partent en fou rire. Super, j'ai perdu leur attention ...
— Maitresse, glousse Manon, je crois que vous avez marché sur le pied de quelqu'un ...
Oups, effectivement... Je me retourne lentement, peu fière, tout en m'excusant platement :
— Je suis désolée, vraiment, je ne vous avais pas vu, geins-je.
— Je m'en doute, répond une voix qui me semble familière.
Je me retourne plus vivement et tombe nez à nez avec ... Samuel, qui m'observe de haut, un demi-sourire aux lèvres. J'écarquille les yeux en voyant sa tenue : il porte sa robe d'avocat, de bien belle manière d'ailleurs. Décidément, nu ou habillé, il en jette. Merde, j'espère que je n'ai pas dit ça à voix haute. Mais vu qu'il ne semble pas avoir réagi, j'ai dû juste le penser ...
— Bonjour, Claire. J'avoue que c'est bien le dernier endroit où je m'attendais à te voir !
— Euh oui, je tente de reprendre, c'est une visite scolaire.
— Hum, oui, vu le nombre d'enfants que tu trimballes là, je m'en étais un peu douté, ricane-t-il.
Un bruit de gorge me fait lâcher son regard pour tourner vers la personne qui se tient juste à côté de lui : c'est une belle brune, aux cheveux longs raides et lissés, vêtue d'une robe d'avocat elle-aussi, et qui m'observe avec un air pincé et des petits yeux méfiants. Samuel se tourne alors vers elle :
— Léa, je te présente Claire. C'est ... une amie.
Une amie ? Pourquoi ce qualificatif me fait-il tiquer ? Nous ne sommes pas amis : on se connait depuis une semaine à peine. En même temps, que pouvait-il dire d'autre ? C'est la nana avec qui je fais un bébé ? Bah non, donc j'imagine qu'amie, c'est ce qu'il y a encore de plus neutre ...
— Bonjour, me dit-elle, je suis...
— Une collègue, la coupe Samuel.
Hein ? C'était quoi ça ? Pourquoi s'est-il permis de finir sa phrase ? Vu la façon dont elle le fusille du regard, elle non plus n'a pas l'air d'avoir apprécié l'intervention du jeune avocat. Mais elle finit par sourire (c'est moi ou il est faux, ce sourire ?) et s'accroche au bras de Samuel, pour le tirer vers la porte à sa gauche.
— Bien, finit-elle par dire, j'ai été ravie de vous rencontrer, Claire, mais nous avons quelques plaidoiries ce matin.
Mais Samuel se dégage doucement, pour me faire face à nouveau :
— Tu restes longtemps en visite ?
— La matinée, histoire de voir quelques affaires quand même. Je voulais qu'ils assistent à une séance réelle.
— Oh ! Tu vas sans doute assister à l'affaire que je plaide aujourd'hui.
Je fouille brièvement dans ma pochette à documents pour rechercher les informations qui me manquent et relève la tête vers lui
— Délinquance routière ? C'est bien ça ? Un type qui roulait sans permis ?
— C'est ça. Je le défends. D'ailleurs, vous devriez entrer et vous installer, c'est presque l'heure. On se verra peut-être après ?
Je lui souris.
Il entre devant nous dans la salle, en nous faisant un petit signe de la main, suivi de Barbie Brune, qui elle, vous vous en doutez, ne nous envoie aucun signe sympathique, mais un regard glacial. Enfin surtout à moi, parce que les gamins, je crois bien qu'elle ne les a même pas remarqués.
Après un petit rappel à l'ordre sur la nécessité d'un silence absolu, j'installe mes élèves sur les bancs en bois. De toute façon, ils sont bien trop impressionnés pour parler. Tant mieux.
L'audience commence vite. Ça doit rarement trainer, question d'efficacité. Samuel se tient juste à côté de l'accusé. Je dois dire que ça me fait sacrément bizarre de le voir là, dans sa robe d'avocat qui plus est.
Pendant que les faits reprochés sont énumérés, Samuel se lève et commence à plaider.
Il parle fort, mais sans crier, de façon claire et intelligible. Son discours est fluide, bien construit, ses arguments sont pertinents. Il n'hésite pas à rajouter un peu de pathos, histoire sans doute d'alléger un peu la peine. En jetant un coup d'œil à mes élèves, je me rends compte que sur eux, en tout cas, il a gagné son match. Mon esprit dévie un peu au bout de cinq minutes et c'est désormais lui que j'observe : son profil droit, ses yeux magnifiques, sa prestance. Merde, qu'est-ce qu'il est beau ! J'ai perdu un peu le fil de son discours, et lorsqu'il s'arrête enfin, je me rends compte que j'ai lâché en cours de route. J'espère que je ne bave pas ... Surtout qu'il finit par se tourner vers moi, et esquisse un léger sourire dans ma direction.
Je dois rougir, parce que Marin, assis à côté de moi, se met à glousser. Crotte, si même les élèves s'en rendent compte ...
En tout cas, Samuel a de la chance, l'avocat général est une femme, et elle aussi n'a visiblement pas manqué le charme de Samuel. Elle arrête de le fixer pour finalement demander une peine que je trouve plutôt légère. Ça aide d'être beau gosse visiblement.
Deux autres affaires suivent immédiatement. Vu qu'il est déjà tard, je profite d'une pause pour lever mes élèves pour les rapatrier dans le grand hall. Il est déjà l'heure de partir. Je jette un coup d'œil derrière moi, puis nous reprenons le chemin de l'école. Le trajet retour, vous vous en doutez, n'est pas plus sérieux dans ma tête que l'aller ...
Le reste de la journée de vendredi passe à vitesse grand V : je me focalise sur les leçons. Rien de tel que d'être submergée par le travail pour oublier le reste. Après la conjugaison, les mesures, la lecture et les sciences, je termine par les arts plastiques. J'avoue qu'en regardant les élèves créer leur paysage pointilliste avec application, mon esprit dérive à nouveau ... Heureusement, la cloche sonne et nous libère pour le week-end ! Aujourd'hui, je ne suis pas particulièrement pressée, pas comme le week-end dernier ... Je prends donc le temps de ranger, de classer, et de préparer le tableau pour lundi : ça évite de devoir arriver plus tôt.
Alors que j'écris avec minutie la prochaine date, un « toc-toc » sur la porte de ma classe me fait tourner la tête vers le couloir. Fred s'y tient, déjà prêt à partir visiblement, veste sur le dos et cartable à la main.
— Coucou, me fait-il avec un grand sourire.
— Salut ! je m'exclame. Alors, cette fois-ci, c'est le grand départ ?
— Ouaip, affirme-t-il. Ta collègue revient lundi.
— Tu sais déjà où tu vas ?
— Oui, l'IA m'envoie à Stiring.
Je grimace.
— Non, ça va, rigole-t-il, j'ai vu pire. Les coins de Sarrebourg, là, c'est galère. Surtout quand le temps est mauvais. C'est un peu le bout du monde !
— Pas faux. Alors bonne continuation !
Il marque une pause, semble hésiter.
— On avait parlé d'un café non, la dernière fois ?
Zut, il s'en souvient. Vu qu'on s'était peu vus ces derniers jours, et qu'il n'avait pas abordé le sujet, j'avais un peu espéré qu'il avait renoncé, ou même qu'il avait oublié. Manqué apparemment ... J'hésite : que lui répondre ? Il est sympa, et plutôt beau gosse. Ça ne serait vraiment pas une corvée d'accepter. Oui mais. C'est le foutoir dans ma vie en ce moment. Et ça ne serait pas juste pour lui si je lui faisais croire que je suis libre. Enfin si, techniquement, je suis libre. Mais pas dans ma tête. Je me mords la lèvre, hésitante.
— Ah mais vous pourriez venir avec nous ! s'exclame soudain la voix de Mylène.
Nous nous retournons vers mon amie, qui entre à son tour dans la classe, pendant que je descends enfin de l'estrade.
— Mathieu et moi on va boire un coup ce soir. Sous les arcades, place Saint Louis ! Ça serait super d'y aller ensemble.
Fred perd son sourire, alors que j'en entraperçois un autre en coin sur le visage de Mylène. Bon sang, cette coquine est en train de me sauver la mise, en m'évitant un tête à tête qui m'aurait mise mal à l'aise. Mylène, ma chérie, t'es la meilleure !
— Bonne idée, je surenchéris, ok pour moi !
— Euh ok, si vous voulez, reprend Fred avec beaucoup moins d'entrain. A quelle heure ?
— 20h30 ? Le temps de manger, non ?
Nous acquiesçons de la tête, alors que Fred s'éloigne en nous saluant de la main. Mylène se lève alors, ferme ma porte et revient s'assoir sur le bord d'une table en bois du premier rang. Elle me dévisage puis commence.
— J'ai bien fait ? ou pas ?
— Oui, génial Mylène, tu viens de me sauver la vie.
— La vie peut-être pas hein... il est plutôt mignon ... Si tu n'avais pas été occupée par une autre histoire en ce moment, crois-moi que je t'aurais poussée à accepter un rendez-vous , cocotte ! D'ailleurs, on n'a pas eu le temps de discuter toutes les deux. Je crois que t'as plein de trucs à me dire toi.
Je soupire, et pose mes fesses à mon tour contre mon bureau. Toute la fatigue du monde semble soudain me retomber sur les épaules.
— Ouais, je sais. Disons que euh ...
— Tu m'as évitée, me coupe Mylène. Pourquoi ?
— Parce que c'est pas le genre de truc qu'on a envie de crier sur tous les toits.
— Je ne suis pas tous les toits, miss. Je suis ta meilleure amie. C'est si dur ?
— Oui, je murmure. Même avec toi.
— Pourquoi ? s'exclame-t-elle. Tu devrais être enthousiaste ! Tu as presque réussi ton projet, celui que tu attends depuis des lustres, celui qui va te faire commencer une nouvelle aventure !
— C'est vrai, je soupire. Presque. Avec un peu de chance.
— Mais oui !!! Alors pourquoi cette mine d'enterrement ?? Attends, ça s'est mal passé c'est ça ? Il a pas été correct ??
Mylène s'est levée d'un bond et se précipite sur moi, en me posant la main sur le bras d'un geste amical, presque maternel. Ses yeux sont presque affolés.
— Non ! je hurle presque. Non, ne t'inquiète pas pour ça ! Il a été ... parfait.
Le soulagement se lit d'un coup dans le regard de ma collègue.
— Ouf, tu m'as fait peur. Parfait donc ?
— Ouais, parfait.
Ses yeux s'illuminent.
— Parfait comment ? s'exclame-t-elle soudain. Parfait vraiment parfait ??
Je souris en voyant l'air coquin qu'elle affiche.
— Ben alors, je ne vois pas le problème !! Ne me dis pas que t'as trop apprécié ? Là c'est vraiment bizarre !
— Non, c'est pas bizarre. Ça devait se passer facilement, et je devais oublier ça vite fait et ...
— Et t'arrives pas à l'oublier ? lui ? c'est ça ?
Je secoue la tête.
— Je ne sais pas où j'en suis, vraiment.
— Il te plait ?
— Oui, mais c'est pas le problème.
— Justement, je ne vois pas où tu vois un problème. C'est plutôt même génial si tu arrives à trouver l'amour en même temps.
— Bon sang Mylène, qui te parle d'amour ? C'était clair des deux côtés : on a un contrat qui n'inclut pas les sentiments. Samuel avait un objectif, récupérer son héritage. Rien d'autre.
— Qui te dit qu'il serait contre ?
— Qu'est-ce qui me ferait penser qu'il serait pour ? Et de toute façon, je ne veux pas d'homme dans ma vie, j'ai été claire là-dessus.
— A cause d'un truc qui t'est arrivé il y a dix ans ? Merde, Claire, il serait temps que tu passes outre non ? Tous les mecs ne sont pas des salauds.
— Même si c'est le cas, ce dont je doute franchement (Mylène lève les yeux au ciel), il a le même genre de pensées que moi de ce côté-là. Tu me l'as dit. Il n'a pas l'intention de s'engager. Non ?
— Certes, se radoucit Mylène. Peut-être que ...
— Arrête. Y'a trop de « si » dans ton histoire. Je te rassure, je vais vite m'en remettre. Avec un peu de chance, je tourne la page à la fin de la semaine pro. Je serai trop occupée pour penser à autre chose.
— Ok. Je laisse tomber. On dit à ce soir, 20h30 ?
Vu la tête qu'elle fait en s'enfuyant presque de ma classe, j'ai un mauvais pressentiment. Mylène ne s'avoue jamais vaincue aussi vite.
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