Chapitre 1

_ Et ça ? Regarde comme c'est trop chou ! J'adoooooore ! Et ça !!! je m'extasie en passant frénétiquement d'un body minuscule orné de petits dinosaures verts à une paire de babies fleuries en toile rose pâle. Qu'est-ce que c'est petit !!! Je vais craquer !

Je sautille comme une fillette devant sa première poupée, passant d'un article à l'autre sans m'arrêter. Je prends dans mes mains une paire de chaussettes si ridiculement petites que je stoppe net. Bon sang, c'est si petit les pieds d'un nouveau-né ?

Je me retourne soudainement, à la recherche de Mylène, qui m'accompagne depuis une heure dans mon shopping improbable, et que j'avais complètement oubliée dans mon excitation. Mais elle est bien là, juste à côté de moi, me dévisageant comme si j'avais un 3ème œil.

_ Quoi ? je m'exclame. Tu trouves pas ça adorable ??

Mylène me regarde intensivement, me prend les chaussettes des mains pour les raccrocher sur le présentoir en secouant la tête.

_ Siiiii ! finit-elle par me répondre. Adoraaaable !

Le ton qu'elle emploie me fait plisser les yeux. On est loin de mon euphorie. Elle a plutôt l'air blasée qu'émerveillée. Sa réaction me fait l'effet d'une douche froide. Mes bras retombent le long de mon corps, et je soupire.

_ Merde, t'es pas sympa, je grogne. Rabat-joie va !!

_ Tssssss, me répond-elle aussitôt. Je ne suis pas une rabat-joie. Je modère tes ardeurs, nuance, cocotte. Tu vas pas acheter tout le magasin pour un bébé que tu n'as même pas encore, Claire !! Le temps que t'en aies un, ils auront déjà changé de collection, tu sais. Et puis, franchement, acheter des fringues pour gosses chez Catimini, bah oublie tout de suite. T'as oublié que t'es instit ma grande !! T'as une paie de merde, pas de primes, pas d'heures sup, pas de chèques vacances et pas de 13ème mois ! s'esclaffe-elle en me prenant par le bras, en m'entrainant en dehors du magasin.

Elle n'a pas tort sur ce point. Ce n'est pas avec ma paie de prof des écoles que je vais réussir à payer des vêtements si chers à mon bébé. Enfin celui que je n'ai pas encore, mais que j'aurai bientôt. Enfin, faut-il encore que je lui trouve un père. Juste un détail, quoi. J'efface cette remarque d'un geste de la main, comme j'efface mon tableau noir d'un coup d'éponge. En fait, c'est un détail qui a son importance _ cruciale même_, mais sur lequel je n'ai pas envie de me pencher aujourd'hui. Non, là, je me fais plaisir en admirant tout ce que je vais pouvoir acheter en trainant dans les magasins de puériculture et de vêtements pour enfants du centre-ville de Metz. Ou plutôt, vu les prix affichés, tout ce que je ne pourrai pas acheter. En tout cas pas ici. Hummm, Kiabi c'est sympa aussi non ?

Pourtant ça fait dix ans que je travaille. Concours passé et réussi du premier coup à vingt-deux ans, premier poste à Forbach dans la foulée. Pas la destination glamour que j'aurais voulue à l'époque (le sud de Metz, chez moi quoi), mais que je m'attendais à obtenir vu le nombre de points qu'on octroie généralement à une célibataire de vingt-deux printemps en tout début de carrière. J'étais persuadée que j'avais fait le plus gros : j'allais enfin pouvoir me marier et faire ces fameux enfants que mon chéri m'avait promis. Chéri que je fréquentais depuis déjà trois ans, et que je comptais bien enfin épouser maintenant qu'on avait une situation stable. Enfin que j'avais enfin une situation stable. Énorme différence mais ça, je ne l'avais pas compris à l'époque ...

Bref, mes pérégrinations mentales m'ont visiblement emmenée bien loin, parce je me rends compte que je marche, le bras de Mylène toujours enroulé autour du mien, dans la rue Serpenoise sans même avoir le moindre souvenir d'être arrivée jusqu'à là. C'est LA grosse artère commerçante de la ville, point de passage obligé pour le shopping messin, même si les magasins ferment les uns après les autres, et que le grand centre commercial Muse absorbe de plus en plus les clients derrière le centre Pompidou.

_ Dis donc, reprend soudain Mylène en me faisant sursauter après ces quelques minutes de cogitation personnelle silencieuse, on devait me trouver des chaussures pour ma soirée avec mon homme. Pas des bodys je crois. Il est 12h45, et je n'ai toujours rien à me mettre aux pieds !

_ Bah, je réponds en souriant, t'as qu'à mettre des baskets. T'es belle avec tout et n'importe quoi de toute façon.

_ Mais bien sûr ! s'exclame mon amie en levant les yeux au ciel, en s'arrêtant devant une vitrine remplie d'escarpins. Une soirée avec tout ce que le barreau de Metz a de plus huppé dans ses rangs. Les baskets, ça va être top !

_ Mais quelle idée aussi de sortir avec un avocat, ma grande ! Faut savoir rester à sa place aussi : chope-toi plutôt un instit, tu feras tes sorties forêt tous les dimanches à la place. C'est pas cher, tu pourras mettre tes baskets et en plus il t'apprendra le nom des arbres et à ramasser de l'ail des ours pour faire un herbier avec tes élèves.

_T'es conne, pouffe Mylène. Ça, je sais déjà le faire, je te rappelle que je suis instit aussi.

Avais-je oublié de préciser que Mylène est ma collègue préférée ? Rencontrée en septembre lors de la rentrée, quand j'ai enfin obtenu ma mutation dans une école de Metz : nous avons tout de suite accroché. Mylène a un an de plus que moi. Elle aussi elle a valdingué d'un poste à l'autre de la Moselle –est, avant d'obtenir, comme moi, enfin un poste à Metz. Différence majeure : Mylène est déjà maman, d'une fillette de 8 ans. Maman solo, depuis le début. Ce que je m'apprête à faire aussi, même si elle essaie de m'en dissuader depuis que je lui en ai parlé. Mais Mylène ne comprend pas ma détermination : elle a un enfant, et elle ne peut pas comprendre l'envie viscérale que j'en ai. Elle n'arrête pas de me dire que je me fais de fausses idées sur la maternité, que le tableau n'est pas aussi rose que je le crois. Et de me décrire les nuits sans sommeil, les journées à rallonge, la fatigue qui s'accumule, le manque de liberté. Et qui plus est, sans personne à qui demander de l'aide, ou personne pour prendre le relais. Je me doute de tout cela. Non pas qu'elle le regrette, non, ça elle n'a jamais regretté, elle aime sa fille Louane de tout son cœur et ne reviendrait jamais en arrière, malgré les difficultés qu'elle a rencontrées. Mais en amie fidèle, j'imagine que c'est son devoir de me montrer le revers de la médaille. Et je lui suis reconnaissante de m'en parler.

Néanmoins, tout ce qu'elle pourra me dire ne me fera pas changer d'avis. C'est devenu une idée fixe, le but ultime de ma vie. Être maman. Ce n'est pas une lubie, croyez – moi. J'ai ce désir depuis de nombreuses années. Même avant de rencontrer Olivier, quand j'avais dix-neuf ans. Là, c'est devenu encore plus présent. Si j'avais su ... bon, ceci est un autre sujet. Bref, mon désir n'a fait que s'amplifier au fil des années, même après m'être retrouvée célibataire à nouveau, à vingt-deux ans. Loin d'étouffer l'envie dans l'œuf, mon projet est resté intact. Il s'est juste transformé, au fil de ces dix dernières années, passant d'une idée motivante et motivée à un poids sur mon cœur, à un trou béant dans ma poitrine, au fur et à mesure que je me suis rendu-compte qu'il s'éloignait au fil du temps. J'ai désormais trente-deux ans, et je désespère d'être maman.

_ Bon, de toute façon, je ne trouverai pas mon bonheur dans les vingt minutes qu'il nous reste avant de retourner à l'école, finit par conclure Mylène en se tournant vers moi. Je reviendrai après les cours. Seule. Sans personne pour me faire perdre mon temps devant des pyjamas naissance.

Son sourire narquois me confirme qu'elle ne m'en veut pas. De toute façon, elle est comme ça, trop gentille pour en vouloir à qui que ce soit. Mylène est une bouffée d'oxygène sur pattes, une rigolote permanente, un rayon de soleil quotidien. Que ce soit dans son métier (ses élèves de CM2 l'adorent) ou dans ses activités annexes de Zumba ou de Pilates, dans lesquelles elle arrondit ses fins de mois, dans les cours du soir qu'elle donne dans les gymnases du coin. C'est d'ailleurs là qu'elle a rencontré son chéri du moment, Mathieu, inscrit dans un de ses cours de Pilates pour décompresser de son métier prenant d'avocat. Un chouette garçon de trente-cinq ans, joyeux célibataire pas compliqué pour deux sous, que j'apprécie énormément. Elle le fréquente depuis plus de six mois, sans prise de tête, sans projet de vie pour l'instant. Je les envie, sans toutefois les jalouser : je suis trop contente pour elle.

Nous activons le pas, coupant par les ruelles étroites du vieux Metz que je connais par cœur depuis mes années collège. Mine de rien, notre escapade shopping du midi est passée très vite. C'est à chaque fois comme ça de toute façon, le temps file toujours trop vite durant la pause de midi. Comme nous sommes au centre-ville, impossible pour aucune d'entre nous de rentrer chez elle à la pause méridienne. Nous avons donc pris l'habitude de manger soit à l'école, soit au resto, soit de ne pas manger du tout pour flâner en ville. Autant vous dire que nous réchauffons plus souvent un plat préparé maison dans le micro-ondes tout pourri de la salle des maitres que nous ne nous offrons un repas au resto, même le plat du jour ...

_ Tu sais, finit par dire Mylène, coupant notre silence, tu m'inquiètes un peu quand même. Ça a l'air de virer à l'obsession ton idée de gamin.

_ Non, réponds-je en tournant la tête vers elle, alors que nous marchons toujours. C'est ce que je veux. C'est pas une lubie, tu le sais bien.

_ Mais tu veux vraiment pas attendre de rencontrer quelqu'un ? Ça viendra naturellement, après. Je veux dire, tu te rends compte que c'est un choix extrême quand même, de vouloir faire un gamin seule ?

_ Je sais, je soupire. Mais j'ai déjà trente-deux ans. J'ai rencontré personne en dix ans, enfin personne de valable, je précise. Alors plutôt que de me retrouver seule à quarante ans, en ayant laissé passer ma chance, je préfère réagir maintenant. C'est le bon moment. J'ai un emploi sûr, enfin un poste stable dans le coin que je voulais, un appartement sympa avec une chambre supplémentaire.

_ Ok, ma belle. Mais tu vas faire comment pour trouver ton géniteur ? On peut pas dire que tu aies une vie sociale trépidante... Et si tu comptes le rencontrer au boulot, t'es mal barrée, vu le pourcentage d'hommes dans la profession, pouffe-t-elle.

_ Pas faux, renchéris-je. C'est bien pour ça je suis un peu dans l'impasse. J'ai vu des annonces de types qui proposent leurs services sur des forums sur internet, mais je t'avoue que ça me fait un peu peur. Y'a sans doute des hommes sympas qui font ça par altruisme, mais je doute qu'ils soient majoritaires.

Mylène s'est arrêtée, et grimace en roulant des yeux. Puis elle reprend sa marche, m'entrainant avec elle.

_ Arf, ronchonne-t-elle, tu te vois faire ça avec un de ces types ? C'est trop bizarre non ? Bah je sais bien que pas mal de couples de femmes y ont recours, mais euh, quid de la génétique ? T'imagines s'il a des tares familiales ? Des maladies ? C'est quand même 50% des gènes de ton gamin, après !

_ Pas faux, je répète encore une fois. Mais n'étant pas la vierge Marie, ma foi, je n'ai pas trop le choix hein.

_ Hummm, marmonne-t-elle, il doit bien exister une autre méthode non ? Faut que j'y réfléchisse.

_ Bah, ça se saurait si ça existait. N'ayant pas les moyens de me payer un voyage en Espagne ou en Belgique, va bien falloir que j'envisage sérieusement cette possibilité.

_ Mouais. Attends encore un peu, le temps que je cogite à ton problème. Promets-moi de ne rien faire avant.

_ Ok, je murmure alors que nous arrivons devant les grilles de l'école Jules Ferry. Mais sois gentille, avant mes quarante ans ... ajouté-je avec un sourire narquois.

Mylène rit, tout en ouvrant la serrure pour laisser passer la cohorte d'enfants entassés derrière le portail. En un instant, c'est une envolée de moineaux qui pénètre dans la cour. Finie la pause, notre surveillance active sonne la fin de notre discussion et renvoie mes idées maternelles au placard. Au moins pour le reste de l'après-midi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top