SCÈNE 15 : LA SALLE DU TRÔNE
Quelques semaines plus tard.
La salle est vide et grise. Assis sur le trône, seul, BABAJI rumine de sombres pensées.
Entre un CONSEILLER.
CONSEILLER
Seigneur... pardonne-moi de te déranger en cette heure funeste, mais la situation est grave. Elle empire chaque jour.
BABAJI
Crois-tu que je l'ignore ?
CONSEILLER
L'armée des Tartares est aux portes de la ville. Ils ont conquis le reste du pays et obtenu le soutien des rebelles du Sud et de leurs sympathisants ; à qui leur chef a promis monts et merveilles s'il prenait la tête du royaume.
BABAJI
Grand bien leur fasse. Si telle est leur décision.
CONSEILLER
Seigneur, Tamerlan a entamé hier le rituel des trois étendards.
BABAJI
Quoi ? Ah, oui, tu m'en as vaguement parlé, je crois. C'était il y a longtemps, non ? J'ai un peu oublié de quoi il s'agit.
CONSEILLER
Le premier jour du siège, le Tartare hisse l'étendard blanc, pour indiquer qu'il laissera la vie à tous ceux qui se rendront à lui sans résistance. Le second jour, il élève l'étendard rouge, signifiant que les chefs de la cité assiégée seront tués lorsqu'il en prendra possession. Demain matin, il hissera l'étendard noir, annonçant que tous les habitants de la ville assiégée seront tués sans distinction. Seigneur, nous ne pourrons soutenir longtemps les assauts de son armée, ils sont dix fois plus nombreux.
BABAJI
Je sais tout cela.
CONSEILLER
Alors tu sais aussi pourquoi je viens à nouveau t'importuner.
BABAJI
Je le sais. Et ma réponse reste la même.
CONSEILLER
Seigneur, tu peux encore sauver tes fidèles sujets. Tu n'aurais qu'à envoyer un émissaire de paix au Tartare...
BABAJI
Mes fidèles sujets ! Es-tu venu me divertir ? Lequel d'entre eux ne m'a pas encore trahi, ne serait-ce qu'en pensée ?
CONSEILLER
Tamerlan leur a menti. Il leur a promis de rétablir le règne de l'Islam dans le royaume.
BABAJI
Mais je n'ai jamais remis ce règne en question.
CONSEILLER
Les rumeurs ont fait leur chemin, et Tamerlan les a utilisées à son avantage. Mais si nous nous rendons, la ville sera épargnée. Ton émissaire occupera le Tartare en pourparler pour nous faire gagner du temps, et organiserons ton évasion avant qu'il n'atteigne le palais. Seigneur, tu n'as qu'un ordre à donner...
BABAJI
Je ne donnerai plus d'ordres. C'est là ma dernière décision en tant que roi. Je n'y reviendrai pas.
CONSEILLER
Alors tout le monde dans cette ville va mourir.
BABAJI
Il en sera donc ainsi. Ce n'est pas moi qui ai décidé d'en faire le siège.
CONSEILLER
Mais Seigneur, ne pourrais-tu pas...
BABAJI
Et je mourrai aussi. Cela va de soi. C'est dans l'ordre des choses.
CONSEILLER
Cela fait bientôt quatre semaines que nous te voyons te morfondre, Seigneur. Tes autres conseillers n'osent plus s'adresser à toi, et te croient devenu fou. Je sais quant à moi la cause de ton tourment, et je t'en conjure, écarte tes remords et sors de ta retraite, l'avenir du royaume tout entier en dépend.
BABAJI
Ainsi mes autres conseillers me croient fou ? Et toi aussi, peut-être, sans oser me le dire. Ils croient sans doute aussi que c'est moi qui l'ai tuée ?
CONSEILLER
Certains le pensent, oui. D'autres disent qu'elle s'est suicidée, mais je pense qu'il s'agissait d'un accident. Aujourd'hui la question n'est plus là, ô roi, il y a plus important à régler. L'ennemi est à nos portes. La peur et le chagrin ne doivent pas t'empêcher d'agir.
BABAJI
La peur ? Tu crois donc que Tamerlan m'effraie ? Qu'ai-je à craindre de lui ? Ce n'est pas lui qui me tuera. Je mourrai « de la main que j'ai tranchée », c'est écrit sur le mur, tu n'as pas oublié ? Si j'ai un jour tranché la main du Tartare, cela m'est complètement sorti de l'esprit. Et si ce n'est pas le cas, il ne peut pas me tuer.
CONSEILLER
Seigneur, le dépit et la colère t'assaillent, et tu te laisses égarer. Ton peuple a besoin de toi. Peux-tu le laisser dans le noir ?
BABAJI
Pourrais-je l'éclairer ? Mon fidèle conseiller, j'en doute fort. Je doute aussi que mon peuple, puisque tu dis que c'est le mien, ait jamais eu besoin de mes services. Il est sur le point d'avoir un nouveau roi, plus grand, plus fort, plus juste. Qu'il coupe cent ou deux cent mille têtes au passage, ce n'est sans doute qu'un mal nécessaire. Peut-être aurais-je dû le faire moi-même, il y a longtemps. Oui, cette fois le peuple fera sans moi, c'est ce qu'il a toujours voulu. Défendez le palais, ou abandonnez-le, tout m'est égal. Je ne bougerai plus d'ici.
CONSEILLER
Je t'en prie, noble Sultan, donne l'ordre...
BABAJI
As-tu déjà entendu l'histoire du prince Adil Jahid ?
CONSEILLER
Non, Seigneur.
BABAJI
Cela va t'intéresser... vois-tu, le prince Adil Jahid vivait il y a longtemps, dans un royaume lointain, où la coutume était pour le roi de s'exiler, lorsqu'il avait atteint un certain âge, et de céder le trône à son fils. Le vieux roi s'engageait alors dans une faille entre deux montagnes, à l'entrée du désert, que l'on appelait l'Allée des Rois. On disait au pays que cette allée était hantée par toutes sortes de brigands, d'oiseaux géants et de djinns du désert. Le roi Araslane était vieux, et le jour était venu pour lui d'entrer dans l'Allée des Rois pour effectuer son dernier voyage, mais son fils, le prince, ne se sentait pas encore prêt à régner. Il refusait de voir partir son père, et l'avertit que s'il entrait dans l'Allée des Rois, il viendrait le chercher pour le ramener au palais. Aussi, le jour de son départ Araslane fit-il emprisonner son fils dans les geôles du palais, donnant l'ordre de ne le laisser sortir qu'au bout de trois jours. Lorsqu'il fut libéré, le prince, furieux, se lança immédiatement à la poursuite de son père dans la faille entre les montagnes, bravant les mauvais génies et les dangers dont parlait la légende, et abandonnant pour un temps son royaume. Il dut affronter de nombreuses épreuves, faillit mourir de soif, survécut de justesse à des éboulements et à des tempêtes de sable, et après toutes ces aventures arriva dans une petite vallée fermée au pied d'une montagne. Là, au milieu des rochers, il trouva des squelettes parés des plus précieux bijoux de l'histoire de son royaume, et il pensa d'abord qu'il venait de retrouver les restes des anciens rois. Mais lorsqu'il trouva au doigt de l'un d'eux la bague de son père, il comprit qu'il s'agissait d'une supercherie, car Araslane n'était parti que depuis quelques jours, et le squelette qu'il voyait devant lui devait se trouver là depuis plusieurs années. Déterminé à découvrir la vérité, il se mit à gravir la falaise de la montagne, espérant retrouver bientôt son père, mais tandis qu'il escaladait la paroi, une voix sonore et caverneuse se fit entendre, qui lui disait de faire demi-tour immédiatement, sous peine de mort. Ignorant l'avertissement, le prince grimpa jusqu'au sommet et y trouva une étrange corne creuse, qui amplifiait la voix lorsqu'on y portait la bouche pour parler. Il vit alors que ceux qui cherchaient à l'arrêter n'étaient pas des djinns ni des esprits, mais de simples humains. Cela le rassura, et il poursuivit sa route dans l'Allée, persuadé qu'il retrouverait bientôt son père. Un peu plus loin, il se retrouva face à un grand précipice, de l'autre côté duquel deux ombres énormes et inquiétantes tournoyaient dans les airs. Il eut beau regarder alentour, il n'y avait pas de pont. Il hésita un moment puis, prenant son courage à deux mains, s'élança au-dessus du gouffre. A l'instant même où il allait tomber, il sentit quelque chose de solide sous ses pieds, quelque chose qu'il ne voyait pas, mais qui le soutenait. Soulagé, il avança sur ce pont invisible vers les deux ombres géantes qui l'attendaient de l'autre côté. Il se rappelait les légendes selon lesquelles des oiseaux géants vivaient dans l'Allée et dévoraient les voyageurs, mais il avait déjà accompli un long chemin et ne comptait pas renoncer maintenant. Il finit sa traversée et, lorsqu'il arriva sous les deux ombres qui flottaient dans les airs, il s'aperçut qu'elles étaient reliées au sol par deux longues cordes attachées à des pitons rocheux. Il les regarda plus attentivement, et se rendit compte qu'il ne s'agissait que de larges cerfs-volants agités par le vent. Quelqu'un avait élaboré pour lui cette mise en scène, quelqu'un qui cherchait à l'effrayer, pour l'empêcher d'arriver au bout de l'Allée, mais qui ? Le prince était de plus en plus déterminé à le savoir. Il continua sa route pendant encore une journée, et au soir il atteignit, au bout d'un tunnel dans la montagne, le rivage d'une mer paisible. Le soleil se couchait, et devant lui, sur la plage, le prince aperçut un groupe de vieillards assis sur le sable, qui conversaient en riant, sans se soucier de rien au monde. Parmi eux, il reconnut son père, et il devina qu'il s'agissait des anciens rois. Quand ils se retournèrent vers lui, ils eurent l'air embarrassés. Son père s'avança vers lui et le prit dans ses bras. Le prince était si heureux de le revoir vivant qu'il ne sut pas quoi dire. Mais Araslane connaissait la question qui avait poussé son fils à faire tout ce chemin, et lui apprit la vérité. Sur cette plage les anciens rois pouvaient vivre éternellement, loin des soucis de la couronne et des affaires du royaume, sans autre occupation que la pêche et les joyeuses conversations au crépuscule. Mais au pays qu'ils avaient quitté, et où tout le monde les croyait morts, il ne fallait pas que l'on apprenne ce secret, autrement on enverrait des héros dans l'Allée pour venir les chercher. Quant au prince, puisqu'il avait accompli ce pénible chemin et bravé toutes les épreuves, il lui accordaient le droit de séjourner en ce lieu avec eux, pour l'éternité. Le prince était tenté, mais il songeait en même temps à son peuple, qu'il avait abandonné loin derrière lui, sans roi, alors que sa mission était de le protéger et de le guider.. Il réfléchit alors à ce qu'il allait faire... et à ton avis, mon fidèle conseiller, que décida-t-il ? Je te le demande, car moi, je ne le sais pas. Mon Père ne ma jamais raconté la fin de cette histoire. Peut-être m'aiderait-elle, aujourd'hui, si je la connaissais...
CONSEILLER
Seigneur...
BABAJI
Peu importe. Avant de partir, donne-moi des nouvelles de nos recherches sur le basilic.
CONSEILLER
On ne trouve malheureusement plus trace de la mission, Seigneur. Les hommes ont disparu.
BABAJI
Des chercheurs qui se perdent... c'est intéressant... voilà sans doute ce qui arrive quand on cherche trop bien.
CONSEILLER
Il est possible qu'ils aient déserté à l'approche des Tartares...
BABAJI
Dans le désert... quel meilleur endroit pour déserter ? La tentation était trop forte. Peut-être devrais-je être là-bas, avec eux... mais il est trop tard. Que deviennent les déserteurs, dis-moi ? Est-ce que le désert les garde, ou est-ce qu'il les emmène en un autre endroit, au bord d'une mer tranquille, où ils seront à l'abri de leurs peurs à jamais ? Est-ce à cela que sert le désert ?
CONSEILLER
Le désert ne sert personne, Seigneur.
BABAJI
Non, tu as probablement raison. Va, je te remercie. Rassemble ta famille et tes amis, et emmène-les avec toi. Avant de quitter le palais, dis aux autres d'en faire autant. Qu'ils quittent la ville s'ils y parviennent, je ne les retiendrai plus. Quant à moi, je resterai ici.
CONSEILLER
Mais Seigneur, nous sommes tes serviteurs ! Nous ne pouvons...
BABAJI
Il ne me reste rien à accomplir sur cette Terre. Aussi jeune que je sois encore, j'en ai déjà trop fait. Il est temps que quelqu'un vienne mettre un terme à cette histoire. Allons, va, et sauve les tiens tant que tu le peux encore.
(le CONSEILLER s'incline et sort en refermant les portes)
BABAJI reste assis sur le trône, impassible, tandis que la lumière baisse lentement.
Bientôt les torches aux murs s'allument, et des cris commencent à retentir de loin en loin. On entend des hurlements, des bruits de bataille et d'incendie.
Les portes s'ouvrent à nouveau et le CONSEILLER entre à nouveau, terrifié.
CONSEILLER
Seigneur ! Seigneur, il n'y a plus un instant à perdre !
BABAJI
Comment, tu es encore là ? Ne t'avais-je pas commandé de fuir ?
CONSEILLER
Je suis revenu te chercher, Seigneur. Les Tartares ont envahi le palais, ils massacrent tous ceux qui se trouvent sur leur chemin ! Tamerlan lui-même est à leur tête, et il te cherche !
BABAJI
Fort bien, qu'il me trouve. Pars avant qu'il n'arrive.
CONSEILLER
Il faut fuir immédiatement !
BABAJI
Fuis donc, je reste. Je te l'ai dit, désormais, tout m'est égal.
CONSEILLER
Tu ne viendras donc pas avec moi, mon roi ?
BABAJI
A présent, je ne suis plus ton roi.
(après un dernier regard déçu, le CONSEILLER sort en refermant les portes)
Resté seul, BABAJI fixe le salle vide devant lui, tandis que les bruits de bataille s'amplifient autour de lui, inexorablement. Quand ils deviennent assourdissants, l'air inquiet, il sort de son vêtement le flacon volé à CHAFI, qu'il contemple avec indécision. Brusquement, un hurlement tout proche retentit, et BABAJI jette avec force le flacon qui se brise au sol. Aussitôt un vent puissant se lève et souffle toutes les torches, plongeant la salle du trône, ainsi que tout le palais, dans le noir total.
Bientôt les portes s'ouvrent à nouveau, laissant entrer TAMERLAN suivi de six de ses soldats, tous armés et munis de torches. A leur suite entre NASR EDDIN HODJA, s'éclairant d'une lanterne.
TAMERLAN
(brandissant une torche pour explorer la salle)
Enfin, voici la salle du trône ! Mais quelle est cette sorcellerie ? Ce palais est soudain devenu plus noir qu'un four. Et où est passé leur roi, que je suis venu écraser de mes mains ?
NASR EDDIN HODJA
A mon humble avis, Seigneur, il est inutile de le chercher ici. S'il a eu recours à cette magie étrange, c'est certainement pour quitter le palais. A l'heure qu'il est, il doit déjà être loin.
TAMERLAN
Hodja, si je n'avais appris à te connaître, je te croirais sur parole. Mais tes mots te servent toujours à déguiser les choses.
NASR EDDIN HODJA
Puissant Seigneur, dis-moi, les mots font-ils jamais autre chose ?
TAMERLAN
C'est dommage. J'aurais voulu le faire mettre en cage, comme je l'ai fait pour notre vieil ami Bajazet. Mes soldats auraient aimé entendre chanter ce nouvel oiseau exotique.
NASR EDDIN HODJA
Oublie ces sombres pensées, Seigneur, et concentre-toi sur ce que tu es vraiment venu chercher. Voici le trône de ce royaume. Prends-le, il est à toi.
TAMERLAN
(après un court silence, éclairant le trône de sa torche)
Il y a tellement de trônes sur la Terre... Crois-tu que je serais un jour maître de l'univers, si je m'arrêtais pour m'asseoir sur chacun d'eux ? Le seul trône qui m'intéresse n'est pas de ce monde. Allons, viens ! Nous retrouverons cette vermine plus tard. Mes hommes se battent encore dans les couloirs du palais. Nous avons un travail à terminer.
(TAMERLAN et ses SOLDATS sortent, suivis par NASR EDDIN HODJA, qui se retourne une dernière fois vers la salle, l'éclairant de sa torche, comme pour y chercher quelque chose, avant de s'en aller à son tour)
FIN DE LA SCÈNE 15
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