SCÈNE 13 : LE PLATEAU D'ISKENDER (DANS LE DÉSERT, PRÈS DES PROVINCES DU SUD)
La nuit. Un groupe de tentes militaires, éclairées par des torches, sont plantées sur le plateau. Sur la gauche, en bordure des autres tentes, celle plus vaste de BABAJI. Devant les tentes, plusieurs SOLDATS montent la garde. Quand la scène commence, BABAJI sort de sa tente en compagnie de deux CAPITAINES des SOLDATS, avec lesquels il vient visiblement de tenir un conciliabule.
PREMIER CAPITAINE
Tout se passe comme prévu, Seigneur. Nos éclaireurs sont descendus dans la vallée cet après-midi et nous ont renseignés. Les rebelles ne savent pas encore que nous arrivons. S'ils ont des informateurs dans la capitale, nous les avons devancés.
SECOND CAPITAINE
Nous n'avons mis que cinq jours pour traverser le désert. Ils ne s'attendent pas à notre visite. Le village ne donne aucun signe d'inquiétude. Nous sommes prêts à donner l'assaut.
BABAJI
Bien, merci. Il faudra veiller à ne capturer que des rebelles, mais ils sont difficiles à distinguer des autres paysans. Faites de votre mieux.
SECOND CAPITAINE
Devons-nous faire des prisonniers, Seigneur, ou... ?
BABAJI
Oui, oui, je veux que nous repartions avec des prisonniers, autant qu'il sera possible. Que les rebelles sachent que nous les emmenons avec nous.
PREMIER CAPITAINE
Devrons-nous aussi en exécuter quelques-uns ? Pour l'exemple ?
BABAJI
Je veux que cette révolte cesse.
PREMIER CAPITAINE
Entendu, Seigneur.
BABAJI
Nous attaquerons à l'aube. Faites-moi éveiller une heure avant le lever du soleil, ou avant, s'il se passe quelque chose. Bonne nuit à vous.
CAPITAINES
Merci, Seigneur.
(les deux CAPITAINES se retirent)
BABAJI
Je déteste toute cette histoire... mais ils ne m'ont pas laissé le choix. Comment mon Père a-t-il fait pour éviter les bains de sang durant tout son règne ? Il est vrai qu'ils l'aimaient, ils l'ont toujours aimé... peut-être parce qu'il portait le nom qu'il fallait... ha ha ! C'est si facile, au fond... si simple... et qu'est-ce qui se serait passé, si je n'avais pas porté le mauvais nom... est-ce qu'ils m'auraient aimé ? Est-ce qu'ils m'auraient pardonné ? Ou est-ce qu'ils auraient trouvé autre chose... autre chose encore...
Il marche un moment au bord du plateau et, portant une main à son front, scrute la vallée endormie, avant de se retirer sous sa tente où la lumière s'éteint. Deux SOLDATS passent en discutant devant la tente, puis disparaissent. Pendant un certain temps, le calme règne sur le campement, puis une musique très légère se fait entendre, celle que BABAJI a entendue dans l'Interlude, celle qu'AHLAM a cru entendre dans ses derniers instants. Progressivement, la musique se fait plus sonore, jusqu'à ce que l'on voie se rallumer la lumière sous la tente de BABAJI.
Intrigué par la musique qu'il reconnaît, il ressort et inspecte le ciel au milieu du campement désert.
BABAJI
Où es-tu ? Je sais que c'est toi, montre-toi ! Tu crois que je ne t'entends pas ? Tu crois que je ne me souviens pas de toi ? Je t'ai déjà vu, il y a longtemps, dans la chambre, je n'ai pas oublié ! Je croyais t'avoir rêvé, cette nuit-là, mais ce soir j'ai les yeux bien ouverts. Alors, parle ! Dis-moi ce que tu es venu chercher. Qu'attends-tu de moi ? Pourquoi m'as-tu suivi jusqu'ici ? Est-ce seulement pour t'opposer à moi, comme tous les autres ? Ou es-tu venu pour m'aider ?
(pour toute réponse, la musique continue sa lente montée en puissance)
On dit que le désert est le meilleur endroit pour te chercher. Toute sa vie, mon Père t'a cherché... depuis la nuit où il t'a vu, il n'a plus cessé de croire en toi, de t'appeler à lui, d'implorer ton secours... toute sa vie, il a guetté ta venue dans le mouvement des étoiles, dans la forme et les dérives des nuages, dans le Globe des Augures et derrière les murs de sa maison. Pour attirer ton attention, il m'a même donné ton nom. Mais il ne t'a jamais retrouvé. Est-ce là ta façon de récompenser tes serviteurs ? Crois-tu que c'est ainsi que tu pourras t'assurer leur fidélité ? Tu n'es qu'un puits sans fond. Inutile de chercher secours auprès de toi. En quoi es-tu différent d'Allah ? Mon Père te croyait meilleur que Lui, mais qu'as-tu fait pour le prouver ? Toute sa vie il a déversé en toi ses prières, ses espoirs et ses peines, sans rien obtenir en retour. Tu es un gouffre. Tu n'es pas un dieu, ni un ange, ni même un djinn des dunes : tu n'es qu'une illusion, un mirage. Tu es cette oasis fantôme qui fait croire au voyageur mourant de soif qu'il est arrivé au bout du désert. Va-t-en ! Je n'ai pas besoin de toi. Qu'espères-tu encore ? Tu n'as rien à faire ici, je ne t'ai pas appelé. Personne ne t'a appelé. Tu n'es qu'un mot vide de sens, que personne n'a prononcé, et que l'on ne prononcera jamais plus. Tu n'es rien d'autre qu'un rêve d'enfant apeuré. Tous les rêves d'enfant doivent s'effacer avec l'âge, autrement ils nous hantent et deviennent notre folie. Tu es devenu celle de mon Père, mais je ne te laisserai pas devenir la mienne ! Arrière, m'entends-tu ? Disparais ! Retourne d'où tu viens, et emporte ta musique de damné avec toi !
A ces mots, la musique s'estompe brusquement. S'ensuit un moment de silence, puis un son étrange, semblable au bruit d'un orchestre en train de s'accorder, se met à résonner de plus en plus fort, jusqu'à devenir assourdissant.
Gardes, à moi ! Gardes !
Quand le bruit devient insoutenable, une puissante lumière jaillit du ciel nocturne et recouvre l'ensemble du campement, éblouissant BABAJI qui tombe à genoux. Au bout de quelques secondes, le bruit et la lumière s'évanouissent subitement, laissant BABAJI seul au milieu du campement toujours inanimé. Alors que le silence régnait au début de la scène, on entend à présent le sifflement du vent qui s'est levé, annonçant l'arrivée prochaine d'une tempête. Répondant à l'appel de BABAJI, les deux CAPITAINES accompagnés de quelques GARDES accourent vers lui.
PREMIER CAPITAINE
Que se passe-t-il, Seigneur Sultan ? Nous t'avons entendu appeler.
BABAJI
(se relève avec peine)
Faites... faites sonner la retraite, que tous les hommes se préparent à repartir dès l'aube. Quand le soleil se lèvera, je veux que l'on replie toutes les tentes et que l'on fasse demi-tour.
SECOND CAPITAINE
Mais Seigneur, la rébellion...
BABAJI
La rébellion... attendra... quand le jour viendra, nous repartirons. Je ne resterai pas une nuit de plus sur ce plateau.
PREMIER CAPITAINE
Seigneur, nous devrions attendre...
BABAJI
Ce sont mes ordres. Allez prévenir les hommes. Nous rentrons.
CAPITAINES
Bien, Seigneur.
(les CAPITAINES et les GARDES s'exécutent et se dispersent dans le campement, tandis que BABAJI scrute une dernière fois le ciel redevenu noir avant de rentrer sous sa tente)
FIN DE LA SCÈNE 13
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