SCÈNE 11 : LA SALLE DU TRÔNE
Même décor qu'à la scène 5. Assis sur le trône, Babaji, devenu Sultan, s'apprête à recevoir les plaignants du jour. Debout dans la salle, plusieurs CONSEILLERS ainsi que des GARDES assistent à l'audience.
UN CONSEILLER
Seigneur Sultan, avant que les audiences du jour ne commencent, un messager arrivé ce matin vient nous apporter des nouvelles de l'expédition dans le désert.
BABAJI
Fort bien, je suis curieux de connaître leurs découvertes. Faites-le entrer.
(les GARDES ouvrent les portes de la salle, laissant entrer un SOLDAT qui s'avance vers BABAJI et se prosterne)
SOLDAT
Salut à toi, mon roi.
BABAJI
Bienvenue au palais, fidèle soldat. Relève-toi. On me dit que tu arrives du désert.
SOLDAT
En effet, noble Sultan. Nous avons fini d'explorer le Plateau d'Iskender et les Dunes Oubliées.
BABAJI
Les Dunes Oubliées, oui... ce sont bien là les régions les plus reculées du désert, celles où nous avons le plus de chances de réussir. Qu'avez-vous trouvé ?
SOLDAT
Nous avons capturé quatre nouvelles races de serpent, Seigneur.
BABAJI
Vivants ?
SOLDAT
Selon tes ordres, Seigneur, et les savants qui nous accompagnent sont en train de les étudier pour déterminer leur espèce et leurs origines.
BABAJI
Leurs yeux ? As-tu vu leurs yeux ? Avaient-ils quelque chose d'étrange ?
SOLDAT
Je ne les ai pas vus de près, Seigneur... à première vue, ce ne sont que des serpents ordinaires, tels qu'on en trouve dans d'autres régions du désert. Celui que nous cherchons n'est sans doute pas encore parmi eux, j'en ai peur.
BABAJI
C'était à prévoir. On n'a pas aperçu de basilic depuis plusieurs siècles, et de nombreux savants pensent qu'il n'est qu'une légende. Notre expédition n'est dans le désert que depuis un peu moins d'un mois, il est normal que les recherches n'aient encore rien donné. S'il existe réellement, nous ne le capturerons pas en une nuit. Mais vos découvertes seront utiles, peut-être nous permettront-elles de remonter la piste jusqu'à lui, car il doit bien avoir des cousins, ou des descendants. Où les avez-vous trouvés, exactement ?
SOLDAT
Trois d'entre eux proviennent du Plateau d'Iskender, et le quatrième vient des Dunes.
BABAJI
Fouillez encore les Dunes Oubliées, nulle part ailleurs le désert n'est aussi aride. S'il existe encore un basilic sur cette terre, il ne saurait trouver meilleur endroit pour se loger. Si ces dunes portent bien leur nom, elles doivent nous réserver quelques surprises.
SOLDAT
Pardon, Seigneur, mais il n'y a rien dans cette région que du sable et des roches. Nous l'avons inspectée pendant près de deux semaines, et nous n'y avons trouvé d'autre vie que ce serpent et quelques scorpions.
BABAJI
(se lève et descend vers le SOLDAT)
Raison de plus pour y pousser plus avant les recherches. C'est justement dans les parages où la vie devient impossible qu'il doit prospérer. C'est une curieuse créature, qui semble contrevenir à toutes les règles de la vie animale, et c'est pour cela que nous sommes à sa poursuite.
SOLDAT
Mais Seigneur, nous ne pourrons tenir encore une semaine dans les Dunes Oubliées, déjà l'eau vient à manquer. C'est en cet endroit que le désert se fait le plus cruel, il assassine en quelques heures. Aucune expédition, même bien équipée, ne pourrait y survivre plus de trois semaines.
BABAJI
On vous enverra dès ce soir des provisions d'eau et de vivres supplémentaires, je veux que vous exploriez encore les Dunes pendant un mois. C'est l'endroit le plus propice, nous ne devons pas laisser passer cette chance.
UN CONSEILLER
Noble Sultan, le soldat a raison, même avec ces provisions supplémentaires les conditions du désert sont trop rudes. Si l'expédition se prolonge, des hommes vont mourir. Mieux vaudrait mettre un terme à cette mission et en lancer une nouvelle dans quelques semaines.
BABAJI
Je vous entends, mais il y a urgence, nous ne pouvons renoncer maintenant.
UN AUTRE CONSEILLER
Urgence, Seigneur ? Quelle urgence pousse le Sultan à tuer ses fidèles serviteurs à la recherche d'un serpent qui n'existe pas ?
BABAJI
Un serpent que tu n'as jamais vu ! Tu sembles bien sûr de ton fait, conseiller. Est-ce parce que tu ne l'as jamais vu que tu nous dis qu'il n'existe pas ? Que faut-il penser d'Allah, si l'on t'écoute ? Non, tant qu'il reste un doute, il n'est pas question de renoncer ! Trop de choses et trop de vies en dépendent, nous ne pouvons pas nous passer de cette option.
UN AUTRE CONSEILLER
Mais n'y a-t-il pas d'autres urgences plus importantes, Seigneur ? De celles qui se pressent à nos frontières...
BABAJI
Justement ! Croyez-vous que je n'y pense pas ? Au contraire, c'est bien là ce dont je m'occupe ! Je sais fort bien que les royaumes voisins, au Nord et à l'Ouest, convoitent nos territoires, et c'est pourquoi j'ai commencé à remettre sur pied notre armée, mais imaginez ! Imaginez un instant que nous en capturions un vivant ! Lequel de nos voisins serait assez fou, alors, pour tenter une invasion ? Qui oserait attaquer une armée portant à sa tête un basilic vivant ? Un seul regard de ce démon, un seul, et notre ennemi tomberait foudroyé ! D'un seul regard, le problème des frontières résolu, une fois pour toutes ! La sécurité rétablie de façon absolue et définitive, pour tous les fidèles sujets de notre royaume ! Voilà ce dont je me préoccupe en ce moment, messieurs ! Voilà pourquoi mes soldats se sacrifient dans le désert, et tant que nous n'aurons pas la certitude que le basilic n'existe pas, je juge que cela vaut la peine de continuer nos recherches !
(au SOLDAT)
Tenez-moi informé de vos découvertes. Je veux qu'un émissaire soit détaché de votre campement chaque semaine pour venir me rendre compte en personne de l'avancement de vos travaux. Tu vas retourner là-bas leur dire cela, et aussi que j'enverrai dans trois jours un nouveau corps d'expédition qui viendra prendre la relève.
(aux CONSEILLERS)
Ainsi nous éviterons les sacrifices prématurés.
(au SOLDAT)
Tu rendras compte à mes scribes de ce que tu viens de me dire avant de quitter le palais. Je veux que toutes ces informations soient consignées par écrit. Après quoi tu rejoindras l'expédition, et la relève arrivera d'ici une semaine.
SOLDAT
Qu'il en soit fait selon ta volonté, noble Sultan.
(le SOLDAT s'incline, puis quitte la salle)
BABAJI
(s'asseyant, aux CONSEILLERS)
Qu'y a-t-il ensuite ?
UN CONSEILLER
Un émissaire des provinces du Sud, où la rébellion menace, demande à parler au Sultan.
BABAJI
Entendu. Qu'il entre.
(entre LINA)
LINA
(se prosterne)
Allah te protège, noble chef des croyants.
BABAJI
Qu'Il te protège aussi, messagère. Comment t'appelles-tu ?
LINA
On me nomme Lina, Seigneur.
BABAJI
Et quelles nouvelles m'apportes-tu, Lina ?
LINA
De tristes nouvelles, mon roi, j'en ai bien peur. Les rebelles s'apprêtent à prendre les armes, et menacent de recourir au pillage si nous ne recevons pas d'aide avant cinq jours.
BABAJI
Si vous ne recevez pas d'aide ? Ont-ils oublié les trois cent sacs de grain supplémentaires que je leur fais porter deux fois par an ?
LINA
Ils ne les ont pas oubliés, Seigneur, mais la sécheresse a détruit nos récoltes pour la cinquième année consécutive, et même l'aide généreuse que tu nous as envoyée ne suffit plus à nourrir tout le monde.
BABAJI
Malheureusement, vos provinces ne sont pas les seules à être frappées par la sécheresse. Les récoltes ont été mauvaises dans beaucoup d'autres régions du royaume. La pénurie est générale. Aussi, même si je voulais augmenter l'aide alimentaire que reçoit ton peuple, cela me serait impossible aujourd'hui.
LINA
Que pouvons-nous faire, Seigneur ? Les enfants et les vieillards meurent de soif et de faim, et les rebelles nous menacent chaque jour davantage !
BABAJI
Combien sont-ils exactement ?
LINA
Nous ne le savons pas, Seigneur, car ils se cachent encore pour le moment. Ce sont de simples paysans, épuisés et ruinés par de longues années d'épreuves, mais personne ne sait vraiment qui ils sont. Peut-être les côtoyons-nous chaque jour au marché ou à la mosquée, car ils sont comme nous, mais ils ne révèlent pas leur identité. Ils attaquent la nuit, en bandes, pour voler du bétail ou des réserves de grain. Ils n'ont encore tué personne, mais ils nous font peur.
BABAJI
Allons, rassure-toi, vous êtes sous bonne garde, j'ai envoyé l'année dernière deux cent soldats surveiller l'élevage et la culture des terres dans vos provinces. Si les rebelles recourent à la violence, ils seront sévèrement châtiés, ils le savent.
LINA
Pardonne-moi, Seigneur, mais les soldats n'ont pas pu empêcher les vols de bétail ces dernières semaines. Les rebelles ne sont pas des assassins, mon roi, pas encore, ce sont simplement des hommes qui ont faim. Peut-être que si vous pouviez...
BABAJI
Je t'entends, Lina, mais malheureusement vous avez déjà reçu toute l'aide disponible. Tous mes moyens sont employés ailleurs, car ce sont des temps difficiles pour le royaume, et pour le moment je ne peux pas en faire davantage pour ton peuple. Dis-leur de m'envoyer un nouvel émissaire dans un mois, et si la situation a favorablement évolué dans d'autres régions, alors je vous enverrai une aide supplémentaire.
LINA
Merci à toi, mon roi, mais que ferons-nous si les rebelles...
BABAJI
Fais-leur savoir qu'ils sont sous haute surveillance, et que s'ils ont recours à la violence, ils devront affronter ma colère. S'ils font preuve de patience, leur récompense viendra avec la vôtre, dès que je serai en mesure de vous l'accorder.
LINA
(s'incline)
Merci, Seigneur. Allah te garde et te protège.
(LINA quitte la salle)
BABAJI
(à part soi)
Espérons qu'Il protège encore un peu ton peuple, et qu'il fasse enfin s'achever cette sécheresse interminable.
UN CONSEILLER
Noble Sultan, la situation est grave.
BABAJI
(se lève et déambule dans la salle)
Crois-tu que je l'ignore ? Nous n'avons plus de réserves de grain à leur envoyer, cette année la disette est partout, et nous devons aussi aider les six autres provinces.
CONSEILLER
Nous le savons, Seigneur, c'est plutôt la rébellion qui nous inquiète. Ne pensez-vous pas qu'il serait temps d'y mettre un terme, avant que ces traîtres ne fassent des victimes ?
BABAJI
Comment mettre un terme à ce qui n'a ni nom ni visage ?
UN AUTRE CONSEILLER
Ce sont des paysans, Seigneur. Il suffit de leur faire peur. Vous pourriez ordonner à vos soldats sur place de donner un exemple.
BABAJI
Un exemple... vous me suggérez, en somme, de faire tuer quelques paysans au hasard dans la foule, rebelles ou non, pour insuffler la terreur dans le cœur des autres ?
CONSEILLER
C'est le seul moyen d'étouffer la rébellion avant que les choses ne s'aggravent.
BABAJI
S'il faut verser le sang dans cette affaire, je ne serai pas le premier.
CONSEILLER
C'est l'unique solution, Seigneur. Votre Père l'aurait fait.
BABAJI
Silence ! Mon Père n'aurait jamais recouru à ce genre de méthodes ! Vous qui l'avez conseillé pendant la moitié de son règne, on dirait à présent que vous ne l'avez jamais connu !
UN AUTRE CONSEILLER
Pardonnez-nous, Seigneur, mais il y a près de dix ans, lors de la première insurrection...
BABAJI
Trêve de bavardages ! Vous ne me ferez pas assassiner une bande de paysans désarmés qui crèvent de faim. Passons à autre chose.
UN AUTRE CONSEILLER
Noble roi, ces paysans n'ont envers vous ni respect, ni confiance. Ils ne vous connaissent pas encore, et vous mettent à l'épreuve.
UN AUTRE CONSEILLER
Votre nom est nouveau pour eux, et les inquiète. Beaucoup pensent que vous allez trahir l'Islam, essayer d'imposer une nouvelle religion.
BABAJI
Une nouvelle religion ! Voilà qui serait prodigieux ! Je n'en sais guère plus sur mon propre nom et sur les croyances de mon Père que le dernier de mes sujets. Lui-même n'en savait d'ailleurs pas davantage. Devrais-je me comporter en tyran parce que mon nom inquiète les fidèles ? Est-ce mon nom qui doit me dicter ma conduite ?
UN CONSEILLER
Nous n'avons pas dit cela, Seigneur, mais il inquiète une partie de la population, et il faut en tenir compte.
UN AUTRE CONSEILLER
Voilà bientôt un an que vous êtes Sultan, et ces paysans vous défient encore. Si vous n'affirmez pas immédiatement votre autorité, ils n'hésiteront pas à aller plus loin.
BABAJI
Non, il doit y avoir un autre moyen. Je demanderai son avis à Chafi sur ce point.
UN CONSEILLER
Noble Sultan, le vizir est âgé...
BABAJI
Bien plus que vous tous, il est vrai. Et c'est pourquoi il me sera de bon conseil.
UN CONSEILLER
C'est un savant, Seigneur. Un physicien, un astronome, peut-être, mais pas un politicien.
BABAJI
C'est l'un des plus vastes esprits que cette terre ait jamais porté. Il saura me conseiller. Qui attendons-nous ensuite ?
UN CONSEILLER
L'ambassadeur de l'empereur Tamerlan, dont la visite nous a été annoncée il y a sept jours, vient d'arriver au palais.
BABAJI
(après un silence)
Bien. Faites-le entrer.
(entre un homme vêtu de somptueuses étoffes, sous lesquelles on reconnaît NASR EDDIN HODJA)
NASR EDDIN HODJA
(s'incline)
Salut à toi, ô puissant Pilier de la terre !
BABAJI
Salut à toi, ambassadeur. Ton visage m'est familier.
NASR EDDIN HODJA
Mon visage, Firmament étoilé de la Foi ? C'est trop d'honneur pour ton humble serviteur. Mais peut-être te trompes-tu, Seigneur, car il y a bien des hommes de par le monde qui me ressemblent. J'en ai d'ailleurs croisé un, une fois, qui, assis dans une maison de thé, portait le même djubbé et le même turban que moi, et qui me ressemblait comme un frère. C'était trop fort, il fallait que j'entre pour en savoir plus ! Aussi je m'attable avec ce monsieur et j'engage la conversation. Nous discutons un peu du caractère des femmes, de la volonté d'Allah et du prix des dattes, quand tout à coup, soupçonnant quelque chose, voilà qu'il me demande : « Qui es-tu donc, à la fin , l'ami ? ». « Qui je suis ? lui dis-je alors, ça je n'en sais rien. Tout ce que je peux te dire, c'est que je souhaitais avoir un petit entretien avec moi-même. »
BABAJI
Il me semble que nous avons déjà eu un entretien, ou alors j'ai dû rencontrer ce jumeau dont tu me parles. La ressemblance, il est vrai, serait extraordinaire. Es-tu jamais venu en ce royaume auparavant ?
NASR EDDIN HODJA
Une fois, j'y suis venu, il y a longtemps. Je venais récupérer des sous que j'avais prêtés à mon cousin Djoha, qui habite par ici. Mais c'était au temps où je vagabondais de par le monde sur mon âne, et où j'étais pauvre. Maintenant que j'y pense, on dirait que c'était hier, et j'ai presque envie de recommencer.
BABAJI
Tu étais pauvre, et pourtant un jour tu as donné à un enfant le seul dinar que tu possédais.
NASR EDDIN HODJA
Moi, j'aurais fait cela, grande Incarnation du Verbe ? Pour qu'un garnement puisse s'acheter des sucreries ? Allons, un dinar est un don trop précieux, ou alors c'était à l'époque où j'étais un vieux fou.
BABAJI
(se lève, s'approche et lui présente le dinar)
Si c'est un don trop précieux, Hodja, accepterais-tu que je te le rende ?
NASR EDDIN HODJA
Allah m'éclaircisse les yeux ! Est-ce bien toi ce garnement qui m'a pris mon dinar ?
BABAJI
En personne.
NASR EDDIN HODJA
Montre-le-moi.
(BABAJI lui tend le dinar, qu'il examine sous toutes les coutures)
Par le turban du prophète, tu dis vrai ! Mais tu es devenu si grand !
(BABAJI lui tend les bras, et les deux hommes s'embrassent)
Alors, dis-moi, petit prince de jadis, ai-je beaucoup vieilli ?
BABAJI
Dans tes nouveaux vêtements, tu as l'air aussi fringant que le jour où tu es venu voir mon père.
NASR EDDIN HODJA
Tu le flattes, garnement. Mais au fait, qu'étais-je venu lui demander ?
BABAJI
Tu avais volé ce dinar à un marchand de tapis.
NASR EDDIN HODJA
Ah oui, je m'en souviens maintenant, c'était bien au temps où j'étais vieux et fou. Crois-moi, petit prince, ne deviens jamais marchand de tapis, ce n'est pas un beau métier. On se fait marcher dessus à tous les coups. C'est pourquoi je me suis reconverti.
BABAJI
Il semble, à te voir, que la chance t'ait souri.
NASR EDDIN HODJA
Oh, tu parles de ces vêtements ! Le manchot gâte ses ambassadeurs, il est vrai, après tout, nous sommes ses visages aux yeux des souverains étrangers, mieux vaut qu'il soigne notre apparence !
BABAJI
Le « manchot »... est-ce ainsi que l'on appelle ton maître ?
NASR EDDIN HODJA
Le manchot, le boiteux, le borgne, l'estropié, l'arriéré, l'ours des steppes, l'ordure, il porte beaucoup de noms, tu sais. On ne les compte plus. Certains sont lourds à porter, mais l'ours a les reins solides.
BABAJI
Et... est-il aussi cruel qu'on le prétend ?
NASR EDDIN HODJA
Lui, cruel ? Non, je ne dirais pas cela, disons plutôt qu'il est... un peu rapide dans son jugement.
BABAJI
On dit qu'il fait décapiter ses serviteurs, lorsqu'ils se courbent trop bas pour le saluer.
NASR EDDIN HODJA
C'est qu'ils ont la tête trop lourde, et qu'elle risque de les faire tomber. C'est sa manière de rétablir leur équilibre.
BABAJI
Et qu'il coupe aussi les têtes de ceux qui ne saluent pas assez bas.
NASR EDDIN HODJA
C'est aussi une question de poids. Ceux-là n'ont pas la tête assez lourde, alors il la coupe pour la rembourrer un peu. Mais son système n'est pas encore au point, je pense, parce qu'ensuite, lorsqu'on leur remet la tête en place, ils n'arrivent plus à se relever.
BABAJI
Et toi ? Comment es-tu devenu son serviteur ? N'as-tu pas craint qu'il te coupe la tête ?
NASR EDDIN HODJA
C'est qu'il l'a fait, mon prince ! Et crois-moi, je n'ai pas eu le temps d'avoir peur.
BABAJI
Raconte-moi donc comment cela s'est passé.
NASR EDDIN HODJA
Certainement, Seigneur. Quand j'ai appris que le boiteux et ses troupes arrivaient à travers la forêt pour incendier mon village, j'ai convoqué sur la place du marché toute la population, et j'ai déclaré que s'il voulait s'en prendre à mes amis, il aurait d'abord affaire à moi. Puis je suis allé au bord de la forêt planter ma tente, en répandant partout le bruit que j'étais un puissant magicien. S'il y a une chose qu'il faut savoir en ce qui concerne le boiteux, c'est qu'il est curieux comme un gosse. Alors bien sûr, dès qu'il sort de la forêt avec ses hommes, la première chose qu'il doit faire, c'est de venir sous ma tente voir si les légendes sont vraies. « Alors c'est donc toi, me dit-il, le fameux mage dont on parle dans toute la région ! » « En personne, dis-je, et si tu veux bien avancer de quelques pas, je te le prouverai. » « Fais-moi donc un miracle ! », s'écrie-t-il alors tout en avançant comme un nigaud. Je lui réponds que tout dépend du genre de miracle qu'il va me demander. Par exemple, une chose que je sais faire assez bien, c'est ressusciter les morts. « Excellent ! rugit-il en tirant son sabre, nous allons vérifier cela tout de suite ! Je vais te décapiter et nous verrons alors comment tu feras pour te ressusciter toi-même ! » Et à ce moment-là, je lui dis : « Non, j'ai une meilleure idée : donne-moi plutôt ton sabre. C'est moi qui vais te décapiter et ensuite je te ressusciterai. De la sorte, tu ne pourras plus me traiter de menteur. »
BABAJI
Et alors, est-ce qu'il t'a tué ?
NASR EDDIN HODJA
Non, mais cela l'a bien fait rire, et il m'a engagé comme bouffon. C'est un idiot, mais il a de l'humour.
BABAJI
Et cela a suffi à sauver ton village ?
NASR EDDIN HODJA
Oui, si on veut. Comme il m'a trouvé drôle, le boiteux a décidé de se montrer clément, ce qui veut dire qu'il n'a fait égorger que la moitié de la population.
BABAJI
Tu m'as pourtant dit qu'il t'avait coupé la tête.
NASR EDDIN HODJA
Comment ? J'ai dit cela ? Ah oui, en effet, mais tu sais, c'est une autre histoire.
BABAJI
Tu as raison, Hodja, venons-en au fait. Tu n'as pas fait tout ce chemin pour me raconter tes souvenirs de voyage. Quel message es-tu venu m'apporter ?
NASR EDDIN HODJA
Hélas, mon prince, toutes les bonnes choses ont une fin. Pour tout te dire, je suis ici afin de me concilier tes faveurs.
BABAJI
Au moins, tu as l'honnêteté de le reconnaître. Et en quel honneur ?
NASR EDDIN HODJA
Mon maître est un conquérant, tu ne l'ignores pas. Il a déjà asservi plusieurs royaumes à l'est du tien, et maintenant il s'approche. Son ambition est de régner sur l'ensemble des musulmans, et de propager ensuite l'Islam à l'ouest, dans les provinces chrétiennes. Ton royaume, mon prince, est sur son chemin.
BABAJI
Dois-je comprendre que ton maître me menace ?
NASR EDDIN HODJA
Non, Seigneur, ce n'est pas ce qu'il veut, bien qu'il en ait le pouvoir. Ses armées surpassent en nombre toutes celles que le monde a connu depuis le temps du grand Iskender. Il a été sans pitié envers ceux qui ont cherché à l'arrêter, mais ceux qui se sont rangés à ses côtés ont été comblés de bienfaits.
BABAJI
Et c'est donc ce que tu me conseilles de faire.
UN CONSEILLER
Seigneur !
(BABAJI le fait taire d'un geste)
NASR EDDIN HODJA
Mon prince, je t'ai connu enfant, et quand je suis venu voir ton père il a été bon avec moi. C'est pourquoi je viens aujourd'hui te demander de réfléchir à la question. Mon maître est un monstre, je ne tiens pas à le cacher. Et crois-moi, car je parle en connaissance de cause : la meilleure chose à faire lorsqu'il frappera à ta porte sera de devenir son allié.
BABAJI
Ainsi que tu l'as fait toi-même.
NASR EDDIN HODJA
Quand le tyran entre sous ta tente, dis-lui que tu es le magicien.
BABAJI
Pour devenir ensuite son bouffon !
NASR EDDIN HODJA
Puis son riche et puissant ambassadeur. Le choix t'appartient, Seigneur, mais je t'en conjure, considère bien la situation.
BABAJI
Je suis Sultan, Hodja, et non ambassadeur. Je suis ici pour protéger mon peuple, et non pour l'asservir à la volonté d'un autre. Je ne saurais accepter le chantage de ton maître.
NASR EDDIN HODJA
C'est à ton peuple que je pense, mon prince. Ton peuple que tu peux encore sauver.
BABAJI
Comme tu espérais sauver le tien ? Je regrette, Hodja, mais ce que demande ton maître est impossible. Nous devrons trouver un autre arrangement.
NASR EDDIN HODJA
Alors ma tâche auprès de toi est terminée, car il ne veut d'aucun autre arrangement.
BABAJI
Dans ce cas tu peux partir, car je ne reviendrai pas sur ma décision. Je ne peux donner mon royaume et mon peuple à ton maître simplement parce qu'il me le demande.
NASR EDDIN HODJA
Mon prince, je t'en prie, réfléchis encore. Tu sais que ton refus signifie la guerre. La guerre entre musulmans.
BABAJI
Ce n'est pas ce que je souhaite, mais je ne peux livrer les gens de mon pays aux mains d'un boucher, musulman ou non. Si ton maître veut répandre l'Islam en massacrant les fidèles, dis-lui d'aller réviser un peu son Coran.
NASR EDDIN HODJA
Je transmettrai le message, Seigneur. Allah te protège !
BABAJI
Qu'Il te garde également, Hodja.
(NASR EDDIN HODJA s'incline et va vers la porte)
Encore une question avant que tu partes !
NASR EDDIN HODJA
Mon prince ?
BABAJI
Quand on est bouffon, comment devient-on ambassadeur ?
NASR EDDIN HODJA
Excellente question ! En vérité, je n'en sais rien, tout ce que je sais, c'est que mon maître voulait m'éloigner de sa cour quelque temps.
BABAJI
Et pourquoi cela ?
NASR EDDIN HODJA
Il en avait assez que j'aie toujours raison.
BABAJI
Bien. Bon voyage à toi, Hodja. Qu'on le raccompagne aux portes de la ville !
NASR EDDIN HODJA
Merci, Seigneur. Au revoir.
(NASR EDDIN HODJA sort)
BABAJI
Refermez les portes ! Et annulez les autres audiences, je ne veux plus recevoir de visites aujourd'hui.
UN CONSEILLER
Seigneur, vous avez bien fait de refuser. Mais nous devons maintenant nous préparer, car le Tartare nous attaquera dès qu'il le pourra.
BABAJI
Je le sais, crois-moi. Si j'avais accepté, il aurait massacré notre peuple de toute façon.
UN AUTRE CONSEILLER
Tamerlan est puissant, Seigneur. Ses armées comptent près de dix fois plus d'hommes que la nôtre. Nous allons devoir contracter des alliances, chercher des compromis avec les royaumes voisins.
BABAJI
S'ils ne s'allient pas à nous, il les écrasera les uns après les autres. Ils devront faire un choix. Convoquez immédiatement un conseil de guerre, et faites venir Chafi, nous aurons besoin de ses avis.
CONSEILLER
Bien, Seigneur.
(les CONSEILLERS sortent)
BABAJI
Père... si vous étiez là... si votre ange était là... mais je ne l'entends pas, je ne l'entends toujours pas... si vous étiez là...
(BABAJI sort à son tour de la salle du trône)
FIN DE LA SCÈNE 11
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