SCÈNE 10 : LA PLACE DU MARCHÉ


Noir complet. Au commencement les personnages sont invisibles, on entend leurs voix seules.

BARIZA

Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ?

BABAJI

Je n'en sais rien.

BARIZA

Je suis contente que tu sois resté.

BABAJI

J'aurais dû partir.

BARIZA

Pourquoi n'as-tu pas utilisé ton sortilège ?

BABAJI

Je ne sais pas. Parce que j'avais peur. Parce que je suis idiot.

BARIZA

Mais tu es le nouveau Sultan. Tu dois te montrer fort.

BABAJI

Je ne suis pas fort. Je ne suis pas comme mon Père.

BARIZA

Il serait fier de toi. Il n'aurait pas voulu que tu t'enfuies.

(silence)

Ce sont les gens qui te font peur ?

BABAJI

Je ne les connais pas. Je ne suis presque jamais sorti du palais. Tout ce que j'ai appris sur le monde, je l'ai appris ici, à l'intérieur. Mon Père ne voulait pas que je sorte seul. Je ne les ai jamais vus.

BARIZA

Peut-être que tu devrais aller les voir maintenant. Apprendre à les connaître. Peut-être qu'ensuite, tu aurais moins peur.

BABAJI

Ils ne m'aiment pas. Dès qu'ils me verront, ils auront peur de moi et s'enfuiront.

BARIZA

Alors il y a une autre solution.

BABAJI

Comment faire ?

BARIZA

Déguise-toi...

La lumière monte progressivement, dévoilant la place du marché au petit matin. Au centre circulent quelques habitants de la capitale venus faire leurs courses de bonne heure, entourés d'étals et d'échoppes qui présentent toutes sortes de marchandises. Les marchands crient pour attirer les clients, et entament avec eux les premières négociations de la journée.

À l'avant, sur la droite, un marchand de fruits, installé derrière son étal, discute avec une femme. Tandis qu'ils conversent, un aveugle encapuchonné, vêtu de haillons, fait son apparition et, s'orientant à l'aide d'un bâton, s'approche d'eux.

FEMME

... vous avez raison, c'est vrai. Moi, ce n'est pas que je juge uniquement sur les apparences, mais justement, on ne l'a pour ainsi dire jamais vu ! Comment savoir ?

MARCHAND

C'est même à se demander s'il existe. On dit que c'est encore un enfant, qu'il est rêveur et capricieux. J'ai un cousin qui travaille comme garde, au palais, du côté des geôles, et il dit qu'il l'a déjà vu. Une vraie peste, à ce qu'il paraît, qui passe ses journées à tyranniser les gardes et les serviteurs, et il en aurait même fait torturer plus d'un.

FEMME

Et puis franchement, ce n'est pas pour dire, mais vous avez entendu ce nom ! Vous avez déjà essayé de le prononcer ? D'où est-ce qu'il sort ? Une chose est sûre, il ne vient pas de chez nous.

MARCHAND

Sûrement pas. Jamais entendu avant.

FEMME

Tous nos enfants portent des noms tirés du Livre, c'est ainsi que le veut Allah. Où donc le vieil Ahlam avait-il la tête quand il a décidé cela ? Où est-il allé pêcher ce nom-là ? Comment les gens peuvent-ils avoir confiance ?

(l'AVEUGLE s'arrête à proximité comme pour écouter, pendant ce temps une autre silhouette, encapuchonnée comme lui, s'approche de l'étal)

MARCHAND

Il a emporté son secret avec lui. C'était un grand roi, il a commis quelques erreurs, c'est vrai, mais en tout on n'avait pas à se plaindre. Mon cousin disait qu'il voulait lancer une nouvelle religion, oublier l'Islam, tout ça, mais je n'ai jamais voulu croire à ses histoires.

FEMME

Non, bien sûr, non. Par contre, son fils, qui sait ?

MARCHAND

Allons, ce n'est pas parce qu'il porte un nom étranger qu'il va essayer de nous imposer un nouveau culte ! Et puis, il y a trop d'imams, trop de gens qui refuseraient, il ne pourrait pas changer les choses si facilement. Moi, je n'y crois pas.

FEMME

On raconte que sa mère est morte en le mettant au monde. Moi, je pense autre chose : le Sultan l'avait adopté.

MARCHAND

Attention, le Sultan, c'est lui, maintenant.

FEMME

Ahlam, je veux dire ! Ahlam a dû envoyer son sorcier de vizir dans je ne sais quel royaume de l'est, et il en a ramené cet enfant avec son nom étrange, sûrement celui d'un dieu barbare ou d'un faux prophète. Voilà pourquoi personne n'a confiance en lui, on ne sait même pas d'où il vient.

MARCHAND

On verra bien. Mon cousin dit toujours qu'il... – HÉ LÀ !

(la silhouette encapuchonnée vient de lui dérober deux oranges qu'elle dissimule dans son habit, mais en cherchant à s'échapper elle percute l'AVEUGLE et tous deux tombent, laissant au MARCHAND le temps de tirer son couteau et de se précipiter sur le voleur)

Ah, je te tiens, voleur, tu ne savais pas à qui tu avais affaire ! Allez me trouver les gardes, madame !

(la FEMME s'apprête à y aller, tandis que le MARCHAND enlève au voleur son capuchon : apparaît un visage jeune, maigre et cerné)

Un conseil, mon garçon, rends-moi vite ces deux oranges avant que je ne décide de faire justice moi-même !

(le VOLEUR le repousse brusquement, se relève et tire à son tour un couteau)

C'est donc cela que tu veux ? Entendu, j'espère pour toi que les gardes arriveront avant que je ne t'égorge !

AVEUGLE

Non, attendez ! C'est inutile. Madame, restez où vous êtes, il n'y a pas de mal. Quant à vous, monsieur, veuillez accepter que je vous paie pour les deux oranges dont ce garçon semble avoir tant besoin.

(il tend au MARCHAND une pièce de monnaie, qu'il prend avant de ranger son couteau)

MARCHAND

Tu comprends vite la situation, pour un aveugle.

AVEUGLE

J'ai des oreilles.

MARCHAND

Et tu es aussi très riche. D'habitude, sur la place du marché, les aveugles demandent la charité, ils ne la font pas.

AVEUGLE

J'ai vendu mes yeux à un djinn du désert pour avoir de l'argent.

MARCHAND

Et tu ne le regrettes pas ?

AVEUGLE

Non. J'étais déjà aveugle avant.

MARCHAND

Haha ! Tu as de l'humour, au moins ! Allah te garde, tu as aussi bon cœur. Quant à toi, vaurien, disparais avant que mon humeur tourne à nouveau !

VOLEUR

Allah te garde de l'apoplexie, marchand, tes humeurs t'emportent tout droit vers elle.

(comme il veut s'en aller, l'AVEUGLE lui tend le bras, et il accepte de le guider, visiblement à contrecœur ; tandis qu'ils s'éloignent, le décor change : l'étal du MARCHAND disparaît derrière eux et ils se retrouvent dans un autre endroit du marché)

Pourquoi as-tu voulu faire cela ? En tout cas, maintenant, je ne peux plus rien te refuser. Tu vas sûrement me demander un service.

AVEUGLE

Puis-je simplement te demander ton nom, pour commencer ?

VOLEUR

Pour que tu puisses me dénoncer ? Je ne sais même pas qui tu es, ni si tu es vraiment aveugle. Les autres aveugles ne bougent pas comme toi.

AVEUGLE

Parce que tous les aveugles sont différents. Comme les voleurs.

VOLEUR

Mmh... on fait de l'esprit. Très bien. Maintenant dis-moi : pourquoi m'as-tu aidé ?

AVEUGLE

J'avais de l'argent et tu n'en avais pas. Toi, tu as des yeux, et je n'en ai pas.

VOLEUR

Et tu vas me les acheter ?

AVEUGLE

Non. Je n'ai jamais vu le monde. Je viens ici pour trouver des gens qui voudront bien me dire de quoi il a l'air, et comment ils le voient.

VOLEUR

Tu veux savoir comment est le monde ?

AVEUGLE

Dis-moi seulement comment tu le vois.

VOLEUR

Je vais te dire, l'aveugle : le monde est laid, et tu n'as rien perdu en y naissant sans yeux. Tu vis au milieu d'un peuple cupide et servile, gouverné par des porcs, et Allah qui est tranquillement assis quelque part dans les nuages ne se soucie pas de nous, ou alors Il fait semblant d'être aveugle comme toi.

AVEUGLE

Mais moi je ne fais pas semblant.

VOLEUR

Je veux bien te croire, mais pour Allah, c'est différent.

AVEUGLE

Et toi, qui voles des oranges au comptoir des marchands, tu es meilleur que les autres ?

VOLEUR

Je n'ai pas dit cela. Tu voulais le monde tel que je le vois, c'est ce que je te donne. Alors dis-moi, l'aveugle, est-ce que cela vaut la pièce que tu as donnée au marchand pour moi ?

AVEUGLE

C'est un début. Mais dis-moi, je suis nouveau dans cette ville, pourquoi dis-tu qu'elle est si mal gouvernée ?

VOLEUR

Mon père est mort cette semaine par leur faute.

AVEUGLE

Le mien aussi.

VOLEUR

Ne te moque pas de moi, l'ami !

AVEUGLE

Je ne te mens pas, crois ce que tu veux.

VOLEUR

Mon père était, il y a longtemps, un des meilleurs terrassiers de la ville. Un jour, il a été engagé pour travailler sur un chantier au palais du Sultan. Ma mère et lui croyaient que nous allions devenir riches, mais il a été mal payé, et ensuite renvoyé dans la rue, où il a dû chercher de nouveaux chantiers. Dans mon enfance j'ai été très malade, et mon père avait peur que je meure faute d'argent et de nourriture suffisante. Alors il s'est mis à voler, et une nuit on l'a arrêté alors qu'il essayait de s'introduire au palais par un chemin qu'il connaissait. Il m'a dit ensuite qu'il voulait me ramener un jouet, un des mille jouets que possédait le prince, pour me distraire de ma maladie. Pendant dix jours ma mère et moi sommes restés sans nouvelles de lui. Lorsqu'il est rentré à la maison, après dix jours de prison, on lui avait tranché la main.

(l'AVEUGLE ralentit le pas)

Il ne pouvait plus travailler, et il a dû se mettre à mendier. Comme cela ne suffisait plus à nous nourrir, ma mère a commencé à sortir la nuit, pour vendre son corps aux passants de hasard. Mais la nuit, les passants sont mauvais, l'aveugle. Leurs baisers et leurs caresses laissent des cicatrices. Elle a réussi à nous faire vivre jusqu'à ce que je guérisse, et ensuite je me suis mis à voler moi aussi, parce que je n'ai jamais eu le temps d'apprendre un métier. Mon père ne nous ramenait pas beaucoup d'argent à la maison le soir, mais maintenant qu'il est mort, les choses vont être encore plus difficiles. Je vais devoir voler encore plus souvent, et peut-être tuer aussi, ou ma mère mourra de faim. Tout cela parce qu'un prince capricieux a décidé un jour que mon père méritait qu'on lui tranche la main.

AVEUGLE

Peut-être le prince ne l'a-t-il pas voulu ainsi.

VOLEUR

Tu défends cette ordure ?

AVEUGLE

Non, j'essaie d'imaginer...

VOLEUR

Tu n'as jamais vu le mal qu'il y a dans ce monde, l'aveugle, mais tu as déjà dû le sentir. Ce prince fait partie du mal de ce monde, de sa maladie. Le voilà roi, à présent. La belle affaire. Mais il ne perd rien pour attendre. Un jour, je le tuerai.

AVEUGLE

Peut-être regrette-t-il ce qui est arrivé. Peut-être aurait-il voulu qu'il en soit autrement.

VOLEUR

Tu es naïf, l'aveugle, ou alors tu le fais exprès. Crois-tu que nous serions si pauvres, toi et moi, si nous ne servions pas des princes immensément riches ? Ils ne se soucient pas de nous, et ils prennent même un malin plaisir, quelquefois, à nous montrer leur force en détruisant nos vies, simplement parce qu'ils en ont le pouvoir. Celui-là est de la pire espèce, ne t'en va pas demander l'aumône sous les fenêtres de son palais, tu reviendrais peut-être sans tes bras. Il est bien défendu, mais ne t'en fais pas, j'attendrai mon heure. Ensuite, je serai tué, ou je quitterai le pays, cela m'est égal. Si un jour tu entends dire qu'on l'a assassiné, tu te souviendras de moi, et de mes parents, car tu es la seule personne à qui j'aie fait part de mon projet. Maintenant, où veux-tu que je t'emmène ?

AVEUGLE

Tu peux me laisser ici, cela ira. Je voulais simplement avoir un peu de conversation. Je te remercie.

VOLEUR

Merci à toi, et pardonne-moi. J'étais en colère, et je t'avais mal jugé. Tu m'as sauvé et malgré cela je ne t'ai pas fait confiance. J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir été aussi grossier.

AVEUGLE

Non, pas le moins du monde.

VOLEUR

Je m'appelle Rayhan. Et toi, quel est ton nom ?

AVEUGLE

(enlève son capuchon, découvrant le visage de BABAJI)

Adil Jahid.

RAYHAN

Alors adieu, Adil Jahid. Tu es l'une des rares âmes charitables que j'aie rencontrées dans cette ville pourrie. Allah te garde, mon frère, et te récompense pour ce que tu as fait.

BABAJI

Adieu, Rayhan. Allah vous protège, toi et ta mère.

(RAHAN remet son capuchon et s'en va par la droite ; BABAJI reste pensif quelques instants, puis remet aussi son capuchon et sort par la gauche, reprenant sa démarche d'aveugle)

FIN DE LA SCÈNE 10

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top