SCENE 1 : AU PALAIS - LABORATOIRE
Dans une tour reculée du palais, le Sultan AHLAM converse avec son sage conseiller CHAFI dans son laboratoire. Il s'y trouve une montagne d'objets hétéroclites, rangés selon des principes mystérieux, connus de CHAFI seul :
* aux murs, différentes cartes du royaume et des contrées voisines.
* de nombreuses étagères sur lesquelles s'alignent des flacons au contenu énigmatique.
* à gauche, une table sur laquelle sont empilés grimoires et rouleaux.
* près de la table, un globe terrestre monté sur châssis.
* sur la table, une main posée sur le poignet, comme un gobelet sur son pied, recouverte au début d'un voile.
* près de la main, un sablier renversé.
* près de la main, une sphère recouverte d'un morceau d'étoffe.
* près des étagères, un peu en retrait, un alambic.
* plusieurs instruments de musique disposés près des meubles : qanun, mijwiz, luth.
* posé sur une étagère, en hauteur, un globe céleste représentant les constellations.
* éparpillés sur la table et sur les meubles, divers instruments de mesure et de calcul : compas, astrolabe, équerres.
* également éparpillées, différentes constructions mécaniques, automates et appareils encore incomplets.
Tandis que le savant s'affaire distraitement à mettre de l'ordre dans ses étagères, le sultan déambule rêveusement dans le laboratoire, l'air préoccupé.
CHAFI
Tu me sembles soucieux, ces temps derniers, seigneur. Est-il en mon pouvoir de te soulager ?
AHLAM
Qu'Allah le veuille, mon ami ! C'est de tes efforts que tout va dépendre, à présent. Rassure-toi, je ne mets pas en doute tes compétences, tu étais mon conseiller bien avant que je monte sur le trône. Et je sais le travail que tu as accompli pour guérir mes inquiétudes.
CHAFI
À ton service, seigneur. Mais voilà bien des lunes que je ne t'ai entendu prononcer le nom de l'Éternel...
AHLAM
Que dis-tu ? Ah ! Le mot m'a échappé. Les vieilles habitudes ont la vie dure, n'est-ce pas ? Et puis, ce nom, ne l'entend-on pas tous les jours, à chaque coin de rue, sur le seuil de chaque porte, de par le royaume ?
CHAFI
Il est vrai, mon seigneur. Mais je vois bien que tu es venu me parler de ces nuages qui t'embrument le front. Que puis-je faire pour t'aider à les dissiper ?
AHLAM
Hélas, mon bon ami, il ne nous reste plus qu'à attendre. Au prochain lever du soleil...
CHAFI
Tu t'inquiètes pour le prince.
AHLAM
Non, je crains seulement... je crains qu'il ne... je ne sais pas...
CHAFI
Je sais ce qu'a prédit le Globe, seigneur. Mais nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour...
AHLAM
(s'approche de la sphère posée sur la table et tente d'ôter l'étoffe)
Chafi, mon sage conseiller, ne pourrions-nous pas...
CHAFI
(lui barre le chemin)
Non, Ahlam, il ne saurait en être question. On n'interroge le Globe des Augures qu'une seule fois, c'est la règle. Si tu lui poses par deux fois la même question, il sait qu'il n'a plus ta confiance, et il cessera de te répondre, ou alors te dira des mensonges pour t'égarer.
AHLAM
Ne nous égare-t-il pas déjà suffisamment ? Depuis la nuit où nous l'avons interrogé, j'ai perdu le sommeil, Chafi ! Ou plus exactement, le sommeil véritable m'a quitté. Chaque nuit, à présent, je m'enfuis à travers de longs couloirs sans lampes, je lutte avec d'étranges tourments qui ne me laissent pas voir leur visage, et je supplie ce sinistre étranger, qui hante ma chambre et voudrait se faire appeler sommeil, de m'accorder quelques instants de vrai repos. Mais il ne m'écoute pas, et m'inflige chaque soir de nouvelles angoisses, de nouvelles visions qui me fascinent et m'effraient tout à la fois. Quand je m'éveille, vers l'aurore, je souffre de courbatures comme après une course d'une nuit à travers les montagnes. N'est-ce pas un comble, pour un roi, que d'avoir peur des ombres ?
CHAFI
Il est des ombres qui sont nos alliées, mon ami. Celles-là, gardons-nous de les dissiper.
AHLAM
Mais alors dis-moi, Chafi, dis-moi comment les reconnaître ?
CHAFI
Elles se ressemblent toutes, c'est la principale qualité des ombres. Certaines, cependant, sont bénéfiques. Il est difficile de savoir lesquelles. Bonnes ou mauvaises, l'important est de toujours leur témoigner du respect, ou du moins, de leur faire croire qu'on les respecte. À cette seule condition, elles accepteront parfois de révéler ce qu'elles cachent.
AHLAM
Et ce n'est pas toujours une bonne chose.
CHAFI
Ce que le Globe des Augures nous a prédit pour ton fils est malheureusement lugubre, mais ces funestes présages nous sont justement donnés afin que nous puissions agir contre eux, et nous préparer à la venue des catastrophes qu'ils annoncent. Nous ne pourrons pas les éviter, mais si nous nous armons efficacement contre elles, nous pourrons du moins atténuer leurs effets néfastes. N'est-ce pas pour cette raison que nous avons tant travaillé ces dernières lunes ?
AHLAM
(joue distraitement avec les objets sur la table)
C'est toi qui as travaillé, mon savant ami, sois-en remercié.
CHAFI
Tu crains que ton fils n'apprécie pas le cadeau que tu vas lui faire ?
AHLAM
Oui, c'est sans doute là ce qui me fait peur. La plupart de mes conseillers jugent ce projet inepte, mais à mes yeux ton avis prime sur ceux de tous. Je me suis toujours fié à ton jugement, Chafi, et je n'ai jamais eu à le regretter. Si tu m'avais dit que mon idée était absurde, je n'aurais pas songé à la poursuivre.
CHAFI
C'est une noble idée, seigneur, et la seule qui me semble convenir à la situation.
AHLAM
Te souviens-tu de ce qu'a dit le Globe des Augures, Chafi ?
CHAFI
Le Globe ne parle pas, seigneur, il montre.
AHLAM
Faut-il vraiment croire ce qu'il a montré ?
CHAFI
Oui, seigneur. Si ton fils règne, il mènera le royaume à sa perte.
AHLAM
Et dans son caractère, déjà, se manifestent les premiers signes de cette perte.
CHAFI
Allons, il est encore bien jeune.
AHLAM
Les princes ne sont jamais jeunes, ami. Ils n'en ont pas le droit.
CHAFI
Avec l'âge, il gagnera en sagesse.
AHLAM
Espérons-le, Chafi, espérons-le. Il est tout ce qu'il me reste, et je suis désormais bien trop vieux pour élever un autre prince. Mais il est arrogant, impatient et borné. En ma présence, il fait preuve de retenue, mais dès que je m'absente, il insulte les gardes, oblige les serviteurs à satisfaire de pénibles caprices. Pourtant, je sais qu'il a du cœur, et qu'en dépit de ses nombreux défauts, il est fondamentalement bon.
CHAFI
La bonté est une grande vertu chez un souverain.
AHLAM
Mais la bonté seule n'a jamais fait un souverain.
CHAFI
Elle l'aidera dans les moments difficiles.
AHLAM
Qui peut savoir ? Malgré les leçons que tu lui dispenses, son caractère ne s'améliore pas. Et je ne puis imaginer meilleur précepteur, aussi pensais-je qu'après quelques heures en ta compagnie...
CHAFI
Patience, seigneur, patience. Il lui reste encore du chemin à faire, il est vrai, mais il n'y a rien là qui ne soit dans l'ordre des choses. Tous les enfants, et même les princes, préfèrent le jeu à la rude discipline des leçons...
AHLAM
Et c'est pourquoi j'ai eu l'idée de la Chambre aux Jouets.
CHAFI
Crains-tu qu'il ne s'y plaise pas ?
AHLAM
En effet, mon bon ami, j'ai peur qu'il n'y trouve pas ce dont il a besoin. Il est si changeant, si impatient que même la Chambre aux Jouets risque de ne pas l'intéresser bien longtemps.
CHAFI
Crois-moi, seigneur, elle lui plaira. J'y ai mis tout mon savoir et toute mon habileté. Jamais, dans toute l'histoire des hommes sur terre, un enfant n'aura eu de jouets si fabuleux.
AHLAM
Je te crois, Chafi, je te crois. C'est lui qui me fait douter, non toi.
CHAFI
Cette chambre sera une véritable Caverne aux Merveilles, et ce qu'il y découvrira dans ses jeux contribuera à faire de lui un roi noble et bon. Ce ne sont pas des jouets ordinaires, tu le sais. Par leurs vertus extraordinaires, ils l'aideront à distinguer le vrai du mensonge, à discerner ce qui est juste, et à se connaître mieux lui-même. Ces jouets n'ont pas été conçus pour passer le temps, mais pour l'aider à comprendre de quel métal il est fait. C'était bien là ce que tu voulais ?
AHLAM
Certes, je l'ai voulu. Le métal, oui... mais feront-ils de lui un Sultan ? C'est là ce que j'espérais. C'est ce que j'espère encore...
(il ôte le voile qui recouvre la main artificielle)
CHAFI
Ils ne pourront que l'aider, seigneur.
AHLAM
(saisit la main posée sur la table)
A quelles nouvelles merveilles travailles-tu donc aujourd'hui ?
CHAFI
Ne touche pas à ce modèle, seigneur, je t'en prie. Il n'est pas terminé.
AHLAM
Cet ouvrage est saisissant de vérité ! Serais-tu encore en train de fabriquer un de ces fabuleux automates dont tu as le secret ?
CHAFI
En effet, et il fera partie des nombreux présents destinés à ton fils. Mais pose cette pièce, je t'en conjure, mon travail est loin d'être terminé.
AHLAM
Tes talents sont toujours aussi étonnants, mon ami ! Voilà bien pourquoi tous mes sujets te considèrent comme un magicien! Tu es capable de tels prodiges...
CHAFI
Tes compliments m'honorent, seigneur. Je ne suis qu'un humble étudiant des sciences, et j'emploie mes forces à aider ton royaume de mon mieux.
AHLAM
(pose la main sur la table)
Ton vieil ami sait quelle chance il a de t'avoir à ses côtés, Chafi, et il te sait gré d'y être encore après tout ce temps.
(un silence : CHAFI, continuant de ranger ses effets, ralentit, semble gêné)
Mais le vieux Sultan Ahlam ne serait pas si inquiet s'il ne voyait dans tes propres yeux d'autres raisons de douter...
CHAFI
Tu me connais depuis trop longtemps, seigneur.
AHLAM
Parle-moi, magicien. Dis-moi quelles sourdes questions pèsent sur ce front si sage...
CHAFI
J'ai beaucoup réfléchi à ton projet, grand roi. C'est une idée noble, et raisonnable. Ton fils aime jouer, c'est un fait, davantage qu'il n'aime apprendre à devenir roi. Et grâce à cette chambre que nous avons conçue, c'est en jouant qu'il apprendra à gouverner. La seule crainte que j'éprouve encore, ton fils seul pourra la dissiper...
AHLAM
Tu crains de le voir grandir dans un monde illusoire...
CHAFI
Et tu connais ma crainte, ami, car tu la partages. Les jeux ne sont illusion qu'en partie, et le prince apprendra, peu à peu, à faire la différence. La question qui me pèse en ce moment est : combien de temps lui faudra-t-il ?
AHLAM
Il nous faudra être patients, et le guider autant que faire se peut.
CHAFI
(saisit le sablier et le retourne)
La patience, mon roi, n'est pas la denrée qui nous manque...
AHLAM
Je sais, Chafi, je sais, hélas. Nous nous faisons vieux, tous les deux. Il ne nous reste que peu de temps pour lui apprendre...
CHAFI
Bientôt je ne serai plus là pour t'épauler, seigneur, et tu seras seul.
AHLAM
(rire faible)
Ah ah! Allons, frère magicien, ne plaisante pas ton roi! Les recettes de ta longévité ne sont un secret pour personne! Tout le palais murmure que tu recèles dans tes mystérieux flacons les secrets de nombreuses années de vie...
CHAFI
(rit en écho)
J'ai déjà vécu longtemps, plus longtemps que la plupart des hommes, il est vrai. Par magie, peut-être, ou par chance. Mais face à une certaine échéance, mes plus puissantes potions seront sans effet.
AHLAM
Trêve de bavardages, tu ne nous quitteras pas ce soir ! Tu ne désobéirais pas à ton roi. Tu as encore bien des lunes devant toi, et tu m'aideras à élever le jeune prince.
CHAFI
Plaise à Allah que tu dises vrai.
AHLAM
Ensemble, mon ami, ensemble, en unissant nos efforts, nous parviendrons peut-être à conjurer sa noire destinée...
CHAFI
Elle est déjà en marche, mon roi. Nous ne pourrons, au mieux, que l'atténuer...
AHLAM
Ce globe de malheur a dit vrai, hélas ! Quand nous avons perdu sa pauvre mère, à sa naissance, j'ai su que mon enfant était maudit... mon petit garçon... mon ange... mon Babaji...
CHAFI
Et tu l'as appelé ainsi pour lui attirer les faveurs de ton dieu.
AHLAM
Pas un dieu, magicien ! Il ne s'agit pas d'un dieu ! S'il est un dieu dans cet univers, il n'en est qu'un seul, et il a choisi de rejeter mon enfant, de maudire sa naissance et de le poursuivre de sa fureur ! Ce n'est pas à un dieu que mes prières s'adressent, car je sais que d'un dieu, je n'ai rien à attendre. Babaji est un ange, oui, un ange. Mais pas un ange de ce dieu, non. C'est tout autre chose, crois-moi.
CHAFI
Une sorte de bon génie...
AHLAM
Plus qu'un génie, bien plus encore, Chafi ! Sa puissance est grande, et il est le seul à qui je puisse me fier, le seul qui daigne peut-être m'écouter...
CHAFI
Ton Babaji n'est qu'un mot, seigneur. Un nom prononcé par une vieille folle perdue dans un désert, il y a longtemps, et dont le souvenir ne persiste que dans ton seul esprit...
AHLAM
Mais tu n'étais pas là, mon frère, tu n'étais pas là ! Pourquoi, misère, pourquoi n'étais-tu pas là ? Pourquoi ne l'as-tu pas vue, pourquoi n'as-tu pas entendu ce qu'elle m'a dit ?
CHAFI
Peut-être parce que tu étais le seul à la voir.
AHLAM
Un mirage ? Allons, Chafi, je connais le désert mieux que toi !
CHAFI
Tu étais bien jeune, à l'époque...
AHLAM
... au temps où j'étais encore prince. C'était la seconde fois que j'accompagnais notre armée dans le désert, car le Sultan mon père voulait que j'apprisse comment nos soldats manœuvraient sur ces étendues périlleuses. Cette expédition était pour moi une grande aventure, et j'étais impatient d'affronter les tempêtes de sable, le simoun, les mirages, les scorpions, les djinns, et tous les autres dangers du grand désert qui s'étend aux portes de notre royaume. Le premier soir, sachant que je ne parviendrais pas à m'endormir, je quittai le feu autour duquel les soldats s'étaient rassemblés, et je m'éloignai du campement, pour me rafraîchir les idées au vent glacial du désert peut-être, ou alors simplement pour jouer à me perdre dans la nuit environnante. Elle est venue de nulle part, seule, épuisée, nue sous les quelques rubans déchirés qui lui servaient de haillons, et elle a posé sa main sur mon épaule. Pour moi, elle aurait tout aussi bien pu sortir d'une dune. J'étais jeune et robuste à l'époque, pourtant je faillis céder sous sa main, qui me semblait peser sur mes os de tout le poids de la Terre. Elle s'est ensuite adressée à moi dans une langue que je ne connaissais pas, et je crois même, mon frère, qu'elle a dû en essayer plusieurs, car entre deux souffles elle me parlait très vite, plus vite qu'un rêve de vent. Elle me paraissait vieille, si vieille au commencement, qu'en voyant sa fatigue j'ai eu pitié d'elle. Je voulais la ramener au camp, lui donner à boire, à manger, mais pour une étrange raison que je ne comprenais pas, j'éprouvais une gêne à l'idée de la présenter aux soldats. J'ai alors ôté mon manteau, dont je l'ai revêtue, et je l'ai menée jusqu'à ma tente en passant derrière les tentures qui entouraient le campement. Nul ne nous a vus cette nuit-là. Une fois dans la tente, après avoir bu, à la lueur des lampes, elle s'est dévêtue et, assise sur mes genoux, m'a conté dans notre langue son étrange histoire.
CHAFI
Elle t'a abusé de par ses charmes, tu le sais. Elle aurait pu te conter n'importe quelle histoire...
AHLAM
...et je l'aurais crue, c'est vrai. Mais aussi absurde que ces choses puissent te paraître aujourd'hui, Chafi, j'ai toujours la conviction qu'elle ne m'a pas menti.
CHAFI
Pardonne mes doutes, seigneur, mais à mes oreilles, cette femme dont tu parles n'est que vents et mots. Tu ne peux me donner aucune preuve de son existence, excepté ton histoire, et une histoire n'est jamais assez. Tu l'as peut-être rêvée, tout simplement. Quant au nom de cet ange...
AHLAM
...elle a pu l'inventer, je le sais. C'est elle qui m'a tout appris à son sujet. Je n'écoutais que distraitement, occupé à laver délicatement son corps des innombrables grains de sable dont il était recouvert, un corps de rêve et de désir, Chafi, comme jamais je n'en avais connu. Car à la lueur des lampes, elle m'apparaissait plus jeune, beaucoup plus jeune, pas aussi jeune que moi, certes, mais assez pour me séduire aisément, moi qui n'avais jamais encore connu de femme. Occupé à bien des choses, donc, je n'écoutais que distraitement, et cependant jusqu'à ce soir, mon frère, chacun de ses mots est demeuré gravé dans ma mémoire comme l'âge du désert dans chacune de ses roches.
CHAFI
Et c'est pour préserver la mémoire de ces quelques mots que tu as renié la religion de nos pères, celle de ton peuple...
AHLAM
« De nos pères » ? Dis-moi, mon vieil ami, depuis quand accordes-tu un tel crédit aux rouleaux sacrés ? Que contiennent-ils, au bout du compte, eux-mêmes, si ce n'est des mots ?
CHAFI
Tu sais que la question n'est pas là, seigneur. Je connais trop de religions pour me consacrer exclusivement à une seule. Je crois tout homme libre de choisir la sienne, sauf le roi. Il est dangereux pour lui de s'éloigner de la religion de son peuple, car c'est la seule chose que son peuple ne lui pardonnera pas. Je respecte tes croyances, seigneur, mais je juge préférable de ne pas les ébruiter. Donner à ton fils ce nom étrange, qu'aucun de tes sujets de par le royaume ne peut reconnaître, était déjà un choix dangereux en soi. Élever le prince dans cette religion connue de toi seul me semble bien plus risqué...
AHLAM
Risqué, dis-tu ? Préfères-tu que je revienne vers cette « religion de nos pères », vers le dieu qui a maudit mon enfant, et décrété sa perte ? Lorsqu'un dieu nous abandonne, n'est-il pas juste d'en chercher un autre ? Si ce n'est un autre dieu, du moins, un autre protecteur, un autre secours ? Mon fils n'était pas encore né lorsque le Globe des Augures a prédit sa triste destinée. Où est la justice dans tout cela, Chafi ? Dis-moi, lorsqu'on ne trouve plus confiance et protection chez un dieu, est-il si insensé d'aller chercher ailleurs ? Quelle est la différence, puisqu'à tes yeux, il ne s'agit que de mots?
CHAFI
Les mots en eux-mêmes importent peu à mes yeux, seigneur. Ce qui compte, à mon sens, c'est l'usage que tu en fais. Tu es le Sultan, Ahlam, tu es leur roi et leur guide spirituel. Ils croiront tes mots jusqu'à un certain point. Lorsque tes mots commenceront à leur paraître suspects, certains douteront, se rebelleront, t'abandonneront, toi ou ton fils. Je comprends ta colère contre Allah, car tu juges qu'il t'a abandonné. Quoiqu'il en soit, tu es toujours le Sultan. Mais si c'est ton peuple qui t'abandonne, alors tu ne seras plus rien. A leurs yeux, c'est Allah qui importe, pas ton ange dont personne n'a entendu parler. Tu es le seul à connaître ce soi-disant ange, mon roi, et si tu peux pardonner ces paroles, car c'est pour t'aider que je les formule, tu es bien roi, mais tu n'es pas prophète.
AHLAM
Tu as raison, Chafi. Comme toujours. Je ne compte pas faire partager mes croyances à notre peuple, cela n'a jamais été mon intention. Babaji est un ange capricieux et obscur, et je dois bien avouer qu'aujourd'hui encore, je ne sais pas grand-chose à son sujet. Je ne l'ai vu qu'une seule fois...
CHAFI
La même nuit que cette « femme »...
AHLAM
... nous nous étions endormis, je crois. Etait-ce un rêve, un mirage ? Si je ne te connaissais, Chafi, je jurerais qu'elle était sorcière...
CHAFI
La magie n'existe pas, seigneur. C'est le nom que donnent aux secrets les simples d'esprit.
AHLAM
(saisit à nouveau la main posée sur la table, l'air rêveur)
Et pourtant, Chafi ! Quand on voit les prodigieux objets que tu es capable d'assembler ! Difficile de ne pas croire...
CHAFI
(inquiet)
Seigneur, je t'ai déjà...
AHLAM
C'est tout bonnement stupéfiant ! Serais-tu en train de fabriquer un être humain complet ? Où sont les autres pièces ? Je veux voir...
(brusquement, la main s'anime et s'agite avec force, faisant chanceler AHLAM)
CHAFI
(se précipite vers lui)
Lâche-la, seigneur, lâche-la tout de suite !
(la main empoigne le bras d'AHLAM, qu'elle étreint douloureusement)
AHLAM
Aahh! Enlève-la, Chafi, enlève-la !
(tandis qu'AHLAM lutte avec la main, CHAFI s'empare d'un flacon et d'un chiffon, qu'il imbibe de son contenu, puis il saisit la main mécanique et l'enveloppe du chiffon; après quelques instants de lutte, il parvient à arracher la main qu'il repose sur la table, où elle s'agite encore quelques secondes avant de s'immobiliser à nouveau)
CHAFI
La prochaine fois, prends garde à mes paroles ! Mon travail n'est pas encore achevé. Elle aurait pu te briser le bras !
AHLAM
En effet, j'ai bien cru qu'elle allait le faire ! Je ne voulais pas... pardonne-moi, mon ami, j'ai été imprudent.
CHAFI
(remet le voile sur la main)
C'est un projet ardu, le plus difficile que j'aie jamais entrepris. Il est encore trop tôt pour que je puisse t'en parler, je ne sais pas si je pourrai le mener à terme. Je t'en dirai plus en temps utile.
AHLAM
Entendu.
CHAFI
A présent, mon roi, il ne te reste plus qu'à regagner tes appartements. Demain matin, nous révèlerons sa nouvelle chambre au prince, espérons qu'il l'aimera. Essaie de te reposer un peu. Quant à moi, il me reste encore du travail ici, j'irai dormir un peu plus tard.
AHLAM
(rire faible)
Ah ah ! Tu ne dors jamais, Chafi, c'est un fait. Depuis que nous nous connaissons, jamais je ne t'ai vu dormir.
CHAFI
Tu crois trop facilement ce que tu vois, seigneur. Garde-toi de négliger ce que tu ne vois pas.
AHLAM
(songeur)
Bonne nuit, Chafi. Puissent les astres nocturnes te seconder dans ton travail.
CHAFI
Puissent-ils t'aider à trouver le sommeil, mon roi.
AHLAM
À demain, Chafi.
CHAFI
À demain, seigneur.
(AHLAM quitte le laboratoire ; CHAFI s'assied à sa table de travail, soucieux)
FIN DE LA SCENE 1
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