18
— Tu sais, moi si je devais faire un mur de photos, je crois que je n'aurai presque rien à coller, lance-t-il en regardant de nouveau le mur de gauche.
Les deux amants se font un câlin. Coline est allongée sur lui, la tête sur son buste. Il joue avec ses cheveux tandis qu'elle le scrute en silence. Entre eux, il n'y a que des gestes tendres, des sourires et regards doux. Ils se sentent amoureux, dans leur bulle adorée. Elle lui a tant manqué.
— T'exagères. T'as pleins de copains.
Isidore soupire.
Pleins de copains mais de moins en moins d'expériences communes...
Il est déjà minuit passé. Ils ont passé une belle journée, ancrée dans la quotidienneté et la fraîcheur de leurs interactions. Le blond n'a qu'une envie, ralentir encore plus le temps.
— Isi' ?
— Mmh.
Il sent qu'elle va lancer un sujet qui fâche, rien qu'au ton de sa voix, exactement comme la dernière fois, dans la pénombre d'une chambre, les corps en contact l'un avec l'autre.
— Qu'est-ce qui n'allait pas ce dernier mois ? Tu peux tout me dire tu sais.
En temps normal, Isidore aurait répondu : « rien du tout, c'est passé » mais il n'a même plus la force de prendre sur lui. Il aimerait abandonner sa fierté, la peur de perdre l'autre, le temps de ce weekend avec Coline. Il sent bien que ça n'aide pas quand il se tait.
— J'arrive pas trop à formuler.
— Si tu veux, on peut retracer et essayer de comprendre ensemble.
— OK.
Elle lui prend la main en signe d'encouragement. Leurs paumes sont chaudes et le contact le réconforte instantanément. Les histoires d'amour dans la vraie vie sont bien plus flippantes que dans la fiction, il n'y a jamais de « Ils vécurent heureux jusqu'à la fin de temps » : il faut tout construire, pas à pas.
— Je pense que ça a commencé avec mon anniversaire. Avoir vingt-trois ans et aller au lycée pour être surveillant, ça m'a fait tellement chelou. J'ai eu l'impression d'être super vieux d'un coup.
— J'imagine le décalage...
— Puis, y a eu ton stage. C'était comme une douche froide. Je m'étais pas trop posé de questions sur l'an prochain, parce que je savais que je ferai en fonction de toi, et là, tu pars au Canada.
Coline baisse les yeux, bredouille.
— Je le savais ! Tu disais que tout allait bien sur ce point mais tu voulais juste pas m'avouer que ça te dérangeait...
— Je veux pas être un obstacle dans tes études et ton parcours. C'est trop précieux toutes les chances que t'as.
Ils se serrent encore plus fort l'un contre l'autre. Après quelques baisers, Coline caresse la joue froide d'Isidore.
— Puis, y a Anatole ! Anatole et Angèle qui partent sur Paris. Y a aussi mes parents qui insistent pour que je trouve un CDI au plus vite après le master. Mais je suis pas prêt.
— Oh Isidore...
— J'ai l'impression d'être tout le temps à l'ouest. Les autres sont tellement sereins face à l'avenir, moi j'ai la boule au ventre tellement j'ai pas d'inspi'. Je sais pas quoi foutre de ma vie.
Coline lui dépose un baiser sur le front.
— C'est pas grave, tu as encore le temps pour réfléchir.
— Non, non, j'aurai plus de sous. Je dois trouver un truc à faire, et après peut-être que je pourrai me trouver un peu d'ambition ou de passions, pour l'instant, tout est pourri.
Isidore se recroqueville. Co' lui passe les doigts entre les cheveux. Dans le silence, on n'entend que leurs respirations.
— Tu sais, moi non plus, je suis pas sereine face à l'avenir. Tout ce que je fais, c'est me divertir, trouver des occupations, un sens à ma vie alors qu'honnêtement, j'en sais rien Isi'.
— Mais au moins t'as des pistes.
— Oui, parce que je me reconnais dans certains parcours tous tracés. Toi tu fais face à l'incertitude en la traversant réellement, moi je la fuis et repousse l'échéance. Je vais faire un autre master rien que pour cette raison, parce que j'ai pas d'idée nette de comment je veux vivre. Moi non plus je sais pas où je veux vivre plus tard : Bordeaux c'est chouette mais je rêve de grand, d'international, de français, de petit... Toutes les villes me disent : alleeeeeeeez, Coline !
La référence aux encouragements qu'Isidore a l'habitude de le faire lui réchauffe le cœur. Isidore se sent moins seul face à sa torpeur.
— Est-ce que tu pars au Canada parce que tu as envie d'être vraiment loin de moi ?
— Non ! Pas du tout, j'aimerais trop être avec toi.
— Je peux te suivre, aller au Canada ! J'ai rien d'autre à faire.
Coline sourit tristement.
— Ça serait te mentir si je te disais que j'aimerais que tu me suives... Mais je crois Isi' que j'ai envie aussi d'encore plus d'indépendance, de challenge, de me sentir seule dans une ville sans repères. Peut-être que j'idéalise trop, j'en sais rien. On n'a qu'une vie...
— Et moi ?
— Isi', je t'aime, on se connait depuis tellement longtemps. Mais...
— Mais quoi ?
Isidore a si peur de là où elle veut en venir.
— Mais, j'ai peur d'emménager avec toi, du mariage, de toute cette carrière du couple toute tracée. Autour de moi, quand je dis que je sors avec quelqu'un depuis cinq ans et demi, on me plaint et je fais peur, parce que je serai trop clichée. Mais je crois vraiment en notre relation. Juste j'ai pas envie au fond de tout faire tourner autour de notre couple à l'heure d'aujourd'hui. Je nous adore, mais c'est trop de pression en ce moment. Je me sens encore si jeune ! Deux ans et demi seulement dans la vingtaine, tu te rends compte ? Je ne suis juste pas prête, j'ai encore envie d'explorer qui je suis, sinon je me sentirai coincée avec toi.
— Mmh.
— Et je veux que toi aussi, tu te rendes compte de tout ce que tu es et peux être. Je veux pas que tu changes, je veux juste que tu réalises tout ce que tu peux faire quand t'es seul, moins renfermé sur nous. C'est l'autarcie sinon. J'veux pas être le seul projet de ton existence. Tu sais que j'ai raison, tu sais que tu as tellement de choses encore à découvrir !
— Mais c'est niais, c'est... j'y crois pas moi à tout ça Coline.
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai aucune passion, rien, j'ai même pas envie de découvrir tant de choses. J'ai envie d'une vie ordinaire, perdue dans la masse, j'ai envie de vivre les choses simplement : d'aimer, détester, rigoler, bosser, de manière détendue. Je sais déjà que le plus important dans ma vie, c'est les relations de mon quotidien. Le reste, c'est que du vide. Je m'en fous au fond de moi. Ce qui compte, ce sont ces liens que j'ai construits sans influence de qui que ce soit.
Ni tort ni raison. Les deux savent qu'ils sont différents.
— C'est faux que t'as pas de passion.
— Comment ça ?
— Aimer les gens, aider les gens, offrir du réconfort pour moi, c'est une motivation très puissante. Et j'observe ça chez toi Isi'.
— Peut-être.
Puis, vient le moment qu'Isidore redoutait au fond de lui... mais la curiosité le ronge trop.
— Tu penses que tu voudras qu'on reste tel qu'on est, en couple super classique exclusif à distance ?
Co' lui sourit.
— Oui, je pars pour apprendre à être seule, pas célibataire.
— Ok, ça me rassure.
— Et toi ? Tu voudras qu'on reste comme ça, avec la distance ?
— Oui, bien sûr.
Ils s'embrassent délicatement. Tous deux reconduisent le pari. Ce pari qu'est l'histoire d'amour moderne : un pari à reconduire un peu chaque jour, en visant toujours les bénéfices plutôt que les pertes, sans en connaître la durée. Le pari, où vertigineusement, on crée un lien assez fort pour nous rendre vulnérable, chétif, tendre avec autrui. Ce pari amoureux qu'Isidore et Coline reconduisent précieusement, en apprenant à se connaître un peu plus chaque jour, à deux et seul avec soi. C'est leur vision de l'amour, à Co' et Isi'.
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